La Transylvanie et ses habitants/Chapitre 28


La Transylvanie et ses habitants
Imprimeurs-unis (Tome IIp. 243-270).
chapitre XXVIII.
La Mezöség. — Maros Vásárhely. — Bibliothèque. — Collège. — Table royale. — Administration de la Justice. — Insurrection de 1703. — La Rákótzi. — Airs nationaux.

Le lecteur a pu remarquer quelle variété d’aspects et de productions présente le sol de la Transylvanie. Les montagnes agrestes des frontières et les plaines élevées de l’intérieur, les forêts séculaires et les riantes vallées, ont leur richesse comme leur caractère. Cependant nous n’avons pas tout vu. Au centre du pays, la terre offre une physionomie nouvelle, originale, et que je n’ai jamais trouvée ailleurs. C’est ce que nous allons essayer de décrire.

On aura quelque idée de ce sol si on se figure une mer orageuse, s’agitant en vagues gigantesques. Lorsque de quelque hauteur on jette les yeux autour de soi, on ne voit que de longues pentes pareilles aux grandes lames de l’Océan. Le sol est irrégulièrement ondoyé. Les vagues se pressent, se coupent, ou semblent fuir. Les cimes s’élèvent perpendiculairement ou s’abaissent suivant une pente très douce. Une colline succède à une autre, et toujours ainsi. Au fond, là où elles se séparent, est un étang bordé de joncs énormes. II n’y a pas d’arbres ; mais au printemps, une éblouissante verdure, de belles fleurs des champs qui embaument l’air. Tout est calme et désert. Vous entendez seulement des cris étranges, inconnus, poussés par les oiseaux aquatiques que nourrissent les lacs. Vous trouvez là, avec la grave et bonne cigogne de Hongrie, des grues, des buses, des mouettes, qui s’envolent avec fracas à votre approche. De nombreuses sarcelles quittent le bord des étangs, et raient de lignes argentées la surface de l’eau où se reflète le vert des collines. À part ce concert d’animaux, tout est silencieux. Sans l’indispensable moulin qui s’élève près de chaque lac, et les bandes noires de terre labourée qui ondoient sur les collines vertes, on se demanderait si ce pays est habité. De loin en loin est un village. Les chaumières, aux murs de terre, aux toits et aux baies de joncs, s’échelonnent pêle-mêle sur la colline dominée par la maison seigneuriale. Au dessus s’étend un grand nuage bleuâtre causé par les feux allumés devant les cabanes. Faute d’arbres, on se chauffe, comme au désert, avec la fiente des animaux, que l’on mêle d’épis de maïs.

Un voyage à travers ces éternelles collines intéresse, nais attriste singulièrement C’est avec joie qu’au bout de plusieurs heures on rencontre un grand troupeau de moutons, dont le berger, étendu dans son manteau blanc, lève la tête, étonné du bruit, et vous regarde passer. Parfois encore on voit s’agiter l’eau du lac, et un paysan aux longs cheveux, debout dans le tronc creusé qui lui sert de barque, glisse lentement entre les roseaux. Plusieurs de ces lacs, comme celui de Gyeke, sont larges et limpides. Le plus fameux est le lac Hódos, « des Sarcelles », qui a la forme d’un sabre turc.

Cette étrange contrée est d’une fertilité admirable. Un cavalier disparaît dans le maïs. Le paysan, outre ses champs, possède toujours de beau bétail. Cependant il se plaint de n’être pas favorisé. Pendant dix mois de l’année les chemins, formés sur des pentes, sont presque impraticables. C’est à grand’peine qu’il porte ses denrées à Maros Vásárhely, le seul lieu voisin où se se tienne un marché considérable, le seul lieu aussi où les montagnards sicules viennent vendre leur blé. Par suite de l’isolement où ils sont condamnés à vivre, les habitants ont conservé plus fidèlement qu’ailleurs les traditions, les mœurs, les costumes, tout ce qui enfin caractérise une nation. C’est ici qu’il faut voir danser les Caluser. C’est ici encore qu’on retrouve ces belles physionomies romaines qui donnent tant de caractère à la race valaque. Quand les autres paysannes se serviront des étoffes sorties des fabriques de Cronstadt, les Valaques de cette contrée porteront encore la toile brodée de leurs mains.

On a donné à tout ce pays un nom très expressif. On l’appelle Mezöség, En hongrois, la terminaison ság ou ség est particulière au substantif. Szep, beau ; Szépség, beauté. Mezö signifie champ. Mezöség veut donc dire champ par excellence, une suite de champs, de lieux dépouillés d’arbres. N’est-ce pas notre mot Champagne ?

