La Transylvanie et ses habitants/Chapitre 2


Imprimeurs-unis (Tome Ip. 33-58).
chapitre II.
La Transylvanie[1].

La chaîne de montagnes connue sous le nom de Krapaks ou Carpathes, après avoir séparé la Hongrie de la Gallicie en suivant une direction du nord-ouest au sud-est, descend en droite ligne vers le midi, perpendiculairement au Danube, puis tourne subitement vers l’ouest, parallèlement à ce fleuve, et vient rejoindre le territoire hongrois. Le pays compris entre cette courbe des Carpathes forme la Transylvanie. Ouverte au nord et à l’ouest, c’est-à-dire vers la Hongrie, elle a pour voisines, au delà des Carpathes, à l’orient la Moldavie, au midi la Valachie. Une seule rivière, l’Aluta, perce cette ceinture de montagnes pour aller se jeter dans le Danube. Toutes les autres prennent leur direction vers la Hongrie, dont le sol est plus abaissé. La situation de la Transylvanie, bornée par les mêmes montagnes qui forment la frontière de la Hongrie, la rattache naturellement à ce royaume, dont elle est, à cause du rempart qui l’entoure, une sorte d’ouvrage avancé. On l’appelait au moyen âge la citadelle de la Hongrie, arx Hungariæ.

La Transylvanie se rattache également à la Hongrie par sa population : on retrouve les mêmes races dans les deux pays. Aussi les Hongrois, pour consacrer cette fraternité, appellent-ils la Hongrie et la Transylvanie « deux sœurs patries », a’ két testvér haza. Toutes deux ont constamment suivi les mêmes voies et subi les mêmes destinées.

Bien qu’en réalité ces deux contrées n’en fassent qu’une, le voyageur peut établir entre elles une différence marquée s’il considère l’aspect et les produits du sol. À vrai dire, la Transylvanie se distingue des autres pays de l’Europe, en ce sens qu’elle emprunte quelque chose à chacun d’eux et qu’elle les rappelle tous. Vous retrouvez la nature septentrionale dans les montagnes des Sicules, ombragées de forêts épaisses, où l’ours se
promène en souverain, tandis qu’à deux jours de là vous rencontrez, comme aux portes de Rome, des champs calcinés où le buffle sommeille paresseusement. Ici les chênes et les sapins ; là du maïs où disparaissent cheval et cavalier ; ailleurs de vertes campagnes, de fraîches vallées, des prairies odorantes ; partout des fleuves qui roulent l’or. En quelques heures on parcourt successivement les montagnes déchirées de Torotzkó, qui donnent du fer, la vallée de la Maros, d’où l’on tire du sel, et le district de Zalathna, où l’or brille dans la boue du chemin[2]. Si on quitte la contrée où abondent les sources minérales, c’est pour en trouver d’autres où l’on extrait l’argent, le cuivre, le plomb, le mercure, le zinc, l’antimoine, l’arsenic, le cobalt, le bismuth. À tous ces métaux joignez-en un autre qui ne se trouve pas ailleurs, le tellure. Parlerai-je de ces mille pierres précieuses qui n’attendent que la main de l’artiste ? Ajoutons que le botaniste, aussi bien que le minéralogiste, trouverait ici matière à écrire tout un livre.

La richesse extraordinaire de ce pays a frappé de tout temps l’imagination de ses habitants. Une antique fable représente la Dacie sous la forme d’une « jeune fée », tünder szüsz léany, douée de la plus grande beauté et ornée de longs cheveux d’or. Après de nombreuses vicissitudes, un jeune homme nommé Argyre, qui s’était pris de passion pour elle, pénètre jusqu’à sa demeure et l’épouse. Suivant l’explication probable, ce vieux conte est une allusion à la conquête de la Dacie par Trajan. L’histoire de la jeune fée est toujours populaire, et bien d’autres récits du même genre se transmettent encore dans les campagnes. Il y a telle contrée de la Transylvanie où le paysan est persuadé qu’il marche sur des trésors enfouis : s’il ne les trouve pas, c’est qu’une fée les cache. Ce sont les merveilleuses découvertes qui ont été faites de temps à autre dans le pays qui lui inspirent cette conviction. Sans parler des trésors de Hunyad et de Korond, sur lesquels je reviendrai, on peut citer les magnifiques plats d’or natif qui furent trouvés dans la terre en 1566, et que Jean Zápolya apporta à Soliman, alors campé près de Belgrade. Avant cette époque on avait déterré un monceau d’or du poids de 1 600 ducats. En 1591 on découvrit, sous Sigismond Báthori, une masse d’or de 800 ducats, qui avait la forme d’un casque. Le prince le remplit de pièces d’or, et en fit présent au duc de Toscane, qui lui donna en retour des parfums exquis, et lui envoya une troupe de chanteurs et de baladins.

