La Transylvanie et ses habitants/Chapitre 3


Imprimeurs-unis (Tome Ip. 59-78).
chapitre III.
Le mont du Roi. — Bánffi Hunyad. — Gyalu. — Zsibó. — Le baron N. Wesselényi.

La Transylvanie, qui m’a souvent rappelé notre Auvergne, est un pays de montagnes. Le sol en est généralement si exhaussé, que les montagnes des frontières, bien qu’elles soient en réalité très hautes, ne semblent avoir qu’une médiocre élévation. Au contraire, vues du dehors, c’est-à-dire quand on a passé la chaîne, elles paraissent atteindre une hauteur extraordinaire.

De quelques points que l’on vienne, lorsqu’on se dirige vers la Transylvanie, il faut donc gravir de longues côtes pour parvenir aux plaines élevées qui forment le sol de cette contrée. La route de Pesth à Clausenbourg passe par une suite de défilés que l’on appelle le mont du Roi, király-hágo, et où l’on rencontre mille accidents de terrain qui sont d’autant plus frappants, que le regard s’est accoutumé au spectacle uniforme des steppes de Hongrie.

Lorsque je traversai pour la première fois le mont du Roi, peu d’instants après avoir mis le pied en Transylvanie, j’aperçus, sur le sommet d’une montagne à pic, un enfant qui descendit tout à coup vers la route avec l’agilité d’un chamois. Il était vêtu d’un caleçon de toile flottant, et d’une courte chemise, qui laissait à nu sa petite poitrine brune. Jetant à ses pieds son chapeau de lazzarone, il s’approcha de la voiture, murmura quelques mots en langue valaque, et nous présenta un morceau d’écorce de bouleau, plié en deux, qu’il avait rempli de fraises des bois. Dans la venue de ce petit sauvage, qui, à certains égards, personnifiait la Transylvanie, je crus voir un présage heureux, et je lui jetai la monnaie de rigueur, de l’air d’un consul romain qui récompense un augure complaisant.

Ce qui frappe le voyageur en Transylvanie, ce n’est pas seulement la diversité des costumes, c’est encore la variété des paysages. Sur un sol continuellement accidenté, on trouve tour à tour des forêts de bouleaux et de sapins, de chênes et de hêtres, ou bien encore des coteaux chargés de vignes, d’interminables champs de blé ou de maïs, bordés, près de la route, de melons et de pastèques, que le laboureur mange en passant pour se désaltérer. Quant aux costumes, ils varient suivant les nations. Le plus pittoresque de tous est celui des Valaques. Habillés de toile, comme les autres habitants, ils ont pendant l’hiver un étroit pantalon de drap blanc appelé harisnya, et une veste de peau blanche ornée de fleurs rouges découpées. Ils ont les reins pris dans une large ceinture de cuir, qui leur sert de poche, et portent un chapeau à grands bords ou un bonnet de peau de mouton. Sur l’épaule pend un surtout de laine à longs poils que l’on nomme guba, ou un habit de drap gris bordé sur les coutures d’ornements en drap de couleur. Leur chaussure, qu’ils appellent opinci, et les Hongrois botskor, n’est autre chose qu’un morceau de peau de cheval, coupé suivant la forme du pied, et que l’on attache à la jambe par des courroies.

Le costume des femmes est propre et élégant. Elles portent une chemise de toile ornée sur la poitrine de broderies en laine rouge ou bleue. Une ceinture rouge fixe sur le corps la chemise, qui est fort courte et qui rejoint une longue jupe blanche. Devant et derrière flotte un tablier de laine, à raies de couleur, appelé catrinza. Pour se garantir du froid, elles endossent une petite pelisse, ou simplement un corsage de peau garni de fourrures. Tant qu’elles ne sont pas mariées, elles ont la tête nue et réunissent leurs cheveux en une seule natte qui tombe sur le dos. Plus tard elles se coiffent d’un mouchoir blanc, qui quelquefois pend en manière de voile, et d’autres fois est roulé en turban. Elles se chaussent de botskors, mais le plus souvent de bottes rouges. Lorsqu’elles se rendent aux foires, elles portent leurs bottes sous leurs bras, et ne les mettent qu’au moment d’arriver. Elles se débottent également quand elles rencontrent un torrent et entrent jambes nues dans l’eau. Nous avons vu certaines personnes à cet aspect se mettre en frais de pudeur et d’indignation : elles apercevaient une rotule, et en concluaient que ces femmes avaient peu de vergogne et de mauvaises mœurs. Nous pensons qu’on ne doit pas observer les usages d’un peuple primitif avec des yeux de Parisien, et nous avouons naïvement n’avoir pas plus ressenti d’horreur que si nous eussions vu les personnages du Poussin marcher devant nous.