Depuis quelques années les propriétaires de la Mezöség s’occupent de dessécher leurs étangs sous prétexte de se créer des prairies. L’invention est ingénieuse si l’on veut. Mais je protesterai du fond de Paris contre cette mode inintelligente et barbare. Pour quelques bottes de foin que vous n’êtes pas certains de vendre, Messeigneurs, vous enlevez à tout un pays fort original ce qui fait son caractère, ce qui fait sa vie : vous l’allez rendre mortellement ennuyeux. J’ai souvent pensé, — j’en demande pardon aux propriétaires patentés et éligibles, — j’ai souvent pensé que les forêts, les vallées, les lacs, ces belles choses qui se vendent au profit d’un seul, n’appartenaient pas uniquement au riche qui les achetait ; il me semble qu’elles appartiennent aussi, en quelque manière, à l’artiste, au poëte qui les contemple et s’en inspire. Donc, quand celui-ci a déclaré que telle chose est belle et inviolable, que le possesseur la respecte. Qu’il sème, qu’il récolte, qu’il pèche, c’est son droit. Mais, pour Dieu, qu’il ne ravage rien. On achète la faculté de jouir, non celle de détruire.

D’ailleurs dame nature, comme disaient nos pères, est personne sage et avisée, qui ne donne rien au hasard, mais prévoit et calcule pour nous. Vous desséchez vos étangs ; mais d’où s’élèvera la rosée si nécessaire à ce terrain privé d’ombre ? Où le paysan trouvera-t-il les joncs précieux qui l’abritent ? Nous irions trop loin si nous voulions vous adresser toutes les questions auxquelles la bonne nature a répondu d’avance. Mais ainsi va le monde. L’un commence, le voisin l’imite…, et le ruisseau est sauté. Pourtant je dois féliciter ici une personne qui a résisté à l’épidémie, une femme. C’est à elle que ce pauvre lac Hódos, qui avait plusieurs lieues de long, est redevable de n’être pas entièrement devenu un magasin à foin. Elle a des droits sur le lac, et là jusqu’où s’étend son pouvoir, l’eau est demeurée tranquillement en possession de son bassin. Avec l’eau est restée la douce fraîcheur du soir, et cette multitude d’oiseaux dont la présence éveille seule cette solitude.

Il y a une époque de l’année où la Mezöség s’anime et prend de la vie : c’est lors de la foire aux chevaux. Des haras entiers sont amenés de Hongrie, de Moldavie et des pays voisins. On se réunit au village de Szent-Péter, qui est situé dans un bas-fond formé par plusieurs collines. D’ordinaire silencieuses et désertes, ces collines retentissent alors de mille cris confus ; elles se couvrent d’une multitude de troupeaux, qui se pressent en soulevant des nuages de poussière. Aux hennissements des chevaux, aux mugissements des bœufs et des buffles, répondent les vives paroles des paysans, articulées en vingt langues diverses. La nuit, mille feux s’allument et éclairent cet immense bivac ; et à voir le mouvement de cette foule qui campe au milieu de ces troupeaux, vous croyez assister à quelque halte d’une de ces grandes armées nomades qui cherchaient une patrie nouvelle, traînant avec eux leurs maisons roulantes.

La Mezöség occupe le centre de la Transylvanie, entre Maros Vásárhely et Clausenbourg. La première de ces deux villes peut être considérée comme la capitale du pays des Sicules. Elle était autrefois la rivale de Clausenbourg, avant que la centralisation commençât à s’opérer. Les mœurs hongroises y régnaient sans partage. On n’y savait pas l’allemand. À peine arrivait-on dans la ville, qu’on était assailli d’invitations, je devrais dire de sommations pressantes. Aujourd’hui les seigneurs préfèrent habiter Clausenbourg, où ils prennent des goûts et des allures plus cosmopolites. Vásárhely, dont la population ne dépasse pas dix mille habitants, n’en est pas moins restée la ville des Sicules, c’est-à-dire une vraie ville hongroise. On n’y parle que la langue magyare, et sur les promenades on voit une quantité d’hommes vêtus de pantalons et de vestes à la hussarde, qui vous font gravement le salut militaire : car le Hongrois, quand il n’est pas germanisé, possède à un très haut degré la dignité et la politesse particulière aux Orientaux.

En sa qualité de ville hongroise, Vásárhely a de grandes places, de larges rues, sablées ou mal pavées, et des maisons basses. Des troupeaux de bœufs et de buffles s’y promènent en maîtres. Quelques hôtels construits par la noblesse avant son émigration rappellent l’ancienne splendeur de la ville. On voit circuler au milieu des graves piétons quelques patriarcales voitures de forme ancienne. Ce n’est ni l’aspect aristocratique de Clausenbourg, ni la physionomie bourgeoise des petites villes saxonnes. Vásárhely, qui s’est élevé en partie sur une côte, renferme une citadelle hors de service, et quelques églises dont on voit briller çà et là les clochers de métal. On y arrive en traversant une grande plaine arrosée par la Maros et toute semée de tabac.

Les habitants possèdent une bibliothèque qu’ils montrent avec orgueil. Elle a été fondée par le comte Samuel Teleki, chancelier de Transylvanie dans les premières années de ce siècle. C’était un homme de grands talents, qui avait commencé lui-même son éducation assez tard, et qui s’était acquis une instruction aussi profonde que variée. Le catalogue de sa bibliothèque, qu’il a écrit en 1796, est une appréciation savante des travaux de l’antiquité. Il possédait jusqu’à soixante mille volumes, qu’il a légués à la ville de Vásárhely, avec une somme destinée à l’achat de livres nouveaux et aux appointements des employés. Je visitai la bibliothèque à la fin du jour, au moment où elle venait d’être fermée. Trois volumes restaient encore sur la table. J’eus la curiosité de les ouvrir avant que le gardien les remît en place. C’étaient un recueil de poésies hongroises, la Henriade, et un volume de l’histoire de la révolution par M. Thiers.

