La Transylvanie et ses habitants/Chapitre 1


Imprimeurs-unis (Tome Ip. 1-32).

chapitre premier.
À travers la Hongrie.

Le voyageur qui passe la frontière d’Autriche pour entrer par terre en Hongrie ne trouvera pas de prime abord la ligne de démarcation qui sépare ces deux pays, si différents d’idées, de mœurs, de races et de langages, bien que gouvernés par le même souverain. À l’ouest, la Hongrie a un reflet allemand assez prononcé. Des paysans amenés de la Souabe ont été implantés là pour combler les vides faits par les guerres des Turcs ; peut-être aussi, dans la pensée des empereurs, devaient-ils à la longue germaniser le pays. Mais ce dernier but n’a pas été atteint : la race hongroise est douée d'une prodigieuse énergie, et les colons allemands subissent de plus en plus son influence au lieu de lui imposer la leur.

À mesure que l’on s’avance en suivant le cours du Danube, on voit le pays changer d'aspect. Il devient original et sauvage. Les habitations sont rares, les villages plus éloignés les uns des autres. Les routes ne sont plus, il est vrai, comme aux portes de Vienne, sablées et droites, pareilles à des allées de jardins ; mais aussi vous n’êtes plus arrêté à chaque pas par les receveurs des péages, par les douaniers, par les gens de police, par tous ces personnages enfin qui vous rappellent que l’on vit en Autriche sous le gouvernement le plus paternel du monde, et insensiblement vous vous surprenez à respirer aussi librement que si vous n’aviez pas quitté, le matin même, la capitale de Sa Majesté apostolique. Tout à coup l’on arrive dans un village hongrois. Un jeune garçon aux cheveux noirs, à la physionomie caractérisée, amène son attelage et vous entraîne au galop, tandis que le dernier représentant de la blonde Allemagne regagne paisiblement ses foyers.

Il peut sembler étrange parmi nous que tous les villages de Hongrie ne soient pas proprement des villages hongrois. Mais il faut se souvenir que les différentes nations qui tour à tour ont dominé cette contrée ne s’y sont pas fondues. La Hongrie, qui porte le nom des derniers conquérants, est également habitée par des Valaques, par des Slaves, et par diverses peuplades peu nombreuses. Pour peu que l’on jette les yeux sur une carte ethnographique du pays, on voit de suite quel a été le résultat de la conquête. Fixés à l’est, aux confins de l’ancienne Dacie, les Valaques ont été domptés, mais non déplacés, par les Hongrois, qui, faisant une trouée au milieu des Slaves, les ont refoulés au nord et au sud, tandis qu’eux-mêmes s’emparaient des riches plaines situées au centre.

En France, la race victorieuse et la race vaincue se sont réunies pour former un peuple nouveau. Le même fait ne pouvait se reproduire en Hongrie. Les Hongrois ne s’établirent pas dès l’origine dans le pays dont ils s’étaient rendus maîtres. Après une halte en Pannonie, ils poussèrent plus avant, et vinrent, pendant plus d’un siècle, ravager nos contrées. Repoussés par les Occidentaux, ils gardèrent définitivement les grandes plaines qui leur servaient de quartier général ; mais les Slaves, qui s’étaient ouverts pour laisser passer l’armée nomade, ne descendirent plus de leurs montagnes. L’étendue et la dépopulation du pays favorisaient cette dispersion des habitants : le vaincu cédait la place au nouvel arrivant, trouvait plus loin un lieu désert et y bâtissait sa demeure. Chaque race a grandi sur son propre sol, en conservant à un très haut degré le sentiment national ; si bien que cet état de choses, qui subsiste depuis mille ans, semble ne dater que d’hier.

Le Danube coule entre deux rives hongroises à partir de Presbourg. Mais déjà avant cette ville la rive gauche appartient à la Hongrie. Aussi, dès que le bateau à vapeur l’atteint, dès qu’on aperçoit les ruines du château de Déven qui marquait au moyen âge les limites des deux états, on abaisse le pavillon autrichien, et l’on hisse le drapeau hongrois, vert, blanc et rouge, en sorte que le bâtiment aborde à Presbourg paré des couleurs nationales. Cette manœuvre, que les gens de l’équipage ne manquent jamais d’exécuter, vous rappelle que le royaume de Hongrie forme, dans la monarchie autrichienne, un état à part. Du 11e au 16e siècle, il fut l’un des plus puissants de l’Europe, et compta souvent entre les alliés de la France. Un jour les Hongrois appelèrent au trône les princes de la maison d’Autriche : dès lors leur grandeur s’évanouit, mais ils n’en gardèrent pas moins leur nationalité ; et ce pays, qui s’était donné volontairement aux empereurs, conserva sa langue, ses lois et son administration. Le prince qui règne à Vienne en maître absolu ne gouverne à Presbourg qu’avec le concours de la Diète. L’aigle à deux têtes est l’emblème fidèle de cette monarchie double.

Les empereurs ont fait de Presbourg, située aux portes de l’Autriche, la capitale du royaume ; mais les Hongrois n’affectionnent guère cette ville, bien que depuis trois siècles la Diète y tienne ses séances. Sur la rive du fleuve on voit le monticule qui sert au couronnement des rois de Hongrie. C’est un tertre peu élevé, avec une balustrade en pierre. Au sortir de l’église, le prince, à cheval, en uniforme de hussard, portant la couronne et le manteau de saint Étienne, s’élance sur la plateforme, et, pour indiquer qu’il défendra le royaume envers et contre tous, frappe l’air de son sabre dans les quatre sens. Le roi Marie-Thérèse, qui sut si bien captiver les Hongrois, franchit la colline royale au galop, l’épée à la main, aux applaudissements enthousiastes des magnats qui l’escortaient.