De nombreux troupeaux paissent aux approches des villages. Ici c’est un haras ; là ce sont de grands bœufs blancs aux longues cornes ; ailleurs des buffles qui sommeillent dans la vase. Les buffles, qui y sont fort nombreux, donnent beaucoup de caractère au pays. On les attelle ordinairement à de petites voitures basses, dont les côtés figurent une échelle, et où n’entrent ni un clou ni une parcelle de fer. Ainsi construits, ces véhicules ont des propriétés digestives fort énergiques, car ils vous secouent horriblement en passant sur les ornières. En revanche ils peuvent s’allonger, se rétrécir, se plier, suivant le besoin du moment, avec une souplesse dont je ne me suis jamais rendu compte. Attelés par la tête, ces buffles sont conduits par un Valaque aux cheveux longs, qui leur adresse constamment la parole. Coiffé d’un bonnet de poils noirs, et vêtu d’une guba noire, il semble emprunter lui-même quelque chose à ses buffles. Ils ont tous les trois la même démarche lente et paresseuse, et lèvent la tête du même air de curiosité pour vous voir passer.

Le buffle se trouve également dans les steppes de Hongrie, et ce fier animal va bien à ces libres plaines. De tous les animaux domptés par l’homme, le buffle est celui qui supporte le moins patiemment le joug. On ne garde par village qu’un seul taureau, qui sert à la propagation, et que l’on est contraint de tuer au bout de quelques années. Lorsqu’en se promenant au milieu de son troupeau il aperçoit au loin une voiture attelée de buffles, il s’élance quelquefois avec impétuosité, brise la voiture et met l’homme en fuite, comme pour protester contre l’esclavage imposé à ses frères.

La route de Clausenbourg traverse deux villages qui rappellent d’intéressants épisodes de l’histoire de Transylvanie. Le premier porte le nom de Hunyad, parce que, dit-on, les Huns s’y fortifièrent au 5e siècle. On montre dans le pays divers points où ils s’établirent, et deux bourgs, assure la tradition, doivent leur dénomination au souvenir du passage de ces redoutables guerriers. Pour distinguer celui dont nous parlons, on lui a donné le nom de Bánffi, qui est celui d’une famille illustre de Transylvanie.

Bánffi Hunyad fut occupé en 1600 par les cavaliers de Michel, vayvode de Valachie, qui avait envahi la province et la mettait à feu et à sang. Cent de ses hommes s’installèrent dans le bourg. Ils avaient exaspéré les habitants. Le jour du marché, excités par l’ivresse, ils paraissent sur la place publique, chassent les marchands, et pillent les denrées. Les villageois, poussés à bout, s’assemblent et égorgent les Valaques. Michel, à la nouvelle du massacre, somme Étienne Csáki, capitaine de Clausenbourg, de tirer des coupables une vengeance exemplaire. Csáki avait été forcé d’ouvrir à l’envahisseur les portes de sa ville, mais il restait fidèle à sa patrie. Il fit prévenir secrètement les habitants de Hunyad, qui échappèrent par la fuite aux menaces du vayvode.

Le second village, Gyalu, a également son importance au point de vue historique. C’est là que s’est décidé, au 10e siècle, le sort de la Transylvanie. Ce pays était occupé par les Valaques, qui y avaient formé une principauté indépendante. À l’approche de Tuhutum, qui amenait les bandes hongroises pour s’en emparer, ils prirent les armes et marchèrent jusqu’à Gyalu. Les Valaques virent périr leur chef dans la mêlée et abandonnèrent le champ de bataille. Forcés de se soumettre au vainqueur, ils lui jurèrent fidélité dans un lieu qui aujourd’hui encore est appelé Esküllö, de csküdni, prêter serment. Tel est le récit transmis par un des plus anciens historiens hongrois, le notaire anonyme du roi Béla.