Je voudrais que les ennemis ardents des aristocraties pussent étudier ce pays-ci avec un esprit libre. Ils reviendraient certainement de leurs préventions injustes. Chez un peuple généreux et intelligent, il est naturel que la devise fameuse noblesse oblige ait été adoptée par les classes supérieures. La Hongrie et la Transylvanie, soumises à des princes étrangers et souvent hostiles, doivent s’estimer heureuses de posséder une aristocratie qui remplisse les devoirs d’un gouvernement bienveillant. C’est la noblesse transylvaine qui a fondé les écoles et les collèges : c’est elle qui a créé les seules bibliothèques publiques du pays, à Carlsbourg, à Hermannstadt, à Vásárhely. Réunissez assez de bourgeois pour que leurs fortunes réunies équivalent à celle d’un magnat, jamais ils ne s’aviseront d’enlever à leurs enfants une partie de leur patrimoine en vue du bien public.

La belle et vaste salle où est contenue la bibliothèque renferme quelques portraits. Avec celui du fondateur, en costume de grand’ croix de l’ordre de Saint-Étienne, on remarque les portraits de Mathias Corvin, du palatin Wesselényi, de Gabriel Bethlen, du premier ministre Teleki, et de plusieurs autres personnages illustres. Quelques tableaux de famille, moins importants sous le rapport historique, ne laissaient pas cependant de m’intéresser beaucoup. C’étaient les portraits de plusieurs parents du chancelier qui vécurent au 18e siècle. Fidèles à la mode du temps, les Hongrois portaient alors la poudre et se rasaient le visage. À en juger par les toiles qui subsistent, cela ne seyait pas à leurs physionomies caractérisées. Ces graves figures orientales, privées de leurs longues moustaches noires et surmontées d’ailes de pigeons, ont une expression comique, un air attrapé, si je puis employer cette expression familière, dont il est impossible de ne pas s’amuser. Entre les tableaux que j’examinais se trouvait le portrait d’une femme, en costume hongrois pompadouré et garni de paniers, laquelle ouvre ses deux mains en éventail, et tient, avec beaucoup de sérieux, de la gauche une montre, et de la droite une lettre avec cette adresse en français : À madame la comtesse Catherine de Rhédei, née baronne de Wesselényi, ma très chère mère, à Pesth.

Maros Vásárhely possède un collège réformé très important. Il est soumis aux mêmes règlements que celui d’Enyed, car le système d’éducation adopté par le consistoire se retrouve dans tous les établissements. Il se soutient par la générosité des seigneurs calvinistes, dont l’un donne annuellement une mesure de blé, un autre autant de maïs, un troisième de l’argent, et ainsi du reste. Quelques dotations ont été faites par testament. Avec ces secours, le collège peut recevoir cent enfants pauvres qu'on appelle famuli, parce qu’ils sont attachés aux écoliers payants, lesquels, pour prix de leurs services, les défraient de la nourriture. Il y a entre ces famuli des élèves qui donnent de grandes espérances, et qui sauront tirer parti de l’instruction qu’ils reçoivent d’une façon si économique. Ce collège rendrait au pays des services signalés s’il n’était arrêté dans son essor par le défaut de moyens. II est pénible de voir se consumer le zèle de maîtres et d’élèves ardents, parce qu’il plaît au gouvernement de leur refuser toute aide. Cependant un jour viendra où les ressources de cet établissement suffiront à ses besoins. Un Hongrois, M. Getse, a légué sa fortune au collège, qui en jouira quand elle aurait atteint le chiffre d’un million. Dans une trentaine d’années cette somme considérable se trouvera entre les mains des administrateurs.

J’ai vu plusieurs professeurs du collège : M. Dósa, d’abord, qui enseigne le droit Je ne pense pas qu’il y ait au monde un maître dont l’esprit soit plus net et la parole plus lucide. M. Dósa, avec les rares qualités qu’il possède, était né pour exercer son activité dans un champ plus vaste. Il est simplement professeur dans un collège de Transylvanie, et il se voue consciencieusement à ses fonctions, comme s’il n’en existait pas de plus élevées pour lui. J’ai bien le droit de parler de son enseignement, car je devins en quelque sorte son élève quand j’étudiai la législation particulière des Sicules. Il aura peut-être oublié le service qu’il m’a rendu ; c’est à moi de m’en souvenir, et j’aime à le remercier ici de son infatigable obligeance. Je nommerai encore le professeur de physique et de chimie, M. Bolyai. C’est un petit vieillard d’une jeunesse d’esprit et d’une vigueur extraordinaires. Il a étudié, je crois, dans toutes les universités de l’Europe, à toutes les époques, et il est toujours venu rapporter à sa patrie la science qu’il avait acquise. Placé au milieu d’hommes de sa portée, dans un pays de ressources, M. Bolyai eût compté parmi les savants. Isolé, perdu, dans une petite ville reculée, hors d’état même, faute d’argent, de faire toutes les expériences nécessaires à son cours, borné enfin et comprimé de toutes manières, il est réduit, pour occuper son esprit actif, à faire je ne sais combien d’inventions étonnantes. Il se chauffe, s’éclaire, se voiture, d’après des procédés économiques qui ne sont qu’à lui. En écoutant ses explications, je me demandais pourquoi les circonstances extérieures influent tellement sur le sort d’un homme.