Le Transylvain Köleseri, auquel j’emprunte ces détails, après avoir fait une description de sa patrie, énuméré les beautés et les richesses du sol, ajoute : « Faut-il donc s’étonner que dans ce grenier d’abondance, où Dieu lui-même avait dressé la table, se soient rencontrées tant de nations diverses, venues de l’Europe et de l’Asie ? »

Par un de ces contrastes qui se retrouvent souvent dans l’histoire, cette belle et riche contrée a été malheureuse entre toutes. Pendant une suite de siècles elle n’a fait que passer d’une calamité à l’autre. Ici quelques détails sont nécessaires, et le lecteur nous permettra de lui rappeler en peu de mots l’histoire de la Transylvanie.

Les anciens rois de la Dacie sont à peine connus. Leurs figures occupent peu de place dans l’histoire. On en voit paraître plusieurs, d’un siècle à l’autre, quand ils se heurtent contre quelque grand homme ou quelque puissant empire. Ceux dont les noms ont survécu sont, après Sarmis, qui fut battu par Alexandre le Grand, Dromichœtes, qui résista à Lysimaque, lieutenant d’Alexandre, lequel avait eu la Thrace en partage ; Orole, qui fut l’allié de Persée, roi de Macédoine, contre les Romains ; Berobista, qui inquiétait Jules César ; Cotyson, dont les succès et les revers occupèrent Horace[3], et enfin Décébale. Celui-ci imposa d’abord un tribut à Domitien ; mais il dut céder à la fortune de Trajan, et vit la Dacie définitivement réduite en province romaine. Pour éterniser la gloire de cette conquête, Trajan éleva à Rome la colonne triomphale qui porte son nom.

Les Daces choisissaient leurs rois, dont le pouvoir était limité par un grand prêtre. Ils regardaient la mort comme un passage à une meilleure vie, où l’on était réuni à Dieu, et s’exposaient avec joie dans la bataille. Nul peuple n’inspira plus de terreur aux Romains de l’empire. Leur langue, qui paraît s’être rapprochée de celle des Sarmates, était mêlée de mots grecs[4].

Les souvenirs de cette première époque sont maintenant assez rares en Transylvanie. Les Daces, peuple pasteur et agriculteur, avaient bâti des villes ; les colons grecs en avaient aussi élevé. Quelques noms de ville nous sont connus[5] ; l’on peut même croire que plusieurs villages ou bourgades occupent l’emplacement de cités daces : Várhely, par exemple, et peut-être aussi Carlsbourg et Veczel. On a découvert près de Thorda, en 1826, deux monnaies d’or qui furent frappées sous le roi Sarmis, comme le montrait l’inscription grecque abrégée ΣΑΡΜΙΣ ΒΑΣΙΛΕΥΣ. La première portait d’un côté l’effigie du monarque, et de l’autre l’image de sa capitale ; on voyait sur la seconde une double tête, qui a été diversement expliquée. Ces monnaies sont les plus rares et les plus anciennes. On en a trouvé encore d’autres en grand nombre, qui portent ou le nom de ΚΟΣΩΝ ou celui de ΑΥΣΙΜΑΧΟΣ[6]. Il faut encore faire remonter au temps des Daces plusieurs monnaies de Philippe et d’Alexandre, qui figurèrent, ainsi que les précédentes, dans la rançon payée par Lysimaque à Dromichœtes, et quelques statues représentant un homme décapité et enchaîné, dans lequel on croit reconnaître Décébale. Nous voici déjà aux Romains. Je parlerai plus tard des Valaques, fils des Daces vaincus et des colons implantés par Trajan.

La conquête de la Dacie était précieuse pour les Romains. Elle relevait le prestige de leurs armes, qui s’effaçait après des revers nombreux. Elle refoulait les Barbares qui inquiétaient la Mœsie et les autres provinces de l’empire, et faisait une citadelle romaine du pays même qui jusque là avait nourri ses plus fiers ennemis : car Trajan, après ses victoires, trouva la Dacie presque déserte ; il dut la repeupler, et les colons qu’il y amenait furent à la fois laboureurs et soldats. Enfin elle leur livrait une contrée fertile, dont la richesse dépassait tout ce que l’imagination pouvait rêver, et qui leur fournit tant d’or, que les colons qui l’habitèrent furent appelés collecteurs d’or, aurileguli. Ils donnèrent à la Dacie l’épithète d’heureuse, felix, et frappèrent une médaille où l’on voyait Cérès, tenant de la main droite une corne d’abondance, et de la gauche une table, avec ces mots: Abvndatia Daciæ.