Gyalu était fortifié au moyen âge par un château qui appartint d’abord à l’évêque de Grand-Waradein, puis à celui de Carlsbourg, et sur les ruines duquel on a élevé une habitation moderne. Les montagnes situées à l’ouest contiennent de riches mines d’or, et les habitants sont occupés à y recueillir le métal. Nous avons déjà parlé des merveilleuses traditions que cette abondance de l’or entretient parmi les villageois. Entre les trésors qui, à les en croire, sont enfouis en Transylvanie, ils ne manquent pas décompter celui de Darius, que les Hongrois auraient déterré à leur passage en Perse et apporté dans le pays.

Dans les temps modernes, les plaines qui environnent Gyalu ont été le théâtre d’une bataille que les Hongrois livrèrent aux Ottomans. Elle eut lieu en 1660, et fut occasionnée par la révolte du prince George II Rákótzi contre le Grand-Seigneur. Nous avons dit plus haut que les princes de Transylvanie étaient choisis par la Diète, mais que leur élection devait être approuvée par le sultan, dont ils étaient tributaires. Ils ne pouvaient faire la paix ni déclarer la guerre sans en avoir reçu l’autorisation de Constantinople.

George I Rákótzi avait gouverné la Transylvanie avec sagesse. Après sa mort, les États n’hésitèrent pas à appeler son fils au trône. George II n’eut pas plus tôt reçu la couronne, qu’il résolut de donner carrière à son ambition. Il avait un trésor considérable légué par son père. Toute la jeune noblesse brûlait du désir de faire la guerre après une paix de plusieurs années. Il ne lui fallait qu’un prétexte, qui fut bientôt trouvé.

Le royaume de Pologne était désolé par la discorde. Une faction avait détrôné Casimir et appelait le roi de Suède. Quelques Cosaques sollicitèrent George II de passer la frontière et de réclamer la couronne, qu’un de ses prédécesseurs avait déjà obtenue. On sait en effet que le prince transylvain Étienne Báthori fut porté au trône par les Polonais. George II, qu’animait la confiance de la jeunesse, ne douta pas du succès. Il appela à lui les gentilshommes du pays, et leur distribua à l’avance les charges de sa nouvelle cour. Une armée de trente mille hommes, la plus belle qui soit jamais sortie de Transylvanie, le suivit en Pologne, malgré l’opposition que manifestaient les vieux conseillers élevés à l’école de son père.

Mais les secours qui lui avaient été promis n’arrivèrent pas. Son armée manqua de vivres, et fut décimée par la famine. Une troupe de Polonais vint le harceler et mettre du désordre dans la retraite. Enfin les Tatars de Crimée taillèrent les Hongrois en pièces dans une dernière affaire, où dix mille hommes furent pris et emmenés en captivité. George II rentra dans sa patrie à la tête d’une trentaine de domestiques.

Il trouva la Transylvanie en feu. Le Grand-Seigneur, qui n’avait pas consenti à cette guerre, avait envoyé ses cavaliers ravager le pays. Il donna ordre qu’on détrônât George II, et que la Diète désignât son successeur. Rákótzi ne tenta pas une résistance désespérée, et se retira dans les forteresses qu’il possédait en Hongrie. Cependant le nouveau prince n’avait pu rallier la noblesse transylvaine, qui voyait avec douleur peser la volonté des Turcs. Quelques gentilshommes entretinrent avec Rakotzi une correspondance secrète, et celui-ci, excité par ces sympathies, se montra de nouveau dans la province à la tête de quelques troupes levées en Hongrie. Le pacha de Bude accourut pour étouffer la révolte ; mais, surpris lui-même par Rákótzi dans les défilés des frontières, il fut contraint de prendre la fuite. George II envoya une ambassade au vizir, lui rendit les prisonniers qu’il avait faits, et demanda à recevoir de nouveau l’investiture de la Porte. La réponse du vizir fut portée par quatre-vingt mille Tatars, qui passèrent les montagnes et ravagèrent tout le pays. Pour ne pas attirer sur la Transylvanie de plus grands malheurs, Rákótzi se retira une seconde fois.