De Presbourg à Gran, le Danube arrose des rives plates et basses. Des îles vertes, à demi-inondées, surgissent du sein de cette immense nappe d’eau. On passe devant Komorn, ville forte bâtie par Mathias Corvin ; on aperçoit de loin en loin un clocher qui se dresse à l’horizon et signale la présence d’un village. Le fleuve tourne brusquement à Gran, et, par l’effet de la courbe qu’il décrit, il prend un développement tel, que l’on croit voir son embouchure. Peu à peu apparaissent des montagnes boisées dont les dernières ondulations viennent mourir près du rivage. Des files de moulins attachés les uns aux autres occupent le milieu du Danube. Des paysans hongrois revêtus de leur costume flottant s’approchent du bord, arrêtent leurs montures et vous regardent passer. De nombreux troupeaux de bœufs blancs aux cornes formidables sont couchés près du fleuve, ou le traversent à la nage pour chercher un pâturage nouveau. Çà et là est une petite église ou une cabane de pâtre perdue entre les rochers. Des débris de forteresses féodales se reflètent dans les eaux du fleuve : on remarque entre autres ces ruines romantiques, consacrées par la légende, qui portent le nom slavon de Vissegrad, « château élevé ». Enfin de hautes collines couvertes de ces vignes qui donnent le fameux vin de Bude annoncent rapproche de la capitale. On longe l’île Sainte-Marguerite, et l’on voit se développer les deux villes rivales entre lesquelles le Danube, que Napoléon appelait le roi des fleuves de l’Europe, roule majestueusement ses flots jaunes comme ceux du Tibre.

Bude est la ville du passé et des traditions merveilleuses. Cité romaine, résidence bien-aimée du grand Mathias, ville sainte des Turcs, qui y ont encore une mosquée et y font des pèlerinages, le vieux Bude élève ses étages de remparts, au haut desquels on a créé de délicieux jardins. On ne parcourt cette rive qu’en songeant au temps qui n’est plus. Ces places aujourd’hui désertes retentissaient au moyen âge d’un bruit d’armes et de chevaux lorsque les nobles choisissaient leur roi. Ces carrefours où s’élèvent des fontaines de marbre rouge, ce sont les pachas qui les ont ornés. Les souvenirs qui surgissent sous vos pas, dans les rues montueuses de Bude, contrastent avec les idées qu’inspire la vue de Pesth, dont le superbe quai s’étend sur la rive opposée. Là, tout atteste le mouvement et la vie. Des constructions nouvelles, qui portent un caractère de grandeur, indiquent le développement de la population : des palais, des monuments publics, s’échelonnent le long du fleuve, et pour que rien ne manque à la splendeur de cette capitale de l’avenir, le plus beau pont de fer que l’on ait encore construit réunira bientôt les deux villes. C’est en peu d’années et comme par enchantement que se sont élevés tous ces édifices, magnifiques témoignages de l’activité d’un peuple qui se réveille.

Après Pesth commencent les Puszta. Les Hongrois appellent ainsi les steppes situées au centre de leur pays. Elles s’étendent de Pesth à Debreczin, de Szegedin à Erlau, dans une circonférence de près de deux cents lieues. Généralement fertile, la terre présente l’aspect d’une mer de blé qui ondule sous le vent ; parfois sablonneuse, elle offre l’image du désert ; ailleurs ce sont de riches prairies et des chevaux qui paissent. Pas de routes, pas de chemins ; seulement des traces de roues, çà et là, indiquent par où passent le plus de voitures. Autour de vous, à l’horizon, le mirage, dans l’eau duquel se baigne un clocher renversé. De loin en loin un puits : un simple trou en terre, une perche que l’on y fait descendre pour en tirer de l’eau, et un tronc creusé qui sert d’abreuvoir. Souvent aussi un monticule, tombeau de quelque héros d’un autre âge. Au ciel, des cigognes qui volent. Puis, vers le soir, de tous côtés, brillent des feux allumés par des bergers ou des marchands en route, qui rappellent les haltes des caravanes d’Égypte.

Le spectacle continuel d’une plaine sans bornes peut paraître monotone ; mais c’est la monotonie de l’Océan. On ressent au contraire une vive et profonde impression lorsqu’en sortant des bateaux du Danube, après avoir quitté la bruyante société française, anglaise ou allemande, qui animait la traversée, on se trouve tout à coup sur cette terre étrange et silencieuse, emporté par quatre chevaux tatars, qui galopent sous le fouet d’un homme sauvagement vêtu. À l’étonnement se joint l’admiration. Il y a de la majesté dans cette étendue, quelque chose qui recueille et vous fait penser. Cette plaine sans limites, où le regard n’a pas d’obstacles, est une belle image de la liberté, si chère aux Hongrois.

Dans les Puszta, le lever et le coucher du soleil sont d’un magnifique effet. Le matin la terre est inondée d’une mer de vapeur rose, qui s’illumine quand le disque de feu paraît à l’horizon : à la fin du jour, lorsque le soleil trace sa route ardente, la moitié du ciel est enflammée. On a comparé les nuits des Steppes à celles de Venise, pour la sérénité, la fraîcheur, et la clarté des étoiles. Il faut encore voir les Puszta par un temps d’orage, quand d’un horizon à l’autre le firmament est déchiré par la foudre ; le vent balaie en maître cette immense surface, et les monticules de sable qui hérissent çà et là le désert tourbillonnent, se déplacent et vont se reformer ailleurs.