Trajan installa dans le pays l’administration romaine. Un propréteur gouvernait la province, lequel avait le commandement civil et militaire, et ne rendait compte qu’à l’empereur. Venait ensuite le cortège ordinaire des fonctionnaires et des magistrats. Des colonies furent fondées. La plupart des villes daces furent relevées, agrandies, ornées de cirques, de bains, d’aqueducs et de monuments publics. La treizième légion[7] resta dans la province : les inscriptions font mention de la bravoure que ce corps déploya plus tard dans la guerre des Marcomans. On créa des routes superbes : deux voies partirent d’Ulpia Trajana, se dirigeant, la première vers la Pannonie, la seconde vers la Dacie Alpestre[8]. En outre d’autres chemins furent tracés, dont on retrouve encore les restes, notamment près de Szamos Ujvár, Nyaradtö, Maros Vásárhely, Mikeháza et Véts. Les inscriptions prouvent l’importance qui était attachée à l’emploi d’inspecteur des routes, c’est-à-dire à l’entretien des routes mêmes. Elles donnent encore les noms des dieux romains qui furent introduits : elles en signalent plusieurs, tels que Sarmandus et Sirona, qui ne faisaient point partie de l’Olympe.

Parmi les restes les plus intéressants de la domination romaine qui subsistent en Transylvanie, il faut citer les bas-reliefs mithriaques. On en a découvert douze ou quinze. C’est une femme qui a le mérite de les avoir fait connaître. Mme la baronne Josika a envoyé à M. Lajard les copies de plusieurs bas-reliefs à mesure qu’on les déterrait, ce qui a fourni l’occasion au savant académicien d’écrire un mémoire lu à l’Institut en 1839[9]. Il y a à peine un siècle qu’on s’est occupé de rechercher les traces de l’époque trajane. Seivert[10] a compté et copié les inscriptions qu’il a rencontrées ; mais combien de maisons, de bourgades, de villes entières, ont été construites au moyen âge, avec des pierres romaines ! Combien d’armes, de bagues, de monnaies, d’objets de toute sorte, ont été dispersés ou fondus ! On eût dit, écrit Benkö, qu’on les avait semés dans les plaines et les montagnes, et qu’ils croissaient de jour en jour.

Et aujourd’hui encore combien d’antiquités curieuses tombent entre les mains de gens qui en ignorent la valeur ! Les paysans, c’est-à-dire ceux qui en découvrent le plus, ne savent pas, comme ailleurs, que les objets enfouis dans le sol ont du prix. J’ai traversé le bourg de Reisemarck juste au moment où un villageois saxon faisait badigeonner un groupe antique placé en manière de borne devant sa maison. J’ai vu un paysan apporter une bague sur laquelle se trouvaient des lettres grecques presque entièrement effacées, s’excusant de n’avoir pu enlever toute la rouille. Beaucoup de particuliers possèdent en Transylvanie de curieuses collections. Elles se composent de monnaies, d’armes, de statues, de bas-reliefs, de pénates, d’urnes et de vases de toute forme. En général les statues et les autres objets d’art sont sans valeur : ce qui s’explique par l’éloignement de la Dacie et la date de la conquête. Les pénates, que l’on apportait de Rome, ont seuls quelque prix.

Personne n’a passé par Vienne sans visiter les antiquités rapportées de Transylvanie. Ce musée a été formé avec une négligence déplorable. L’empereur Charles VI, en 1723, fit transporter à Vienne toutes les curiosités que l’on put trouver en Transylvanie. On employa à cet effet les paysans de corvée, qui, pour plus de commodité, brisaient les statues, les urnes et les pierres. Ces débris furent placés sur des bateaux qui descendirent la Maros, la Theïss, et remontèrent le Danube. Un des bateaux s’engloutit.

Il ne reste guère en Transylvanie de monuments romains[11]. Ils ont été détruits dans les guerres des Turcs, car les habitants s’en servaient comme de forteresses. Cependant on peut voir près de Várhely des champs couverts de fondements antiques, et, non loin de là, l’église de Demsus, qui est évidemment de l’époque romaine. Plusieurs villages et rivières portent des noms dont on reconnaît l’origine latine. Au reste les traditions montrent les lieux où s’élevèrent jadis des villes, qui ne sont plus indiquées aujourd’hui que par quelques pierres. Cependant il faut se défier quelquefois des traditions : car ce sont les Valaques, comme les plus anciens habitants, qui les ont transmises, et ils aiment à retrouver partout les souvenirs de leurs ancêtres.