Il s’attendait à se voir de nouveau sollicité par ses anciens sujets. Les Hongrois, et particulièrement les Sicules, étaient fort attachés à sa personne. Jeune, brave et aventureux, il était fait pour séduire une population belliqueuse, qui voyait en lui l’adversaire courageux du despotisme ottoman. Bien que la fortune lui eût été presque toujours contraire, il avait montré assez de talents pour mériter la confiance de ses soldats. Sa réputation militaire s’était répandue en Europe. Quelques années après ces événements, un gentilhomme transylvain, se trouvant à la cour de Louis XIV, y entendit le prince de Condé parler de George Rákótzi comme d’un grand capitaine.

Comptant avec raison sur le dévoûment des Transylvains, George II parut tout à coup au milieu d’eux, convoqua la Diète, et se fit décerner pour la seconde fois la dignité suprême ; puis, se mettant en mesure de résister au Grand-Seigneur, il suscita en Valachie une révolte, qui brisa la domination turque. En même temps il chassa le prince de Moldavie, qui avait voulu rester fidèle au sultan, et mit à sa place un allié. Tout cela s’effectua avant que le vizir eût le temps de réunir ses soldats. Quand son armée fut recomposée, il se lança à la poursuite de Rákótzi, qui n’avait que peu de monde, et fit un grand carnage de son infanterie. George II se réfugia dans les montagnes situées vers la Hongrie, attendant le moment où les Turcs prendraient leurs quartiers d’hiver. On le vit alors fondre sur Hermannstadt, où s’était enfermé son compétiteur, et pousser le siège de cette place. En même temps il entamait des négociations qui devaient amener la fin des hostilités. Il soutenait les Suédois, ses alliés en Pologne, et résistait à la fois aux Tatars et aux Impériaux, lesquels profitaient des troubles pour s’emparer des places des frontières. Contraint de faire face à tous, il marcha avec six mille hommes au devant du pacha de Bude, qui en amenait vingt-cinq mille, et le rencontra près de Gyalu. Rákótzi disposa habilement sa petite armée, et combattit avec son courage ordinaire. Mais il reçut à la tête trois blessures, dont la dernière le mit hors de combat. Emporté du champ de bataille par ses gardes, il fut conduit au château de Grand-Waradein, où il mourut au bout de quelques jours. Un de ses lieutenants, Jean Kemény, entreprit contre les Turcs une nouvelle lutte, dont nous donnerons plus loin les détails.

La maison de Rákótzi joua un rôle important dans l’histoire de la Hongrie. Dans ce pays aristocratique, où les grands marchaient presque à l’égal du souverain, le prestige attaché aux familles puissantes était immense. Les Rákótzi possédaient en Hongrie plusieurs châteaux fortifiés, et avaient des troupes à leur solde. Aussi leur nom se trouve-t-il mêlé à tous les grands événements qui s’accomplissent dans le pays. Nous venons de raconter la vie de George II. La mémoire de son petit-fils, François Rákótzi, est restée attachée au village de Zsibó, qui est peu éloigné de Gyalu.

Lorsque la Hongrie, en 1526, et la Transylvanie, en 1698, se donnèrent à l’Autriche, en choisissant des empereurs pour souverains, elles entendirent garder leur nationalité. Il fut convenu que ces mêmes princes, qui régnaient en maîtres sur l’Autriche et sur la Bohême, gouverneraient la Hongrie et la Transylvanie avec le concours des Diètes. Mais il arriva que les empereurs oublièrent leurs serments et foulèrent aux pieds les libertés des Hongrois. Ceux-ci, poussés à bout, prenaient les armes et s’insurgeaient. Les mécontents étaient toujours soutenus par la Porte ou par la France, qui ne manquaient pas de susciter cet embarras à l’Autriche. Le pays fut ainsi déchiré par des troubles jusqu’à ce que Marie-Thérèse, faisant appel, dans un moment désespéré, à la générosité des Hongrois, leur eut inspiré des sentiments de fidélité qui ne se sont pas démentis.