Le collège de Vásárhely compte trois cents ans d’existence. Il fut fondé d’abord en Hongrie, à Sáros Patak, vers 1550. Protégé par les seigneurs du lieu, il prit une grande extension en 1611, quand George I Rákótzi en devint le protecteur. Son fils George II étant mort, le collège déclina sensiblement jusqu’à l’époque où les Rákótzi embrassèrent le catholicisme. Alors les jésuites parvinrent à chasser les professeurs. Maîtres et élèves errèrent en Hongrie, et après de longues hésitations se fixèrent en grand nombre à Fejérvár. Ils y restèrent huit ans, et se virent encore forcés d’émigrer. Ils partirent au nombre de trois cent cinquante, et s’établirent à Cassovie, où ils reprirent leurs études. La révolte rakotzienne les en fit sortir, et ils se réfugièrent en 1705 à Sáros Patak, d’où leurs prédécesseurs avaient été bannis trente-quatre années auparavant. Enfin, après de nouvelles courses, ils se dirigèrent vers la Transylvanie, et s’installèrent à Vásárhely, où ils s’unirent à une école réformée qui existait déjà. On conserve encore les noms des seigneurs qui les accueillirent et les secoururent. N’est-ce pas touchant de voir cette foule d’étudiants, chassés de tous les lieux comme une famille de parias, écouter la parole du maître sur les bords des chemins ?

C’est à Maros Vásárhely que se tient la principale cour de justice. La Table royale, c’est ainsi qu’on la nomme, juge en première instance et remplit également les fonctions de cour d’appel dans plusieurs cas déterminés. Elle se compose d’un président, de trois juges (magistri protonotarii), faisant office de rapporteurs, et choisis par le roi d’après une liste dressée par la diète ; de douze assesseurs actuels, et d’un nombre égal d’assesseurs surnuméraires nommés par le roi sur la proposition du gubernium. Ces derniers ont seulement voix délibérative, et ne votent que quand les assesseurs actuels ne sont pas en nombre. On veille toujours, dans le choix des personnes, à ce que les quatre religions soient également représentées. Un avocat du fisc (causarum fiscalium director), et un bureau composé de secrétaires, d’archivistes et de rédacteurs, complètent le personnel du tribunal. Les appointements de ces divers magistrats sont peu considérables.

De la Table royale on en appelle au gubernium, ou conseil du gouvernement, qui siège à Clausenbourg ; puis, en dernier ressort, au roi lui-même. La diète de Transylvanie, dans certains cas, comme celui de haute trahison, peut être en outre appelée à juger.

Voici maintenant de quelle manière, au dessous de ces tribunaux, s’administre la justice dans les comitats hongrois.

Le seigneur est le juge naturel du paysan. Il écoute sa plainte, et lui fait justice dans un forum dominale, cour seigneuriale. Ce n’est là pour le noble qu’un droit de protection, car il ne peut juger lui-même ses différends avec le paysan. Le forum dominale, que celui-ci invoque sans les moindres frais, est institué tout à son avantage. Au dessus de la cour seigneuriale, qui n’est qu’un tribunal exceptionnel, est placée immédiatement la sedria[1] filialis. Sous la présidence du juge du cercle, sept assesseurs, le vice-notaire et un certain nombre de gentilshommes, jugent les causes des paysans. Vient ensuite la sedria partialis, présidée par le juge du cercle, et composée de douze assesseurs, du notaire, et de quelques gentilshommes, devant laquelle sont portés les procès des nobles d’une valeur au dessous de cent florins. Enfin la sedria generalis, où siègent douze assesseurs et le premier notaire sous la présidence du comte suprême, représente le premier tribunal du comitat. C’est à cette cour qu’on en appelle des tribunaux précédents, et la loi détermine les causes qui doivent lui être soumises. Les affaires sont portées, en cas d’appel de la sedria generalis, à la Table royale.

On se rappelle que les employés des comitats sont fort peu rétribués : les assesseurs ne le sont pas du tout. Pour les frais, ils sont presque nuls. On peut donc dire qu’ici, tout au rebours de certains pays, la justice ne vend pas cher ses arrêts. En revanche elle les fait attendre.

Avant la domination autrichienne, la Table royale, qu’on appelait Table du prince, ne siégeait qu’à des époques déterminées par la diète. La période pendant laquelle elle rendait la justice était dite Termini octavales. En 1570, par exemple, la diète de Torda décidait que chaque année deux termini octavales seraient tenus régulièrement, l’un à partir de la Saint-George, l’autre de la Saint-Luc. On voit encore diverses diètes fixer, de temps à autre, le lieu et l’époque où la Table doit entrer en fonctions. Marie-Thérèse décida en 1741 qu’elle siégerait continuellement, et lui donna pour résidence la ville de Vásárhely.