On a peine à comprendre que les Romains aient pu laisser en Dacie des traces ineffaçables, si on se rappelle qu’ils s’attachèrent à tirer des richesses de cette contrée plutôt qu’à y fonder ces grands établissements dont ils dotèrent les autres provinces. On retrouve aujourd’hui dans l’ancienne Dacie des restes de leur domination, que l’on chercherait vainement dans les pays où ils fondèrent leurs plus chères colonies, des traces romaines qui n’existent ni en Espagne, ni dans les Gaules, ni même en l’Italie : on retrouve un peuple, qui, dans sa langue, s’appelle Romain, qui a conserve non seulement l’idiome et la physionomie des conquérants, mais encore qui de tous les peuples de l’Europe a gardé le plus fidèlement leurs idées et leurs usages. Et pourtant la Dacie ne resta province romaine que cent soixante-dix ans.

Les Barbares avaient pressé sans relâche les frontières de cette contrée tant que dura l’occupation ; et, malgré les sanglantes victoires de Claude, ils devinrent si formidables, que les Romains l’abandonnèrent volontairement. Aurélien emmena les légions, les principaux colons et les fonctionnaires, et se consola en appelant Dacie le territoire qui séparait les deux Mœsies. Par un rapprochement singulier, Aurélien était né précisément en Hongrie (à Syrmium). Les noms des deux empereurs Trajan et Aurélien, de celui qui conquit la Dacie et de celui qui l’abandonna, se trouvent encore dans la bouche du peuple valaque. En Moldavie, Valachie et Transylvanie, bien des plaines sont appelées pratul lui Trajan, campul lui Trajan, et on entend parler encore de Lerum Doamne[12].

À partir de cette époque (274) la Dacie est en proie à des irruptions fréquentes. D’abord viennent les Goths, qui prennent la place des Romains ; après les Goths les Huns (376), après les Huns les Gépides (454), après les Gépides les Avars (553). Au milieu de ces armées émigrantes qui traversent leur pays sans interruption, les descendants des Romains, le peuple qu’Aurélien n’avait pas emmené, subsistent toujours. Les Valaques avaient leurs chefs nationaux lorsqu’ils furent subjugués par les Hongrois ou Magyars, lesquels, conduits par Arpád, avaient déjà conquis la Pannonie (889).

Après que la Transylvanie est réunie au royaume que saint Étienne fonde en Hongrie (1002), on voit accourir les Tatars, qui passent et repassent périodiquement comme des vagues de feu. Ces invasions régulières, et pour ainsi dire annuelles, commencent un siècle après rétablissement de la monarchie. La plus terrible eut lieu en 1241. Une foule innombrable de Tatars-Mongols se jeta sur la Hongrie et la Transylvanie, conduite par un chef fameux nommé Bath. Le roi Béla IV, Kálmán, son frère, et l’archevêque Ugrin, les rencontrèrent sur les bords du Sajó, et leur livrèrent une furieuse bataille. Trente-cinq mille Tatars périrent, mais les Hongrois furent vaincus. Béla put à peine être sauvé. Il traversa tout le pays en fugitif, et resta trois années en Dalmatie pendant que les Tatars mettaient le royaume à feu et à sang. À la fin l’excès de leurs malheurs releva le courage des Hongrois. Le roi sortit de sa retraite, secondé par la puissante famille des Frangipani et les chevaliers de Rhodes, et les Tatars furent exterminés. Un chanoine de Grand-Waradein, Italien de naissance, Roggeri, a écrit sous le titre de Miserabile carmen super destructione Regni Hungariœ per Tartaros facta, un récit lamentable de cette grande calamité, qu’on ne peut lire, après six siècles, sans une émotion douloureuse.

Les invasions des Turcs étaient plus terribles encore. Les Turcs arrivaient « aussi nombreux que les grains de sable au fond de la mer », pour conquérir l’Europe. C’était au sol qu’ils en voulaient. Le fanatisme religieux inspirait leur bravoure. Arrêtés par les Hongrois, ce fut contre eux qu’ils réunirent leurs efforts, ce fut leur pays qui devint le champ de bataille où se vida la cause de l’Europe. Les Turcs égorgeaient tout, hommes, femmes et enfants. La Hongrie et la Transylvanie étaient périodiquement dépeuplées. Avec les Turcs vint la peste, qui ravagea ces contrées jusqu’au temps de Marie-Thérèse.

Quand la monarchie hongroise finit à Mohács (1526), la Transylvanie, détachée du royaume de saint Étienne, et devenue tributaire de la Porte, fut gouvernée par des princes électifs. Mais les souverains de l’Autriche n’oubliaient pas que cette belle province avait appartenu à la couronne de Hongrie : ils la disputèrent aux Turcs. Quand en outre les princes n’obéissaient pas aux sultans, les Tatars accouraient et incendiaient le pays. Ce fut surtout de 1594 à 1613 que la Transylvanie passa par les plus cruelles épreuves. Il semblait qu’elle fût perdue sans ressources. Malgré leur antipathie pour les Allemands, les Transylvains se rapprochèrent de l’Autriche, qui leur promit sa protection ; ils se donnèrent à l’empereur en 1698. Les Turcs abandonnèrent leurs prétentions sur la Transylvanie, et les dernières victoires de Joseph II leur enlevèrent ce qu’ils possédaient encore du territoire hongrois.