Si cette solitude vous pèse, frappez du pied le sol, évoquez les souvenirs d’un âge héroïque, ils viendront en foule assaillir votre esprit. Représentez-vous une innombrable armée de Turcs et de Tatars, traversant tumultueusement les Steppes, et poussant devant elle, comme en 1526, deux cent mille captifs chargés de chaînes. Ou bien encore assistez par la pensée à l’une de ces diètes bruyantes, comme il s’en tenait sur la plaine de Rákos, qui s’étend aux abords de Pesth, et où des milliers d’hommes à cheval délibéraient sur les affaires du pays. Souvent le choc des armes, le hennissement des chevaux, l’odeur du combat, enivraient cette foule ; une fièvre de guerre la saisissait, et les discussions aboutissaient à de sanglantes batailles. Si quelque expédition était résolue, on partait sur-le-champ, et le nuage de poussière qui enveloppait l’armée délibérante ne s’était pas dissipé que déjà l’armée avait disparu.

C’est dans les Puszta qu’habitent les vrais fils des compagnons d’Arpád. Ils n’ont pas changé depuis dix siècles. Les voilà tels qu’étaient leurs pères, avec la longue moustache, et la botte armée de l’éperon. Reconnaissez-vous le paisible laboureur dans cet homme au mâle visage, à l’allure décidée ? Le Hongrois est resté soldat sur le sol qu’il a conquis. Ses chevaux paissent près de lui ; ils se reposent maintenant après les travaux de la journée, comme autrefois après la bataille. L’aspect seul du village indique l’origine de ceux qui l’habitent ; on sent que c’est un peuple nomade qui s’est fixé là : une longue et large rue, formée d’une file de maisons bâties de côté, séparées par un espace égal, et qui, présentant de profil leurs toits uniformément élevés, donnent au village la physionomie d’un camp. Il semble qu’au premier signal ces tentes vont être pliées, et que la bande montera à cheval pour aller chercher plus avant la terre où elle campera demain. Entre les habitations, au centre du village, s’élève aujourd’hui l’église : à cette place était dressée la tente du chef. Rarement une double rangée d’acacias s’épanouit dans cette unique rue. La plupart du temps c’est en vain que vous chercherez l’ombre. Il semble, a écrit un voyageur, que les Hongrois aient apporté de l’Asie cette haine héréditaire des Orientaux pour les arbres. Le cimetière est placé à l’entrée du village. Il est ouvert, sans barrière ni enceinte. Les tombes sont surmontées de poteaux inclinés, et les morts sont couchés le visage tourné vers l’Orient.

Les villages hongrois qui subsistent aujourd’hui ne sont pas autre chose que les lieux de halte où s’arrêtèrent, au moment de la conquête, les divers détachements de l’armée envahissante. Voilà pourquoi ils sont séparés par de grandes distances, et contiennent souvent une population nombreuse. Outre que les invasions des Turcs empêchaient les habitants de se répandre dans la campagne, les paysans continuèrent, par tradition, à vivre sur le sol où leurs pères s’étaient fixés. Rien ne changea, pas même l’aspect du camp. Aussi ce peuple de laboureurs et de soldats n’a-t-il pas élevé une seule ville. Si l’on excepte Bude, la capitale de la noblesse, toutes ces agglomérations de dix, vingt et trente mille hommes, que l’on rencontre sur le territoire des Hongrois, ne sont, à vrai dire, que des villages. Ils consistent, comme les hameaux de moindre importance, en larges rues sablées, où cent chevaux galopent à l’aise ; seulement, les rues sont multipliées. Debreczin, qui compte soixante mille habitants, est en grande partie formé de petites maisons régulièrement blanchies et construites en forme de tentes. Aussi, malgré les élégantes boutiques de quelques marchands étrangers, Debreczin est-il un véritable village hongrois.

Les paysans magyars, pour me servir de l’expression hongroise, portent une chemise à manches flottantes, qui s’arrête au bas de la poitrine, et, en se soulevant, laisse voir le dos hâlé par le soleil. À partir des reins ils ont un large pantalon de toile appelé gagya, frangé à son extrémité, en dessous duquel sort la botte. Le gagya est assujetti par une courroie ou un mouchoir, de telle façon que le ventre s’efface, et la poitrine ressort fortement bombée. Ils jettent sur l’épaule une bunda de peaux de mouton. Leur tête est couverte d’un bonnet noir (sureg) en forme de shako, ou d’un chapeau à larges bords comme en ont nos montagnards de l’Auvergne. Les paysans riches et les petits gentilshommes roulent le gagya autour de la jambe, et mettent une culotte de drap galonnée, qui entre dans des bottes à la hussarde. Ils endossent le dolman et portent aussi la pelisse. De ce costume on a fait l’élégant uniforme des hussards : la courroie s’est changée en une riche ceinture, et la bunda s’est transformée en pelisse brodée d’or.

La bunda ou pelisse traîne presque à terre. Elle est intérieurement garnie de peaux de mouton. À l’extérieur, le cuir est décoré de fleurs brodées. L’ornement le plus bizarre de ce vêtement est une peau d’agneau placée sous le collet, les jambes étendues et la queue pendante. La fourrure intérieure ne s’arrête pas au bas de la pelisse : elle ressort sur le cuir, et forme un rebord d’un pied de haut, qui est attaché par des boutons. Lorsque le paysan couche sur la terre, il détache ce rebord et se couvre ainsi les pieds. Dans quelques contrées on porte, au lieu de pelisse, d’épais manteaux de drap blanc. Les manches, que l’on laisse flotter, sont cousues au bout et servent de poches.

L’habit de toile a été apporté de l’Orient, et il était adopté dès le 5e siècle par les Huns. C’est un costume excellent pour des laboureurs, surtout pendant les chaleurs excessives des étés de Hongrie. La pelisse, sans laquelle le paysan ne sort jamais, le garantit de la fraîcheur pernicieuse des soirées et des rigueurs du froid d’hiver. D’ailleurs ce large vêtement répond aux goûts de celui qui le porte. Il faut au cavalier hongrois la liberté de ses mouvements, comme il demande aux rues de son village l’espace et le grand air.