La plus importante de ces révoltes fut provoquée par François Rákótzi. Elle éclata en 1703 et dura jusqu’en 1710. Plus d’une fois l’Autriche se sentit menacée du plus grand danger. Plus d’une fois les bourgeois de Vienne virent les cavaliers hongrois brûler leurs faubourgs. Rákótzi eut jusqu’à quatre-vingt mille hommes parfaitement armés et équipés. Il reçut des secours de la Pologne, du tzar Pierre, et surtout de Louis XIV, qui lui envoya des officiers de toutes armes. Mais le désordre inséparable d’une insurrection compromit trop souvent ses opérations. Il avait à compter avec l’esprit inquiet d’une nation mobile, qui commettait les fautes des confédérés gaulois au temps de César. « En lisant les commentaires de ce grand capitaine, écrit quelque part Rákótzi, j’ai retrouvé le génie des Gaulois dans les Hongrois ; ce génie raisonneur dans ceux-ci comme dans ceux-là. » La défection, les maladies, affaiblirent ses troupes. Louis XIV, à qui l’Autriche déclara la guerre en 1709 à cause des subsides accordés aux Hongrois, négligea dans la suite de profiter de la diversion opérée par les révoltés, et à l’aide de laquelle il pouvait renverser la maison de Hapsbourg. La défaite des Français et la retraite de l’électeur de Bavière, que Rákótzi comptait rejoindre en Allemagne, ôtèrent aux insurgés tout espoir de secours. Aussi un profond découragement s’empara-t-il à la longue de la nation, qui s’épuisait inutilement. La Hongrie resta sous la domination de l’Autriche. Ceux des insurgés qui ne se fièrent pas à l’amnistie de l’empereur furent conduits par Rákótzi en France et formèrent nos premiers régiments de hussards. On félicitait un jour Louis XIV sur les succès obtenus par l’armée française, laquelle comptait dans ses rangs bon nombre de soldats hongrois et irlandais. « Dites plutôt, répliqua-t-il, l’armée de la France. »

Les révoltés perdirent la plupart des batailles rangées qu’ils livrèrent aux Impériaux. Leurs bandes étaient composées de volontaires intrépides, il est vrai, mais indisciplinés, et ils combattaient de vieux soldats qui avaient fait la guerre contre les Français. La bataille de Zsibó (1705), qui fut si funeste à la cause des révoltés, est une des actions les plus importantes qui s’engagèrent dans cette guerre. Rákótzi était entré en Transylvanie pour y recevoir la couronne, que lui offraient les États. Serré de près par le comte d’Herbeville, qui commandait les Impériaux, il se retrancha à Zsibó. Il rangea son armée en bataille, plaçant à sa gauche les volontaires hongrois, et à sa droite un corps des grenadiers français, commandés par le marquis Désalleurs, lieutenant général des armées de Louis XIV. Dans cette disposition il attendit l’ennemi, qui, s’élançant sur l’aile gauche, la mit en désordre. La confusion gagna la cavalerie des révoltés, qui fit un mouvement de retraite. Les grenadiers français, sur lesquels allait tomber tout le poids de la bataille, furent ramenés en bon ordre, et la victoire resta aux Impériaux. La déroute de Zsibó coûta peu de monde aux Hongrois, mais elle les força d’abandonner la Transylvanie, que Rákótzi espérait enlever à l’ennemi. Il comptait si bien sur le succès, qu’il avait convoqué la Diète à Fejérvár, et ordonné les préparatifs nécessaires pour les fêtes et la cérémonie de l’inauguration. Une partie de ses bagages tomba au pouvoir des Impériaux, et la tradition ajoute que les soldats allemands burent à la santé du prince le tokai destiné à ses invités.

Zsibó est le domaine d’un homme remarquable, et dont nos journaux, qui ne se préoccupent pas assez du dehors, ont cependant prononcé le nom. Je veux parler du baron Nicolas Wesselényi.