Les malheurs de cette époque fatale sont consignés dans le recueil des lois. Si on parcourt les décisions des Diètes, on rencontre certains articles fort courts, rapportés sans commentaires, qui vous arrêtent et vous saisissent. — 1555. « La Diète tenue à Maros Vásárhely décide que ceux qui reconstruiront dans l’espace de trois ans leurs maisons brûlées ne paieront pas de taxe. » — 1614. « Les habitants d’Hermannstadt sont exempts d’impôts pendant deux années à cause des maux qu’ils ont soufferts. » — 1658. « La Diète décide que Torda sera repeuplée. » — 1668. « La Diète tenue à Bistritz décrète des peines sévères contre les habitants qui, s’étant enfuis dans les bois à l’approche des ennemis, tarderaient à paraître dans leurs demeures. » — 1670. « Les habitants de Szilágy Cseh sont exempts d’impôts, parce que la guerre leur a fait un grand dommage. » — 1683. « Pour compléter le tribut dû aux Turcs, il est arrêté que quiconque ne contribuera pas au plus vite aura ses biens vendus ; celui qui n’a pas de bien à vendre ira en prison. » Dura lex ! ajoute cette fois l’honnête copiste[13].

Quand vous parcourez la Transylvanie, les noms seuls des villages vous rappellent le passé presque à chaque pas : — Törökfalva, village turc ; — Tatárlaka, demeure des Tatars ; — Hadrév, gué de l’armée. — Combien de monticules sont appelés tombeau des Tatars, tombeau des Turcs ! Questionnez l’enfant étendu au pied de ces collines et qui regarde tranquillement paître ses buffles, il vous dira : Nos pères ont tué les Tatars, nos pères ont tué les Turcs, et ils les ont enterrés ici. Il y a un village qui se nomme Eresztvény. Pour peu que vous sachiez qu’en hongrois ereszteni signifie « laisser aller », et que vous demandiez l’étymologie de ce nom, on vous répondra par la tradition suivante : Un jour les Tatars emmenaient une foule d’habitants en esclavage ; comme le grand nombre des captifs rendait la marche difficile, ils mirent les vieillards en liberté ; c’est ici qu’ils les « laissèrent aller ».

Certains noms font souvenir de cette fluctuation continuelle de nations, de ce va-et-vient d’hommes qui comblaient un moment les vides faits par la guerre et la peste, et qui disparaissaient à leur tour : — Tótfalu, village slave, et il n’y a plus là un seul Slave ; — Magyar Orbó, où ne se trouvent maintenant que des Valaques ; — Lengyelfalva, village polonais où il n’y a plus de Polonais ; — Magyar Szent-Pál, dont les habitants hongrois furent un jour brûlés dans l’église par les Tatars, et qui a été repeuplé entièrement de Valaques ; — Oroszfalu, village russe où il n’y a plus un seul Russe. — Les princes appelaient vainement dans le pays des Moraves, des Allemands, des Valaques, des Bulgares, etc. : on donnait aux nouveaux arrivants les villages devenus déserts. Rien n’y faisait : la population diminua toujours. Parmi ces nations, il y en a qui se sont effacées entièrement ; d’autres, telles que les Bulgares et les Moraves, ne sont plus représentées aujourd’hui que par quelques individus. La nécessité où les princes se trouvèrent toujours d’appeler de nouveaux habitants explique suffisamment la présence en Transylvanie de tant d’hommes de races diverses.

Il est bien remarquable que ces différentes races ne soient pas mêlées. Elles sont restées en présence sans se fondre. Le même fait, il est vrai, se reproduit en Hongrie ; toutefois la différence qui existe ici entre les nations est plus tranchée, d’abord parce que l’espace est moins étendu, puis parce que cette séparation est sanctionnée par la constitution. On compte en Hongrie plusieurs nations, mais elles sont sensées se fondre en une, la nation hongroise ; la Diète contient des magnats et des députés esclavons et allemands, mais ils siègent comme hongrois. En Transylvanie chaque nation a son territoire, que la loi lui assigne : chaque nation figure pour son propre compte à la Diète, qui représente ce que l’on a appelé la Trinité transylvaine.

Les Hongrois sont les premiers : ils ont conquis le sol au 10e siècle. Après eux viennent les Sicules, fraction du peuple magyar, qui l’occupaient bien avant eux. Enfin arrivent les Saxons admis au 12e siècle en qualité de colons[14].

Ces trois nations ont leur administration distincte, leurs droits, leurs privilèges à part. Leur union a été solennellement instituée en 1545 à la diète de Torda.