S’il faut en croire les historiens, les Magyars portaient dans l’origine les cheveux nattés et ornés de bandelettes. L’habitude sarmate de se raser la tête, introduite par les rois polonais, cessa entièrement avec la domination autrichienne. Alors les Hongrois tressèrent de nouveau leurs cheveux et les firent pendre en longues nattes : coutume que les hussards appelés en France par Louis XIV conservèrent encore quand elle avait presque disparu en Hongrie. Aujourd’hui les uns ont les cheveux coupés en rond sur le cou, d’autres les laissent flotter sur leurs épaules. Quand on demande à ceux-ci pourquoi ils conservent leur longue chevelure, « Dieu l’a donnée, disent-ils, pourquoi la couper ? »

Les femmes sont chaussées, comme les hommes, de bottes noires ou rouges. Elles portent une courte jupe, un corsage de couleur, et dans l’hiver une petite pelisse de peaux de mouton. Leurs cheveux, qui forment une seule natte sur le dos lorsqu’elles sont jeunes filles, se réunissent sur le sommet de la tête quand elles sont mariées. De là le dicton A’ konty parantsol, « Le chignon commande », pour désigner une femme impérieuse. Toutefois ce proverbe ne reçoit guère d’application. Le paysan magyar exerce chez lui une autorité non contestée. Sa chaumière, et l’espace de terre qui l’entoure, constituent ce qu’il nomme fièrement joszágom, « mon bien », l’enclos eût-il dix pieds. Il appelle sa femme et ses enfants cselédem, « mes gens ». De son côté, la femme dit, en parlant de lui, uram, « mon seigneur », et ne le tutoie jamais.

La maison du paysan magyar est blanchie à certaines époques de l’année : usage que conservent encore aujourd’hui les tribus hongroises du Caucase. Suivant la coutume orientale, le mur extérieur est complètement fermé ; il est rare qu’une petite fenêtre soit percée sur la rue. Les sièges sont de bois et toujours fort élevés. Deux enfants, trois au plus, déjà bottés et éperonnés, jouent près du foyer. Le Hongrois ne trouve pas digne de lui de remplir sa maison de marmots, comme l’Esclavon ou le Valaque. La noble jument n’a par an qu’un poulain : c’est l’ignoble truie qui met bas une multitude de petits.

À quatre ans l’enfant est placé sur un cheval. Il se cramponne de ses petites mains à la crinière de l’animal, et dès qu’il se sent bien assis, il n’hésite pas à l’exciter de la voix. Le jour où il galope sans tomber, son père lui dit gravement : Ember vagy, « Tu es un homme ». À ce mot, l’enfant croît d’une coudée. Il grandit avec l’idée qu’il est homme et Hongrois, deux titres qui l’obligent. Homme, il est appelé à l’honneur d’être cavalier et de porter les armes ; Hongrois, il se souviendra qu’il est supérieur à tous et qu’il ne doit point déroger. Le sentiment d’orgueil qui animait ses aïeux a subsisté, comme tous les résultats de la conquête. Aussi a-t-il conscience de sa valeur et de sa dignité. Pour s’en convaincre, il suffit d’entendre son langage. Le mot « honneur », becsület, revient souvent dans ses paroles. Tout ce qu’il fait est becsületes, « digne d’un homme d’honneur ».

Lorsqu’il vient de vous mener au galop pendant tout un relais, ne croyez pas qu’il demandera son pourboire. Il dételle ses chevaux, se découvre poliment, et, vous adressant la parole dans sa langue figurée, vous souhaite bon voyage. Il faut le rappeler pour lui remettre la monnaie qu’il a gagnée, et, si peu que vous lui donniez, il ne réclamera point. Cela ne serait pas becsületes, et il laisse le soin de tendre la main à l’Esclavon, qui, en effet, s’en acquitte fort bien. Il entre dans les idées d’honneur du paysan magyar de n’être ni avide de gain comme l’Allemand, ni paresseux comme le Valaque. Il travaille honorablement, comme un homme qui a une maison à soutenir. Il apporte au village le grain dont sa femme fera le pain, le chanvre avec lequel elle tissera ses vêtements. Le soir, quand il a bien rempli sa journée, il fume devant sa porte en caressant sa moustache.

S’il est le maître au logis, il n’en traite pas moins avec bonté ceux qu’il appelle ses gens. Il est doux, comme tous les forts. Il ne maltraite jamais sa femme : jamais il ne l’astreint à des travaux pénibles. Elle sait qu’elle a en lui un appui, un protecteur ; et elle reçoit de lui les noms les plus tendres, rozsám, « ma rose », csillagom, « mon étoile ». La langue magyare, pleine de métaphores comme toutes les langues de l’Asie, contient une foule d’expressions de ce genre. Elle renferme en outre une quantité de formules polies, que l’on adresse aux voisins, aux amis, aux hôtes. Si vous vous arrêtez dans quelque village, vous verrez un des habitants, celui devant la maison duquel vous stationnez, s’avancer vers vous, ôter son chapeau et vous offrir l’hospitalité ; quand vous le quitterez, il vous adressera pour vous remercier un discours, où il appellera sur vous les bénédictions du Ciel : tout cela avec une aisance prodigieuse et cette dignité qui n’appartient qu’aux Orientaux.

Les hommes de cette race privilégiée ont une noblesse naturelle qui les met au niveau de l’étranger, quel qu’il soit, qui vient leur parler. Ils ont une réserve de langage qui frappe chez des hommes sans culture : une plaisanterie grossière ne leur viendrait pas à l’esprit. La nature les a doués d’une éloquence facile, qui les entraîne à manifester leurs sentiments avec vivacité. Qu’ils expriment la joie ou qu’ils exhalent la colère, les mots sortiront sonores de leur bouche. Pour accueillir un hôte et maudire un ennemi, ils sauront trouver en foule les comparaisons, les épithètes, les phrases les plus polies ou les plus énergiques paroles. Il est vrai que leur langue les sert merveilleusement. Poétique et mélodieux, l’idiome magyar se prête également aux sentiments les plus mâles. Certaines terminaisons, qui marquent le pluriel, lui donnent parfois un caractère de rudesse, tandis que par l’abondance des voyelles il est d’ordinaire fort doux. Suivant ce qu’il veut exprimer, le Hongrois emploie à volonté un langage dur ou harmonieux.