La salle des séances est fort simple. Un nombre considérable de jeunes gens occupent, comme stagiaires, des gradins placés au fond. Les magistrats sont assis autour d’une table. Tout le monde porte le costume hongrois et le sabre. Lorsque la séance est levée, chacun dépose son arme à sa place, pour la retrouver le lendemain. Les débats ne sont pas publics ; aussi la salle était-elle vide quand j’y entrai. La table et les gradins étaient couverts de codes, et les murs tapissés de sabres. Je ne saurais dire pourquoi cette vue me séduisit tout d’abord. Il me sembla heureux que des juges s’animassent de l’esprit militaire, qui donne de l’élévation et entretient le sentiment de l’honneur.

Au siècle dernier, Vásárhely a été témoin d’un événement mémorable qui semblait destiné à changer la face du pays. C’est là qu’en 1707 François Rákótzi fut proclamé prince souverain de Transylvanie. Dès le commencement de l’insurrection, les États de cette province, rompant le lien qui l’unissait à l’empereur d’Autriche, conférèrent unanimement à Rákótzi la dignité de prince. Mais le chef des Révoltés se vit retenu en Hongrie par les soins de la guerre, et ce fut deux ans après son élection qu’il se présenta aux Transylvains. Depuis la défaite des Français à Hochstedt, qui lui ôtait tout espoir de jonction avec l’électeur de Bavière, Rákótzi avait perdu confiance et continuait la lutte sans trop compter sur le succès. Cependant il se garda bien de communiquer ses craintes aux Hongrois. Il saisit au contraire toutes les occasions de relever leur courage ; et, dans le cérémonial de son couronnement, il eut soin qu’on observât les vieilles coutumes, pour que le souvenir des anciens jours animât le peuple d’un nouvel enthousiasme.

« On dressa donc, écrit le prince dans ses Mémoires, un théâtre élevé de plusieurs marches, en pleine campagne, devant la ville, sur lequel mon premier aumônier mit un autel avec un crucifix. Les États, à cheval, vinrent au devant de moi. Ils voulurent mettre pied à terre ; mais je leur fis représenter que cela ne convenait pas avant mon intronisation, à moins que je ne fisse de même. Voilà pourquoi en Hongrie on dresse des tentes, dans les lieux où l’on doit recevoir le roi élu, où il met pied à terre, et on le harangue dans la tente. Je leur fis connaître que c’est une des prérogatives des États, qui ne connaissent la qualité de maître dans leurs princes qu’après qu’il a juré l’observance des lois et des conditions que les États lui proposent. J’eus plusieurs occasions pareilles de leur dessiller les yeux. Ils me donnèrent le surnom de Père de la patrie : je puis dire qu’il convenait aux sentiments intérieurs que j’avais pour eux. Étant arrivés au théâtre, et ayant mit pied à terre, les seigneurs me conduisirent ; les évêques et le clergé de toutes les religions étaient rangés, excepté l’évêque catholique, qui était représenté par mon premier aumônier, en surplis. Un protonotaire, charge presque équivalente à celle de premier président, me fit une harangue d’une heure. Il détailla que c’était Dieu qui donnait les bons et les méchants princes, pour bénir ou pour châtier les peuples qu’il leur soumettait ; il poursuivit en dépeignant le caractère des uns et des autres, et il conclut en ma faveur. Je commençai ma réponse en demandant à Dieu la sagesse par les paroles de Salomon ; je finis par l’assurance de l’affection paternelle que j’aurais pour le peuple que Dieu me soumettait par la voix des États. Ensuite, approchant de l’autel, l’aumônier me présenta l’Évangile avec la formule prescrite dans le corps des lois ; je la récitai à haute voix. On cria le Vive ! Les troupes de ma maison, rangées en bataille à une bonne portée de canon, firent leur décharge. On se mit en marche ; je descendis dans la petite chapelle des catholiques dans la ville, où le curé entonna le Te Deum. Le lendemain toutes les troupes de ma maison marchèrent au blocus d’Hermannstadt, pour qu’on ne pût pas dire que je violentais la diète qui allait se tenir. »

Lorsque la Transylvanie était gouvernée par des princes indépendants, l’usage voulait que les ambassadeurs des puissances amies fussent témoins de la cérémonie du couronnement. Dans cette circonstance on ne vit figurer aucun ministre étranger, car le prince Rákótzi, pour tous les souverains de l’Europe, n’était qu’un rebelle. Louis XIV osa seul le traiter en prince, et l’ambassadeur de France, le marquis Désalleurs, dans une audience solennelle, lui adressa des félicitations au nom du roi son maître.

Sans doute l’appui de la France était d’un grand secours pour les Révoltés ; mais ce qui devait plus encore assurer leur triomphe, c’était le généreux enthousiasme qui les animait. Rákótzi raconte quelque part que les mères, les épouses, les sœurs, lui amenaient en foule leurs fils, leurs maris et leurs frères. Ceux-ci accouraient spontanément, mais les femmes venaient les offrir ; il leur semblait qu’elles combattaient aussi. Pour comprendre cet élan de tout un peuple, il faut se rappeler quelle avait été la politique suivie par les empereurs à l’égard de la Hongrie.