Au dessous des trois « nations unies » sont les Valaques, anciens maîtres du sol, et les plus nombreux habitants, qui ne possèdent pas de territoire, et sont dispersés sur toute la surface du pays. Il faut aussi compter quelques milliers d’Arméniens, de Juifs, de Bohémiens, etc. Ce sont « les nations tolérées ». Elles n’ont aucun droit politique. Les Arméniens et les Valaques peuvent figurer à la Diète, mais en se confondant avec les autres. Ils comptent alors comme Hongrois ou députés des villes, mais ne représentent nullement leur propre nation[15].

À cette première division par races, il faut en ajouter une autre déterminée par la diversité des religions. De tout temps les Juifs, ainsi que les Valaques grecs, s’étaient sépares, par leurs croyances, des Hongrois et des Saxons. La réforme a fait naître des distinctions nouvelles entre les nations unies. Le protestantisme pénétra dès 1521 en Transylvanie. Des marchands d’Hermannstadt apportèrent les pamphlets de Luther, que Louis II, sur les plaintes des catholiques, fit publiquement brûler. Cependant le nombre des luthériens devint considérable, et la Diète de Hongrie ordonna, en 1524, leur expulsion. Ils n’en continuèrent pas moins à tenir leurs écoles, et après la mort de Louis II, qui avait fait de nouvelles menaces, ils acquirent tant de force, qu’en 1529 ils chassèrent d’Hermannstadt et de Cronstadt les prêtres et les chanoines. Seize ans après, malgré les efforts d’Isabelle, veuve de Jean Zápolya, tous les Saxons étaient luthériens.

Le calvinisme fut introduit en 1557. Suivant cette triste loi historique, en vertu de laquelle ceux qui réclament leur propre liberté n’admettent guère la liberté des autres, il eut d’abord pour ennemis les luthériens eux-mêmes, qui ne s’entendirent pas, dans les conférences qu’ils provoquèrent, avec les apôtres de la nouvelle réforme. Mais la Diète de Torda (1563), où il fut décidé que chacun pourrait choisir sa religion, abrégea les difficultés qui furent résolues l’année suivante au synode d’Enyed.

Vint ensuite le socinisme, prêché par un Piémontais, George Blandrata, qui de Genève était passé en Pologne, et de là en Transylvanie. Blandrata fut combattu à son tour par les luthériens et les calvinistes réunis. Des conférences eurent lieu à Torda, à Maros Ujvár, à Fejérvár : la dernière dura huit jours. Un quatrième synode fut tenu à Grand-Waradein, qui appartenait alors à la Transylvanie, où l’on discuta six jours entiers. Pendant ce temps, les choses allaient si bien pour Blandrata et les siens, qu’en 1570 la ville entière de Clausenbourg, le prince Jean Sigismond en tête, était passé dans le camp des unitaires.

Il faut remarquer que la solution de ces terribles questions religieuses était très pacifique. Tout se passait dans des conférences. On ne faisait pas autre chose que de discuter. C’était le temps de nos sanglantes guerres de religion. Les dissensions ne s’envenimèrent que plus tard quand on se disputa les églises ; tandis que, dans le reste de l’Europe, les croyances étaient poussées jusqu’au fanatisme, ici on raisonnait. Les esprits étaient inquiets ; on allait d’une foi à l’autre, selon le talent du prédicateur et la conviction qu’il faisait naître. Le type de cette époque est un certain François David, qui, né catholique, se lit luthérien, fut ensuite calviniste, et mourut unitaire.

Il faut aussi se rappeler que, dans l’union politique des trois nations, des droits différents, des privilèges distincts, étaient également reconnus et consacrés.

De ces deux causes résulta un fait mémorable et inouï dans les annales de l’Europe.

Cette consécration passa tout naturellement des faits politiques aux faits religieux. Les Saxons étant luthériens, d’une part ; de l’autre, les Hongrois et les Sicules étant catholiques, calvinistes ou sociniens, la Diète de Maros Vásárhely reconnut et établit la parfaite égalité des quatre religions, égalité qu’à leur avènement tous les princes, jusques et y compris ceux de la maison d’Autriche, jurèrent et jurent encore de maintenir. Le culte grec et le judaïsme furent « tolérés ».

Cela fut décidé le 2 mars 1571, l’année même qui précéda la Saint-Barthélémy.

Cependant, en fait, cette égalité n’était pas pleine et entière. Il était difficile aux princes de ne pas manifester quelque préférence pour leurs coreligionnaires. Les protestants ont été particulièrement appuyés par Gabriel Bethlen et George I Rákótzi. La maison d’Autriche, au contraire, a protégé les catholiques. Dès 1572, les unitaires s’étaient tellement affaiblis, que le prince Étienne Báthori leur ôta sans peine l’imprimerie qu’ils possédaient à Carlsbourg, parce qu’ils avaient attaqué la Trinité. François David mourut même en prison. Leur nombre diminua sensiblement, et ils avaient presque disparu quand, l’an 1600, la Diète de Pologne ayant proscrit les sociniens, une partie des exilés se réfugièrent en Transylvanie.