Un fait remarquable, c’est que cette langue, qui, par sa syntaxe, se rapproche du turc, n’a pas de patois. Le paysan la parle aussi purement que le magnat, plus purement même, car il ne connaît pas, comme celui-ci, les langues de l’Occident, et il n’altère pas le caractère poétique et figuré de l’idiome national. Si un mot allemand qui répond à une idée nouvelle est introduit dans la langue, le magnat le prononcera tel qu’il est écrit à Vienne ; mais le paysan aura soin de glisser des voyelles qui adouciront l’expression étrangère. Le paysan n’a pas cessé de parler le magyar, même lorsque la noblesse, un moment entraînée par Marie-Thérèse, semblait dédaigner cet idiôme. L’habitude de parler latin ne fut jamais adoptée que par les procureurs et les gens d’église. Cependant, dans leur conversation, les nobles hongrois se servent quelquefois d’expressions latines, par exemple en se saluant. On dit Domine illustrissime à un magnat, à un ecclésiastique Domine speclabili. D’autres fois on accouple un mot latin et un mot hongrois, comme lorsqu’on tend la main à son ami : Servus barátom. Une noble dame atteinte d’une maladie cruelle prononçait au milieu de ses souffrances le nom de Dieu. Elle parlait allemand. « Comment voulez-vous que Dieu vous entende ? lui dit celle qui la servait, vous l’invoquez dans une langue étrangère ! »

La bienveillance du paysan magyar pour l’hôte, pour l’étranger même, va fort loin. Je me souviens que, me trouvant dans une boutique, à Debreczin, je liai conversation avec une vieille villageoise qui faisait ses emplettes. Me reconnaissant pour un étranger, elle me demanda si mon pays était éloigné, si les miens pleuraient mon absence, si j’avais souvent regretté la patrie ; puis, me voyant en deuil, elle m’adressa des paroles de consolation et ne me quitta pas sans me bénir. J’avoue que je me séparai d’elle avec quelque émotion. Au reste j’ai plus d’une fois admiré l’élévation d’idées et de sentiments manifestée par ces hommes que leur seule nature inspirait. Le paysan hongrois est sobre de paroles, il ne devient jamais familier ; mais il est franc et loyal, et, s’il reconnaît en vous un ami, il s’ouvrira avec sincérité. Vous serez frappé alors de certaines sentences qui lui échapperont, de certaines pensées qu’il formulera sans se douter qu’il captive fortement votre intérêt, et il vous sera facile en retour de faire naître en lui de vives émotions. C’est qu’il y a dans le cœur de cette nation de nobles cordes qui vibrent au premier contact d’un sentiment élevé ou d’une idée généreuse.

La dignité du paysan magyar est celle des Orientaux. Il est grave comme le Turc. Il faut qu’il danse au son de la musique nationale ou qu’il boive quelque peu des excellents vins de son pays pour qu’une bruyante gaîté l’entraîne. Toutefois cette gravité ne lui vient guère qu’après le mariage, lorsqu’il est le chef d’une maison. Jeune homme, il a beaucoup de vivacité et de joyeuse humeur. J’eus un jour pour postillon un garçon de quinze ans dont les saillies me charmèrent. Il me chantait, tout en conduisant, des airs nationaux. Au relais suivant vint un paysan, dont les longues moustaches annonçaient un homme fait. Songeant aux chansons que je venais d’entendre, je le priai de me dire celles qu’il savait. À ma demande, il se retourna sur sa selle, toujours en galopant, et me lança un coup d’œil sans rien dire. J’aurais dû comprendre ce regard, qui signifiait qu’un homme qui se respecte n’ira pas se donner en spectacle à un étranger, comme un Bohémien ambulant. Mais mon étourderie française et ma curiosité l’emportèrent. Je hasardai une seconde fois ma question ; alors il se retourna de nouveau, me fixa quelques secondes, et dit en murmurant : Est-ce que je suis ivre ?

Cette dignité des Hongrois sied parfaitement à leur physionomie, laquelle accuse leur origine asiatique. Grands et musculeux, ils ont le type purement oriental, le nez aquilin, les moustaches noires, le visage plein et le front dégagé. Leur démarche est à la fois grave et ferme, et leurs gestes, en raison même de cette gravité, ne manquent jamais de noblesse. Il faut voir le paysan hongrois lorsqu’il conduit ses denrées au marché voisin. Monté sur son cheval favori ou assis sur le devant d’une petite voiture basse, dont les quatre roues sont de hauteur égale, il mène, en les appelant par leurs noms, quatre chevaux qui vont comme le vent. Il attache une vannette sur le côté de la voiture, et à moitié chemin leur distribue leur pitance. Si une jument se trouve dans l’attelage, le poulain est emmené, et trotte librement, aux côtés de sa mère, une clochette au cou. Le cavalier adresse à ceux qu’il rencontre le salut d’usage en leur jetant un regard bienveillant, intelligent et digne.