Issu de l’une des plus anciennes familles de Hongrie, il compte parmi ses ancêtres le palatin Wesselényi, qui défendit énergiquement les privilèges de la noblesse contre les prétentions de l’empereur Léopold, et qui aurait porté sa tête sur l’échafaud s’il n’eût trouvé un asyle en Transylvanie. Son propre père soutint un jour dans son château les attaques d’un détachement de dragons envoyés contre lui par Joseph II. Imbu des traditions de sa famille, qui lui apprenaient qu’un homme de sa race « ne connaît pas la peur », Wesselényi fut élevé en Spartiate, tandis qu’une mère vénérée ouvrait son cœur aux sentiments de justice et de bonté.

Sa naissance l’appelait à prendre part aux affaires publiques. Lorsqu’il parut sur la scène politique, les idées libérales commençaient à agir sur les esprits. On comparait les lois existantes aux besoins actuels de la société, et on sentait la nécessité de faire entrer le gouvernement autrichien dans une voie plus large. Wesselényi réveille ceux qu’un long assoupissement enchaînait dans le repos ; il encourage ceux qui déjà lèvent la tête. Dès 1819 il parle dans les assemblées générales de comitat, et réclame, au nom de la loi du pays, la convocation d’une Diète. On savait que la cour de Vienne manifestait l’intention de promulguer un code urbarial sans le concours des États. L’attitude de l’opposition, qui fut dès lors constituée et organisée, força le gouvernement de respecter la constitution, et les coups d’état ne furent plus à redouter.

En 1823 Wesselényi assiste aux travaux de la Diète de Presbourg, qui consacra le réveil de l’esprit public en Hongrie. Il est membre de la Diète de 1830, qui vit le parti libéral gagner du terrain. La révolution de Juillet, qui eut un tel retentissement en Europe, arrive à point pour enflammer les esprits. Dans l’assemblée du comitat de Kolos, laquelle eut toute l’importance d’une Diète, Wesselényi en appelle au sentiment national, et déclare que le temps d’agir est venu. Pour avoir le droit de prendre la parole dans chaque « congrégation », il achète des terres dans chaque comitat, et quand sa fortune ne suffit plus à ce sacrifice, des souscriptions nationales s’ouvrent qui, le rendant partout propriétaire[1], lui donnent partout le caractère exigé par la loi. La Transylvanie devient pour Wesselényi un auditoire attentif et passionné. Il parcourt en agitateur tout le pays, comme depuis O’Connell a parcouru l’Irlande. Les assemblées des comitats se réunissent à son passage ; il les échauffe par cette éloquence entraînante qui semble familière aux Hongrois. Type de l’orateur populaire, il a la parole vibrante, l’œil ardent, le geste animé ; et, avant qu’il ait prononcé un mot, par sa mâle attitude il communique à la foule ce courage qui le possède et qu’accuse l’énergie de son profil asiatique.

L’enthousiasme, qui était au comble, éclatait surtout chez les Sicules. Si Wesselényi eut dit une parole, ils s’insurgeaient et s’exposaient à tout pour lui. En apprenant ce mouvement, qui se propagea avec la rapidité de la marée qui monte, le cabinet de Vienne prit l’alarme. Depuis vingt ans il se refusait à convoquer la Diète, bien qu’aux termes de la constitution les États doivent se réunir chaque année. Il avait espéré que les Transylvains perdraient le goût des discussions publiques, comme on abandonne un usage tombé. Il comprit cette fois qu’il y aurait péril à braver l’irritation populaire, et en 1834 les comitats furent invités à envoyer des députés à l’assemblée nationale. En même temps, et comme pour ôter à cette mesure l’apparence d’une concession, il confia les fonctions de commissaire royal près de la Diète au frère du duc de Modène, à l’archiduc Ferdinand d’Este, homme honnête et loyal, mais étranger aux pratiques du gouvernement constitutionnel, et habitué à commander à des soldats.