Ce pays est donc doublement morcelé, sous le rapport religieux comme au point de vue des nationalités. Il n’y a pas de villages où ne se rencontrent des races et des religions différentes. Cette double division est consacrée dans une foule de faits, par exemple dans l’élection du gouverneur. Les États, c’est-à-dire les trois nations, choisissent trois gentilshommes catholiques, trois calvinistes, trois luthériens et trois unitaires, c’est-à-dire trois membres de chaque religion reçue, qu’ils désignent à l’empereur : celui-ci prend le gouverneur entre les douze candidats. Les comitats envoient deux députés à la Diète ; d’après la loi, on doit choisir de préférence des députés de religion diverse. Chaque religion a ses collèges, qui sont soumis à la surveillance des consistoires[16].

Ce n’est pas que les opinions religieuses aient beaucoup de force en Transylvanie, du moins dans les classes supérieures. Mais des causes politiques et un esprit de parti ont entretenu ces divisions. Les Hongrois (abstraction faite des unitaires, qui sont peu nombreux) sont catholiques ou calvinistes. Les catholiques ont soutenu le gouvernement, tandis que les calvinistes faisaient de l’opposition. La confession d’Augsbourg est pour les Saxons, qui ont le tort de se regarder toujours comme Allemands, une profession de foi nationale. Il en serait de même, au besoin, du rite grec pour les Valaques, s’ils n’étaient pas naturellement attachés à leur culte.

Voilà dans quel rapport sont les différentes nations qui habitent aujourd’hui la Transylvanie.

Nous parlerons de chacune d’elles en détail. Nous nous arrêterons dans les lieux qui méritent d’être cités, soit à cause des souvenirs qui s’y rattachent, soit parce qu’il s’y trouve quelque richesse naturelle. Mais nous pouvons déjà dire, dès le début, qu’il y a ici plus à observer et à étudier que dans beaucoup de pays d’une étendue trois fois plus considérable.