Les princes autrichiens convoitèrent la couronne de saint Étienne durant tout le moyen âge. Ils eurent la patience d’attendre cinq siècles ; et leurs prétentions, toujours repoussées, l’emportèrent à la longue. Ce résultat était inévitable. Même à l’époque où on voit le royaume de Mathias Corvin jouer en Europe le principal rôle, on pressent que tôt ou tard il deviendra la proie de ce petit état voisin qui semble près de disparaître. C’est que le sort de la Hongrie était remis en question chaque fois qu’il s’agissait d’élire un nouveau roi, tandis que les destinées de l’Autriche s’accomplissaient sûrement entre les mains de ses princes héréditaires.

L’avènement de la maison d’Autriche sur le trône des Arpáds fut hâté par la lutte de la Hongrie contre les Turcs. Les empereurs, qui n’espéraient pas y monter par la force, exploitèrent habilement les circonstances, afin de se faire décerner la couronne. Ils se présentèrent comme des défenseurs puissants, placés à portée pour sauver le royaume du joug des infidèles ; et la nation hongroise, croyant travailler à son salut, étouffa la vieille antipathie qu’elle nourrissait contre les princes allemands. Ferdinand fut le premier empereur qui porta la couronne de Hongrie : le désastre de Mohács, qui livra le royaume aux Turcs, amena son élection. Ce n’est pas que le pays fût réduit à ses dernières ressources. Si les seigneurs qui consumaient leurs forces dans les dissensions et les rivalités se fussent réunis pour servir la cause nationale, si toutes les prétentions se fussent évanouies devant le danger commun, la Hongrie pouvait se relever sous l’impulsion d’un roi hongrois. Mais le moment était venu où ce pays devait payer sa dette à l’expérience et à l’histoire, et la Hongrie tomba comme sont tombés tous les états électifs.

Ce fut avec une profonde inquiétude que la nation se donna aux empereurs. C’était pour elle un moindre danger que de risquer de passer sous la domination ottomane ; mais c’était toujours un danger. Elle n’en comprit bien la gravité qu’en voyant les nouveaux souverains à l’œuvre. Ceux-ci n’eurent pas plus tôt mis la main sur la Hongrie, cette Hongrie jusque là insaisissable, qu’ils s’imaginèrent la tenir par droit de conquête. Ils inondèrent le pays de troupes allemandes, malgré les capitulations faites ; ils confièrent à des étrangers le commandement des villes et des forteresses ; loin de mettre la Hongrie à couvert des invasions, ils faisaient la guerre aux Turcs mollement, sans chercher à remporter de grands avantages, et, dès qu’une bataille était gagnée, se hâtaient de conclure la paix, pour que le péril d’une irruption ottomane fût toujours menaçant au dessus des Hongrois. Cette vaillante noblesse, qui soutenait à ses frais des guerres séculaires, fut politiquement abandonnée. On la laissa périr aux portes du royaume. Alors succomba dans son château de Szigeth l’héroïque Nicolas Zrinyi, victime dévouée d’avance à la vengeance des Turcs par l’astuce cruelle de Maximilien. Quand les seigneurs hongrois commencèrent à voir clair dans cette politique ténébreuse, ils se souvinrent de cette antique loi qui autorisait le sujet à porter les armes contre le prince qui violait les droits de la nation. Ils s’insurgèrent. Assiégés dans leurs forteresses, ils furent décapités ou exilés ; leurs enfants, amenés à Vienne, étaient gardés dans des cloîtres, d’où ils ne ressortaient plus. La famille éteinte, les domaines servaient à acheter des partisans.

Certes il n’en fallait pas tant pour irriter le peuple : il se révolta à l’exemple de la noblesse. Les choses en vinrent à ce point, que les Hongrois acceptèrent sans répugnance les secours des Turcs, leurs irréconciliables ennemis. Il est vrai qu’à cette époque la puissance ottomane n’était plus redoutable pour la chrétienté : la France était dès lors en bonne intelligence avec les sultans. Quand la Hongrie entière n’était pas en feu, il se trouvait toujours un comitat, une ville, qui s’insurgeait pour son compte. Dès que le bruit de la prise d’armes se répandait dans les campagnes, le paysan quittait sur l’heure sa charrue, et, sans descendre de cheval, courait rejoindre les plus intrépides, qui déjà harcelaient l’ennemi. Ce n’était pas seulement la haine de l’Autrichien qui le poussait : il se sentait aussi entraîné par son humeur belliqueuse ; c’était un peu « une affaire de goût », et l’occasion de décrocher le sabre était trop bonne pour qu’il y pût résister.

Il est évident qu’avec de semblables conditions la Hongrie était toujours ou révoltée ou à la veille d’une révolte. Une levée de boucliers était un événement fort naturel : il ne fallait qu’un chef au peuple. C’est là l’erreur des historiens impériaux, qui s’obstinent à traiter de conspirateur le prince François Rákótzi.