C’est abusivement que j’emploie l’expression de « paysan » magyar, comme j’ai appelé villages ce que les géographies nomment des villes. Je donne ici le nom de paysans à des hommes qui vivent de la vie de laboureurs, mais qui, aux yeux de l’administration, sont désignés par le titre de gentilshommes, ce qui est fort différent. Un mot d’explication. En s’emparant du sol, les Hongrois ont asservi les anciens habitants. Aujourd’hui ceux-ci sont émancipés et libres, mais ils forment par excellence la classe des paysans, celle des nobles étant en grande partie composée de Hongrois. En effet, chaque soldat de l’armée conquérante fut noble par suite de la conquête même. Les hommes de certaines tribus se soumirent particulièrement au roi, et en reçurent des terres comme francs tenanciers. Un certain nombre de guerriers perdirent leur noblesse en encourant des peines infamantes. Mais une foule d’autres restèrent indépendants et nobles, tout en cultivant eux-mêmes leurs Champs. Cette noblesse rustique s’est fidèlement transmise, et on rencontre dans les campagnes une foule de villageois aussi privilégiés que le roi. Ce sont eux qui se rendent par centaines, quelquefois par milliers, aux élections, lors de la convocation de la Diète, et discutent, dans leurs costumes de paysans, le vote qu’ils prescriront à leurs représentants.

Un jour un de ces gentilshommes vint adresser une réclamation à un magnat son voisin. Il ôta son chapeau, qu’il garda à la main pendant que le seigneur l’écoutait. Celui-ci engagea le gentilhomme à se couvrir, car le froid était vif. « Je n’en ferai rien, dit l’autre, je sais quel respect je vous dois. — Comment ! reprit en souriant le magnat, qui était homme d’esprit, ne sommes-nous pas égaux, nobles tous deux ? — Sans doute, mais je suis un simple gentilhomme, et vous êtes un puissant seigneur. — Je ne puis être plus puissant que toi, nous avons les mêmes privilèges. Je ne suis que riche. — Cela est vrai. — C’est donc devant ma bourse que tu t’inclines ? — Au fait, vous avez raison : vous êtes riche et je ne le suis pas ; il n’y a pas d’autre différence. » Et il remit fièrement son chapeau.

Chez les Hongrois, ce sont des Allemands et des Juifs de passage qui sont marchands, aubergistes, et exercent les différents métiers. Comme ils ne s’expatrient pas sans d’excellentes raisons, et se proposent de quitter le pays dès qu’ils ont suffisamment gagné, ils ne se font pas une loi d’être probes. De là leur réputation. J’avais oublié dans une auberge une bague à laquelle je tenais fort. Le postillon détela un cheval, partit au galop et revint avec l’objet que je croyais perdu. Je lui demandai comment il s’y était pris pour les retrouver. Il n’y avait dans l’auberge, répondit-il, que des paysans ; voyant que le bijou n’était pas sur la table où vous l’aviez laissé, j’ai dit à l’aubergiste, qui jouait la surprise : « Tu es le seul Allemand ici, donc c’est toi qui as pris la bague. »

L’avidité et la ruse de ces étrangers qui inondent le pays dégoûtent à l’excès le Magyar, et il croirait se déshonorer s’il était autre chose que laboureur, berger ou soldat. Il a un respect profond pour la terre, et la cultive avec orgueil. Berger, il passe des mois entiers hors de son toit ; on le voit, enveloppé dans son grand manteau blanc, assis à la manière tatare sur le bord des chemins, le regard perdu dans l’immensité des steppes, mener par excellence la vie contemplative. Bien qu’il aime peu le gouvernement autrichien, — il appelle le souverain a’ német császár, « l’empereur allemand », comme s’il s’agissait d’un prince étranger, — le Magyar est volontiers soldat, car il obéit à ses instincts belliqueux.

Quelquefois le son d’une musique militaire éclate tout à coup dans le village. Des hussards, revêtus de leur élégant costume, exécutent sur la place une danse animée en choquant leurs éperons. Le paysan accourt et contemple ce brillant spectacle. Ses yeux suivent les danseurs ; il épie chaque pose, chaque geste : la musique et le bruit du sabre l’exaltent ; fasciné et comme hors de lui, il quitte le cercle des spectateurs, frappe ses éperons et se mêle aux hussards. Il admire leur uniforme. On lui attache un sabre : il prend un shako orné d’un panache flottant. Dans son ivresse, il a vite marqué une croix ou signé son nom au bas d’un méchant papier qu’on lui présente. N’aura-t-il pas à son tour de belles armes, un bon cheval, et ne viendra-t-il pas, en brillant costume, danser devant les femmes de son village ? Hélas, le rêve ne dure pas long-temps. Devenu soldat au service de « l’empereur allemand », il est soumis à une discipline qu’il ne soupçonnait pas. Que n’a-t-il du moins le beau cheval que son imagination lui peignait ! Mais la plupart du temps il est incorporé dans l’infanterie, et il ne lui reste d’autre consolation que de porter les bottines et l’étroit pantalon galonné qui distinguent les régiments hongrois des corps allemands. Il est envoyé en Lombardie, en Bohême, commandé par un officier autrichien, et, dans l’éloignement, songeant à la belle vie qu’il a abandonnée et qui s’embellit encore de toute la poésie des souvenirs, il regrette l’áldott Magyarországy, « la Hongrie bénie ». Au retour, quand, après de longues années d’exil, il foule pour la première fois cette terre bien aimée, il se prosterne et la baise.