  1. On sait que les Romains nommaient Dacie la vaste région comprise entre les Carpathes, la Theïss, le Danube et la mer Noire. Ils la divisaient en trois provinces, dont l’une, placée au cœur de la Dacie et entourée d’une ceinture de montagnes, était dite Méditerranéenne.
    Au moyen âge les Magyars appelèrent Silvana regio le pays boisé situé l’est de la Hongrie. La contrée qui se trouvait au delà, et qui formait autrefois la Dacie méditerranéenne, reçut le nom de Ultra Silvana ou Trans Sylvana. En hongrois on l’appela Erdély (erdö, forêt).
    À la même époque les Saxons élevèrent dans ce pays sept villes fortifiées : de là le nom qu’ils lui donnèrent, et qui a été adopté par les Allemands, Siebenbürgen (Sept Forts).
  2. D’après les calculs de M. de Humboldt, l’Europe produirait annuellement de 4 200 à 4 250 marcs d’or, sur lesquels la Hongrie et la Transylvanie figureraient pour 4 100 marcs. En 1836 la Transylvanie seule produisait 3 367 marcs d’or.
  3. Liv. III, ode 6, ode 8.
  4. Ovide, Trist., el. 2, el. 7.
  5. Decidava, Sergidava, Marcidava, Sandava, Ramidava, Singidava, Utidava, etc. La terminaison dava signifie, selon les uns, « montagne », et, selon d’autres, « forteresse ». Il est probable que ces deux opinions sont vraies, puisque alors on se fortifiait toujours sur des hauteurs.
  6. En 1543 des pécheurs tirèrent du Sztrigy, ou, selon d’autres, un arbre, en s’abîmant, mit a jour une quantité de lysimaques, que le gouverneur Martinuzzi s’appropria, et dont il envoya deux mille pièces à l’empereur Maximilien. Quand son château d’Alvintz fut pillé (V. chap. IX), on y trouva quatre mille lysimaques, qui pesaient chacun quatre ducats. Il y a un demi-siècle, on découvrit dans la colline de Muntsel (comitat de Hunyad), près de la Maros, beaucoup de lysimaques et de cosons : ces dernières monnaies étaient les plus nombreuses, car sur cent pièces se trouvaient seulement quatre lysimaques. Comme, en vertu d’une loi approbatiale, ce trésor revenait au fisc, sur le terrain duquel il avait été trouvé, on fondit les pièces et on porta les lingots en Valachie. Les cosons qui subsistent aujourd’hui proviennent de la découverte faite en 1543.
    Ces monnaies, qui sont évidemment barbares, ont été frappées, assure-t-on, dans la ville de Cosa, qui était située non loin de la mer Noire. Ce qui nous paraît certain, c’est qu’elles firent partie des richesses de Lysimaque, que Plutarque appelle (in Demetrio) le trésorier d’Alexandre. On sait que Lysimaque, qui avait eu la Thrace en partage, entreprit la conquête de la Dacie. Vaincu et pris par le roi Dromichœtes, il obtint la vie moyennant rançon. C’est pourquoi les monnaies à l’effigie de ce prince se trouvent dans l’ancienne Dacie, et, si on considère ce fait qu’elles sont toujours mêlées aux cosons, on en conclura que les monnaies de Cosa figuraient dans son trésor.
  7. Gemina Pia Fidelis.
  8. Valachie.
  9. Mémoires sur trois bas-reliefs mithriaques qui ont été découverts en Transylvanie. Imprimerie royale, 1840.
  10. Inscriptiones monumentorum romanorum in Dacia mediterranea. Viennæ, 1773.
  11. Des ruines romaines se voyaient il n’y a pas bien longtemps, et quelques unes se voient encore, près de Aranykút, Héviz, Veczel, Zalathna, Abrud Bánya, Carlsbourg, Torda, Clausenbourg, Zernyest, Balamir, Sárd, Tótfalu, Szászváros, Birbatzfalva, Sebesély, Boldogfalva, Oltszeme, Pétrosz, Pestyen, etc.
  12. Aurel Dominus.
  13. Ceux qui prennent part aux événements, et écrivent l’histoire du pays telle qu’elle s’est accomplie sous leurs yeux intitulent ainsi leurs Mémoires : — État déplorable de la Transylvanie, par F. Mikó. — Des événements heureux et malheureux de la Transylvanie de 1588 à 1622, par Jean Laskai. — Huit livres de chronique lamentable, par Jean Szálardi. — Lamentation sur les événements accomplis de 1658 a 1660, par Christophe Pasko. — Paul Enyedi, en racontant la fin du 16e siècle et le commencement du 17e, donne à son histoire la forme du Miserabile carmen de Roggeri.
  14. Les armes de la grande principauté de Transylvanie se composent d’un aigle pour les Hongrois, d’un croissant et d’un soleil pour les Sicules, et de sept tours pour les Saxons.
  15. Il n’existe pas de dénombrement exact de la population de Transylvanie. Ce qu’il y a jusqu’à présent de plus précis, ce sont des tableaux statistiques dressés par religions ou suivant l’état des personnes.
    D’après les derniers tableaux publiés en 1837, il y aurait :
    4 612 prêtres de toute religion,
    46 819 nobles,
    5 436 employés et individus qui ont une certaine position sans être ::nobles, les employés nobles figurant dans le nombre précédent ;
    51 622 artisans,
    1 753 653 paysans,
    26 260 individus qui n’entrent dans aucune des classes précédentes,
    Distribués dans
    28 villes,
    65 bourgs,
    2 589 villages,
    Les tableaux dressés d’après les religions ont donné :
    214 085 catholiques romains,
    265 953 calvinistes,
    210 571 luthériens,
    46 813 unitaires,
    567 603 catholiques grecs ou grecs unis,
    565 377 grecs non unis,
    1 870 402
    D’après ce dernier tableau on peut à peu près en dresser un autre par nations, car
    Les Valaques sont tous grecs,
    Les Saxons sont tous luthériens (ainsi qu’un certain nombre de Hongrois du district de Cronstadt),
    Les Hongrois et les Sicules sont catholiques, calvinistes et unitaires.
    Entre les catholiques il faut encore compter quelques Allemands, et environ 7 000 Arméniens. On n’a pas évalué au juste le nombre des Juifs et des Bohémiens. Suivant la statistique de Fényes on compterait 15 000 Bohémiens. Les Juifs sont en moins grand nombre.
  16. Outre les écoles inférieures,
    Les catholiques ont des collèges à Carlsbourg, Bistritz, Hermannstadt, Clausenbourg, Csik-Somlyo, Kanta, Maros Vásárhely, Szilágy Somlyo, Udvarhely, et Zalathna.
    Les calvinistes ont des collèges de premier et de second ordre à Clausenbourg, Nagy Enyed, Maros Vásárhely, Szászváros, Ziláh, Torda, Vizakna, Kézdi Vásárhely ;
    Les luthériens, à Hermannstadt, Cronstadt, Schœsbourg, Megyes et Bistritz ;
    Les unitaires, à Clausenbourg, Torda, Toroczko et Keresztur.
    Les Grecs unis ont un collège de première importance à Balásfalva.