Issu d’une famille illustre qui régna sur la Transylvanie, et possédait en Hongrie de vastes domaines, Rákótzi avait été persécuté par l’empereur Léopold. Jeté en prison, il parvient à s’évader, se réfugie en Pologne, rentre en Hongrie à la tête de quelques cavaliers, et appelle la nation aux armes. Dès que la révolte est proclamée à la frontière, elle gagne tout le pays. Une ville se déclare après l’autre, et la levée devient générale. Il y avait plusieurs années que les insurrections partielles avaient été étouffées, en sorte que tout le monde se trouva d’accord pour la rébellion nouvelle. Ce fut là une guerre éminemment nationale. Tous y prirent part, et les seigneurs et le peuple, et les villes et les campagnes. C’est parce que ce grand mouvement était spontané, universel, qu’il eut un tel retentissement dans l’empire ; c’est parce que la guerre était à ce point nationale qu’elle dura sept ans, malgré l’abandon de la France, malgré la division des grands qui apportaient aux camps leur fière indépendance, c’est-à-dire le désordre et l’indiscipline. On sait comment se termina cette lutte acharnée. Les bandes insurgées, mal commandées, trahies, furent écrasées par les Impériaux. Quoique vainqueur, l’empereur s’estima heureux de mettre fin à la guerre en accordant aux Hongrois des conditions avantageuses. Rákótzi obtint pour les Révoltés amnistie entière. Quant à lui il abandonna la Hongrie, et vint demander l’hospitalité au roi de France.

Les Hongrois ont donné à la guerre de Rákótzi un nom qui montre assez avec quel enthousiasme on combattait. On l’appelle « la Croisade ». Le peuple, en tirant l’épée, avait jeté loin le fourreau, comme dans ces expéditions fabuleuses du moyen âge. Comme autrefois, il obéit à un instinct sacrée sans interroger l’avenir. D’ailleurs cette guerre ne fut-elle pas deux fois sainte, par le but et par le malheur, aux yeux de ceux qui l’entreprirent ? Aussi le souvenir en est-il vivant dans le peuple hongrois. J’ai vu, dans les châteaux, les sabretaches aux initiales des Croisés[2] appendues avec les épées de famille. Partout on vous raconte quelque épisode de cette guerre : il n’est pas de village qui n’ait quelque chose à revendiquer. Au besoin, la légende paraît quand l’histoire fait défaut. Je visitai un jour les ruines du château de Kövár, que les Autrichiens n’ont jamais attaqué. Un montagnard qui se trouvait là se fit fort de montrer la fenêtre devant laquelle Rákótzi soupait paisiblement lorsqu’une balle, cassant les vitres, vint précisément éteindre sa lumière ; anecdote incroyable qui m’a déjà été contée, dans nos Cévennes, à propos d’un chef camisard.

Il est resté de la Croisade un magnifique souvenir. C’est une mélodie, un air national, qui porte le nom du héros. Il est remarquable qu’en Hongrie les grandes pensées, les sentiments profonds du peuple, étaient exprimés, consacrés, non par des poésies, mais par des airs nationaux. Les diètes en armes, qui se tenaient sur la plaine de Rákos, sont, dans l’esprit populaire, le symbole de l’antique liberté : il y a « l’air de Rákos » ; il y a encore « l’air de Mohács », qui rappelle la chute de l’ancienne monarchie ; « l’air de Zrinyi », qui perpétue le souvenir de l’héroïque défense de Szigeth. Il y a dans ces chants absence complète de science musicale, ni art, ni combinaisons. L’imprévu y domine ; la spontanéité, l’originalité, voilà quel en est le caractère. Évidemment ce sont là les œuvres du premier venu : ceux qui les composaient, c’étaient simplement des hommes qui sentaient vivement et s’exprimaient à leur manière, génies inconnus qui ignoraient eux-mêmes. Quand les cœurs avaient battu pour une noble cause, un grand nom, il se trouvait là un homme qui se rendait l’interprète de tous, et l’air national, comme la Marseillaise, naissait d’un seul jet.

Rákótzi, après la dédaite de Zsibô, en Transylvanie, battait tristement en retraite vers la Hongrie, lorsque tout à coup les échos des défilés retentirent des sons clairs et perçants du tárogató. Un cavalier, un inconnu, improvisant un air touchant, retraçait à l’armée en deuil toute la douleur du revers. L’air fut retenu, et se joue encore d’un bout de la Transylvanie à l’autre. En Hongrie, au contraire, j’ai entendu, en souvenir de Rákótzi, des mélodies vives et éclatantes, sorties d’un jour de victoire : car cette guerre était bien faite pour produire des poëtes populaires, et chaque incident du drame inspirait une mélodie nouvelle. Si on réunit par la pensée ces lambeaux épars, ces strophes, si je puis ainsi parler, que l’on a entendues çà et là en parcourant le pays, on arrive à coordonner un véritable poëme. La Rákótzi n’est pas seulement un chant sublime ; c’est un hymne, une épopée. Tout ce qu’une lutte désespérée renferme d’espérances et de larmes, de gloire et de douleur, y est admirablement exprimé. Il semble qu’on voie le drame entier se dérouler devant soi. Ce sont d’abord quelques notes tristes et prolongées ; la Hongrie souffre et pleure. Soudain retentit un appel aux armes, un appel pressant… Accourez ! la patrie à genoux vous tend les bras ! Voici la marche, calme et fière ; le combat, court comme celui que Pétrarque demandait à l’Italie ; les chants de triomphe. Écoutez ! l’ennemi revient en force… Ah ! cette fois que la bataille est longue !… des cris de désespoir ! Hélas, tout est perdu, et les tons plaintifs se répètent et se prolongent, afin que la postérité pleure long-temps sur cette grande douleur.