Le soldat hongrois est intrépide sous le feu. Comme le Français, il est meilleur pour l’attaque que pour la défense ; c’est à cheval qu’il préfère combattre. Avec quel enthousiasme il prenait les armes lorsqu’à l’ombre des bannières nationales il marchait aux Turcs ! La chrétienté doit une reconnaissance éternelle à ce peuple héroïque, qui fut son plus solide rempart. Avant-garde de l’Occident, il arrêta le flot de l’irruption musulmane qui eût englouti cette civilisation dont nous sommes si fiers. Bien que l’Europe, pour la défense de laquelle il s’épuisait, l’ait trop souvent abandonné, ce noble peuple n’en a pas moins conservé les idées de généreux dévoûment qui l’animaient dans ces luttes acharnées, et le jour n’est pas loin peut-être où, reprenant l’épée de Jean Hunyade, il combattra à notre tête une barbarie nouvelle. Lorsque l’empire russe domine comme un colosse une grande partie de notre continent, il faut du courage à ceux qui sont placés dans l’ombre qu’il projette pour lui jeter en face un regard menaçant ; et ce n’est pas sans une émotion profonde que nous nous rappelons les paroles que nous avons entendues en Hongrie. Un écrivain de ce pays, M. Barthélémy de Szemere, s’écriait dernièrement : « Les Magyars, qui ont défendu la chrétienté contre les Osmanlis, leurs propres frères, sont prêts à défendre la liberté de l’Europe contre la tyrannie moscovite. Le peuple hongrois aura donc, par deux fois, servi la cause de l’humanité, sinon en la sauvant comme un héros, du moins en souffrant pour elle comme le Christ … Peut-être, ajoutait-il, dans la chaîne des Carpathes le Destin a-t-il déjà marqué les Thermopyles où notre petite nation, victorieuse ou victime du géant, grandira dans l’histoire par la victoire ou par la mort ! »

Depuis la domination autrichienne, le soldat hongrois sert des causes qui lui sont étrangères. Cependant, en face de l’ennemi, il met son honneur à se battre vaillamment. Dans les guerres qui ont marqué le commencement de ce siècle, les Hongrois se sont signalés par des actes de bravoure que rehaussait un magnifique élan. Je cite entre mille deux traits qui me reviennent en mémoire. Le prince Lichtenstein a fait élever un mausolée, dans le parc qu’il possède près de Vienne, à cinq hussards qui le sauvèrent. Il allait être pris, lorsque ces cavaliers, faisant volte-face, se mirent en travers des chasseurs ennemis et se firent tuer. Après une chaude journée sur les frontières de la Suisse, les Impériaux reculaient devant les troupes de la république française. Le général Kienmayer, suivi d’une escorte de hussards hongrois, fut au moment de tomber au pouvoir de nos grenadiers. Cerné de toutes parts, il s’élança vers une rivière profonde, et, donnant l’exemple aux siens, se précipita d’une hauteur de soixante pieds. Tous les Hongrois le suivirent. Cette action était si audacieuse, qu’un cri d’admiration partit des rangs de la colonne française : « Ne tirez pas sur ces braves » ! et les fusils se relevèrent.

Le proverbe dit : Lorá termett a’ Magyar, « Le Hongrois est né cavalier », littéralement « à cheval ». Jamais proverbe ne fut plus vrai. Les gens de cette nation passent leur vie à cheval, et ils croient qu’un homme n’est pas un homme s’il n’est cavalier. Les chevaux des paysans, de race tatare, sont petits et maigres ; ils semblent n’avoir que le souffle, et courent avec une rapidité incroyable. Sans fer, souvent sans mors, sans autre harnais qu’une corde qui fait le tour du poitrail, ils frappent impatiemment le sol de leurs sabots. Dès que se fait entendre le ! sacramentel par lequel tout cavalier hongrois commence sa conversation avec ses chevaux, ils partent bravement, levant la tête et agitant les oreilles chaque fois que le maître leur parle. Rarement il les frappe : il se contente de décrire un cercle continuel avec son fouet, qu’il fait tourner lentement au dessus de lui.

Les troupeaux de chevaux qui peuplent les steppes vivent constamment au grand air. Ils sont sous la garde des csikós, c’est-à-dire des plus hardis cavaliers qui existent. L’animal reste plusieurs années à demi-sauvage jusqu’à ce que le jour où il doit être dompté soit venu. Un matin le csikós, qui connaît son haras comme d’autres connaissent leur famille, se dit qu’il dressera tel cheval qu’il aperçoit. Il s’approche de lui en parlant et en lui montrant une main prête à le caresser. L’animal tourne vers l’homme un regard oblique. Sa longue crinière est hérissée de ronces enlevées aux prairies. Ses naseaux s’enflent dès qu’il sent une main se poser sur son cou. Il est inquiet comme s’il s’attendait à un danger, il va fuir. Mais le csikós a enfoncé son bonnet ; il a serré les dents en avançant la mâchoire inférieure, de façon à relever sa pipe, et il se trouve tout à coup sur le cheval au moment où celui-ci croit s’échapper. Alors commence entre le cavalier et l’animal une lutte terrible. Éperdu, consterné, le cheval fait des efforts désespérés pour se délivrer de son fardeau. Il se cabre, il se redresse, il fait des bonds de tigre. Rien n’y fait. Le csikós lance périodiquement de magnifiques bouffées de tabac, attendant qu’il plaise à sa monture d’en finir. L’animal se jette à terre ; mais au moment où il se baisse, le cavalier écarte les jambes, se retrouve d’aplomb sur le sol, et le cheval, en se relevant, le porte encore. Enfin il part comme le vent ; il veut fuir ce poids incommode, et il emploie le reste de sa force à courir. C’est ce que l’homme attendait. Il regarde le soleil, observe la direction que prend sa monture à travers la steppe nue, et se laisse emporter. Quand le cheval est rendu, il tombe ; alors le cavalier lui passe le mors qu’il tenait au bras, le laisse reprendre quelques forces et le ramène dompté.