Comme on devait s’y attendre, les élections avaient été fort libérales. Les premières séances montrèrent tout d’abord l’abyme qui séparait le gouvernement de la Diète. Chaque question soulevait un orage, et l’émotion générale se manifestait avec d’autant plus de vivacité, que la cour se montrait peu disposée à céder. On put prévoir à coup sûr l’issue de cette Diète. Il était évident que le torrent des passions populaires, trop long-temps comprimé, suivrait fatalement son cours jusqu’à ce qu’il se brisât contre quelque formidable écueil.

Pour associer le pays à ses débats, la Diète avait demandé qu’un journal spécial publiât ses séances. Le gouvernement s’y opposa. Ce refus était d’une haute importance, car il était nécessaire que l’esprit public fût tenu constamment en éveil, afin que la Diète figurât non une sentinelle perdue, mais l’avant-garde d’une nation. Wesselényi improvise une presse lithographique. Un jour il entre dans la salle et jette sur la table une liasse de papiers : c’étaient les séances qu’il avait imprimées de sa main. Attaqué pour ce fait, il demande protection aux comitats. Un conflit sérieux paraît imminent entre la Diète et l’autorité. Les deux parties comprennent qu’en marchant toujours en sens opposé, ils ont l’un et l’autre franchi les dernières limites. C’est le moment que le gouvernement choisit pour frapper un grand coup. On annonce subitement au nom du roi que la Diète est désormais dissoute, que la constitution est suspendue, et que l’archiduc Ferdinand d’Este est nommé gouverneur absolu de tout le pays.

Cette nouvelle fut accueillie avec indignation. Dans le tumulte qui éclata, des paroles hardies furent prononcées, et un député tira son sabre. Par bonheur, la prudence des modérés l’emporta. En se retirant, les membres de la Diète purent voir les régiments en bataille qui cernaient le palais. Toutefois la victoire ne devait pas rester à l’Autriche. L’archiduc trouva en Transylvanie une résistance incroyable. Il expédiait aux comitats des ordres qui lui étaient renvoyées comme inconstitutionnels. Les seigneurs qui remplissaient les emplois donnèrent leur démission. La machine administrative s’arrêtait d’elle-même. Cette énergie inattendue que déployait audacieusement un petit pays inspira à la cour de Vienne des idées de modération. De leur côté, les libéraux, dont quelques uns avaient pensé à prendre en main l’épée de Rákótzi, comprirent qu’il n’y avait d’espoir pour eux qu’en restant sur un terrain légal ; et les Diètes de 1838 et de 1841, en prouvant d’une part que le cabinet autrichien était forcé de compter avec le sentiment national, ont montré de l’autre que l’expérience a porté ses fruits.

Les ennemis de Wesselényi lui ont reproché son impétuosité. Sans doute, si la perfection était un bien terrestre, il eût pu demander à la nature un peu plus de prudence. Mais il nous semble qu’on a mauvaise grâce à accuser de témérité un homme qui assumait sur sa tête la plus grande part du danger. D’ailleurs il n’eût pas fidèlement représenté son pays s’il n’eût mis dans ses paroles quelque peu de cet emportement qui s’était emparé des cœurs. L’excès même de son ardeur, qui entraîna ses partisans, établit entre les deux camps une ligne de démarcation profonde : amis et ennemis purent se compter dès les premiers instants de la lutte ; les demi-positions devinrent impossibles, ce qui n’était pas un médiocre avantage pour le parti libéral. Enfin, et ceci ne saurait trop se répéter, Wesselényi a imprimé au mouvement qu’il a dirigé un noble élan, un caractère de générosité qui n’est pas près de disparaître.

Ce dévoûment dont il a fait preuve durant sa vie politique, il le portait dans les moindres actions de sa vie, et il en a donné un beau témoignage à Pesth pendant l’inondation de 1838, où on le vit sauver des familles entières au péril de ses jours. C’est avec une noble sérénité qu’il a supporté les condamnations qui l’ont poursuivi. Proscrit pendant plusieurs années, brisé par les douleurs morales et physiques, il a pu à la longue rentrer dans sa patrie ; et c’est à elle encore que, vieilli par la souffrance, et un pied déjà dans la tombe, comme il le dit lui-même, il consacre ses derniers vœux et ses dernières pensées.

  1. Le fruit de ces souscriptions a servi depuis à fonder des écoles de villages.