La Rákótzi n’est pas écrite : je ne compte pas quelques mauvaises transcriptions à l’usage des marchands de musique. Elle se joue de souvenir, par tradition. Les airs nationaux, qui sont en Hongrie ce que sont ailleurs les poésies populaires, se transmettent ainsi d’une génération à l’autre. Ce ne sont pas les Hongrois qui les exécutent, mais les Bohémiens, ces artistes ambulants qui portent leurs talents de village en village. Cela peut paraître étrange, mais rien n’est plus naturel. Pour le Hongrois, écouter la musique nationale est une affaire sérieuse. Il se fait jouer ses airs favoris et songe aux anciens jours ; il a bien assez à faire de penser. Dans toute la Hongrie on rencontre des bandes de Bohémiens qui n’ont d’autre occupation que d’exécuter « les hongroises ». Originairement ces airs étaient joués sur le tárogató. C’est un instrument de bois, de la longueur d’un pied, terminé par une embouchure de paille, et dont le son rappelle celui du hautbois. Suivant toute probabilité, il a été apporté d’Asie. C’est au son du tárogató que s’assemblait et marchait la population, quand la révolte avait été décidée. Aussi, après la pacification, les Autrichiens, qui connaissaient bien cet instrument, mirent-ils tout en œuvre pour le faire disparaître. Ils brûlèrent tous ceux qui leur tombaient sous la main, et menacèrent les artistes populaires. Aujourd’hui personne ne sait jouer du tárogató, et il ne reste en Transylvanie qu’un seul instrument ; encore le seigneur qui le possède a-t-il été le chercher en Moldavie.

Les mélodies hongroises, ou plutôt, pour me servir de l’expression consacrée, « les hongroises », se jouent par milliers dans le pays. Il n’est pas de village qui n’ait ses Bohémiens et son répertoire. Nul de ces musiciens errants ne peut dire à qui sont dues les mélodies qu’ils exécutent : ils les tiennent de leurs pères, et les jouent de mémoire. On a essayé d’en saisir quelques unes au vol. Il s’en vend à Pesth et à Vienne. Mais on a eu soin de les convertir en valses ou de les arranger en variations brillantes. D’ailleurs ces chants ne s’accommodent pas du piano et des salons. Il faut les entendre répétés par les échos, pour lesquels ils ont été faits, quand les événements dramatiques, dont chaque air est un éloquent souvenir, reviennent en mémoire. Il y a dans cette musique quelque chose de hardi, d’indompté et de sauvage : elle veut le grand air et le soleil.

Et qui d’ailleurs sait la rendre avec autant de verve et de sentiment que l’artiste bohémien ? Qui possède à un si haut degré l’intelligence de cette poésie originale ? Aussi triomphe-t-il dès qu’il saisit son violon. Au bout de quelques mesures, un, deux, trois auditeurs, entraînés spontanément, se détachent du groupe, font sonner l’éperon, et exécutent cette danse expressive qui s’allie si bien à la musique nationale. La danse hongroise se plie à toutes les mélodies, gaies ou tristes. Elle laisse l’homme libre de ses pas et de ses mouvements, elle ne l’astreint à aucune règle. C’est à lui de s’abandonner à sa verve et d’improviser les figures. Chez un peuple qui a reçu en partage la beauté des formes et la noblesse des gestes, on conçoit qu’une pareille danse ait un plein succès. Dans l’origine elle était exécutée sur les champs de bataille, autour des guerriers morts. De là vient que la femme peut à son gré y figurer ou se borner au rôle de spectatrice. De là vient encore que toute hongroise se compose nécessairement de deux parties : l’une, grave et mélancolique, dédiée à ceux qui ont succombé ; l’autre, vive et entraînante, qui exalte les guerriers survivants.

L’originalité des hongroises est dans cette constante opposition, dans la rapide et brusque succession des sentiments. La mélancolie qu’elles expriment ne rappelle pas la tristesse harmonieuse des airs bohémiens : elle a je ne sais quoi de saccadé, d’impatient, qui fait pressentir les notes brûlantes qui suivent. Celles-ci respirent l’impétuosité, la fougue, et il leur faut le bruit de l’éperon, qui approche du cliquetis du sabre. Le caractère du Hongrois est peint dans cette musique et dans cette danse. La mélancolie rêveuse qui s’empare de lui quand il évoque certains souvenirs disparaîtra sous des paroles enthousiastes, s’il parle de sa patrie, aussi rapidement que les phrases vives et animées, dans l’air national, succèdent aux tons graves et plaintifs. Puisse-t-il dans sa double mélodie trouver une prophétie heureuse ! Si le passé est douloureux, l’avenir, brillant peut-être, l’avenir, qu’il appelle de ses vœux ardents, ne lui appartient-il pas ?…

  1. On a forgé cette expression en abrégeant les deux mots sedes judiciaria.
  2. P. P. L. Pro Patria et Libertate.