Le csikós est un jeune et joyeux garçon, leste, adroit et vigoureux. Il sait par cœur les légendes, les traditions, les histoires de bandits. C’est lui qui vous expliquera le mirage. « Vous croyez voir un fleuve là bas ? dit-il ; détrompez-vous : c’est la fée du midi a’ Délibába, qui veut s’amuser des hommes. Pourtant, ajoute-t-il, elle ne peut le faire qu’avec la permission de Dieu, et comment Dieu le permet-il ? » Et le voilà qui disserte en théologien. Il ne rêve pas de meilleure vie que la sienne : ses chevaux hennissent près de lui ; la steppe s’étend infinie à ses yeux, il ne demande rien de plus au monde. Quand gronde l’orage, il tourne sa pelisse du côté de la pluie. S’il rencontre une source, il boit en se servant, comme d’un verre, du bord de son chapeau. Une kulats ou gourde pleine d’un vin généreux est attachée derrière sa selle. Enduite de cire, suivant la coutume tatare, et recouverte de peau de poulain, la kulats est quelque chose de national, et a inspiré à un poëte hongrois, Csokonai, des vers dignes d’Anacréon. Les éperons du csikós sont toujours brillants et sonores. À son fouet, dont le manche est fort court, et la lanière démesurément longue, il attache des rosettes de cuir de toute couleur, et des fleurs de soie sont brodées sur la bourse de peau où il met son tabac.

Une nuit je me rencontrai, dans une auberge écartée, avec quelques csikós qui buvaient ensemble. Ils étaient assis sur leurs talons, autour d’une chandelle placée par terre. L’hôtelier, vieux juif à figure de renard, n’entrait dans la salle que pour emporter les bouteilles vides et en servir d’autres. La conversation s’anima par degrés entre les buveurs. De temps à autre ils chantaient un de ces airs populaires comme on en entend sur les bords de la Theïss ; quelquefois ils s’interrompaient pour s’envoyer des plaisanteries, qui étaient à l’instant relevées avec verve. L’un d’eux s’était un jour avancé jusqu’à peu de distance de Bude, et avait aperçu des montagnes. Il expliqua aux autres l’impression qu’il avait ressentie à la vue de ces murs gigantesques. Les montagnes pesaient sur sa poitrine, et il les avait fuies comme on fuit une prison. « Teremtette ! disaient les autres, Dieu me préserve d’aller là, j’étoufferais ! »

Perdu dans sa puszta déserte, le csikós a gardé des idées primitives qui contrastent avec les lois de notre société européenne. Selon lui, ce qui vient et croît seul sur la terre n’a pas de maître, et il ne se fera pas scrupule de braconner, de s’emparer d’un bœuf, d’un cheval. À ses yeux, le voleur est celui qui prend à autrui ce qui est en sa légitime possession, les objets fabriqués, par exemple, qui ne se trouvent pas sur la route et qu’il faut acheter. Mais il est des choses que Dieu a créées pour tous et qui appartiennent à tous. Voici une forêt pleine de gibier. Vous voulez faire entendre au csikós qu’un seul homme a des droits sur les cerfs qui la parcourent librement, sur ces arbres que la main de la nature a plantés ? Vous êtes un mauvais plaisant ! Le csikós a le droit d’abattre cet arbre, comme il a le droit de s’asseoir à l’ombre. Passe-t-il près d’un haras renommé, il n’hésite pas à faire son choix sans façon. Ces chevaux, en effet, ne paissent-ils pas, depuis leur naissance, dans des prairies ouvertes à tous, sur le grand chemin du monde ; et par quel hasard seraient-ils nés pour l’avantage particulier de tel individu, qui, en ce moment peut-être, est à quatre cents lieues de là ? Défendra qui voudra cette théorie ; mais le moyen d’en vouloir à des gens qui, si vous êtes leur hôte, iront voler pour vous bien recevoir, et qui, sans vous connaître, risqueront demain leur vie pour sauver la vôtre ?

Les statistiques impériales font régulièrement un relevé consciencieux des crimes commis en Hongrie. Il est facile de comprendre que les vols doivent être fort nombreux, et comme celui qui a à se plaindre de quelque délit ne manque jamais d’avertir l’administration, ils sont toujours connus. Après avoir constaté, en observateurs fidèles, que les Hongrois ont l’habitude patriarcale de ne jamais fermer leurs portes, les écrivains officiels disent avec sang-froid que ce peuple est éminemment voleur. Je me demande ce que peuvent conclure ceux qui lisent de pareilles choses. Toutefois il existe en Hongrie, comme partout, des voleurs de grande route. Ce sont presque toujours des déserteurs qui, mis hors la loi, vivent dans les forêts à la façon des bandits corses. Ils viennent chercher leur nourriture dans les maisons solitaires, mais n’assassinent pas. Quelquefois il est arrivé qu’ils se réunissaient par bandes, sous un chef audacieux, et, en se battant contre les régiments autrichiens, donnaient à leur résistance le caractère d’une insurrection. On fait sur le fameux Sobri, tué il y a peu d’années dans une rencontre avec les houlans de Schwarzemberg, des récits dignes des Asturies et des Abruzzes. Les habitants ne leur donnent pas même le nom de voleurs. Le terme szegény legény, « pauvre garçon », est l’expression consacrée. Un postillon me montrait un champ de maïs, où il avait vu la veille se cacher quelques pauvres garçons. « Où crois-tu qu’ils soient aujourd’hui ? lui demandai-je innocemment. — Pensez-vous, répliqua-t-il, que je veuille les trahir ? »

Le csikós redit leurs exploits, car il tient à la fois du pauvre garçon et du berger. Voyez-le passer comme un trait sur la puszta d’Hortobagy, en jetant aux passants ces vers d’une chanson de voleur :

Je suis un pauvre garçon
Qui fréquente les foires,
Je vole les génisses, les poulains,
Voilà comme je vis !

Chante, chante, brave cavalier, ta voix est celle d’un homme de cœur. Galope à travers les steppes, fends gaîment l’espace, soudé à ton cheval à longue crinière, tandis que le vent fait flotter autour de toi tes larges vêtements de toile. Ah ! quand viendront ceux qui civilisent, puisses-tu, en acquérant des vertus que tu ne connais pas encore, conserver celles que tes pères t’ont transmises ! Que le voyageur qui fuit nos villes se rajeunisse toujours à ton foyer, et que son cœur batte, long-temps encore après moi, quand il te fera le dernier signe d’adieu !