La Tourrière des Carmélites/02

A Constantinople, chez l’imprimeur du Moufti, 17000 (p. 7-10).

EPITRE
DEDICATOIRE
A LA SŒUR GENEVIEVE.

Ma très-chere Sœur,


LES Vies édifiantes ne ſont pas toujours les plus utiles, il eſt bon d’avoir devant les yeux des modeles de vertu pour les ſuivre ; mais il n’eſt
pas moins important de voir quelques tableaux du vice pour en concevoir de l’horreur. Pleine de ce principe, dont j’ai l’expérience, j’ai formé le projet le plus ſingulier qui puiſſe entrer dans la tête d’une Fille, & c’eſt d’écrire mon Hiſtoire. Graces à la Providence, après tous mes égaremens, je ſuis dans un azile paiſible, où j’ai tout le loiſir qu’il me faut pour repaſſer dans les vifs regrets de mon cœur, tous les momens de ma voluptueuſe jeuneſſe. Dévouée autrefois toute entiere aux ſales plaiſirs du Public, & maintenant inutile au monde, j’ai cru devoir travailler à ſon inſtruction ; je ne cacherai rien des circonſtances de ma vie, je veux me montrer telle que j’ai été, & l’on verra mon ame toute nuë. Je rougirai ſans doute moi-même, des excès que je vais décrire ; mais je ne dois point m’épargner cette confuſion ſalutaire : & plus la peinture de ma vie lubrique aura de force & de vérité, plus je m’imagine la rendre utile à moi premiérement, & enſuite aux autres. Si l’on trouve que je n’ai point aſſez ménagé l’imagination des Lecteurs, j’ai du moins reſpecté les yeux & les oreilles ; c’eſt tout ce qu’on demande aujourd’hui, & pourvû que les objets ſoient voilés, la gaze n’eſt jamais trop fine, même au gré de notre ſexe. Au ſurplus, il en eſt de cette naïve Hiſtoire comme d’une infinité d’autres Livres, dont tout le danger ne conſiſte que dans les diſpoſitions de ceux qui les liſent. Quant à moi, dans l’état de pénitence où je ſuis, je me devois cette eſpéce de confeſſion publique. Je prie mes Lecteurs de l’entendre avec toute la ſimplicité d’intention que j’ai eu en l’écrivant, & c’eſt dans ce même eſprit, ma chere Sœur, que j’ai pris la liberté de vous dédier cet Ecrit.


Je ſuis avec un profond reſpect,


Ma très-chere Sœur,

Votre très-humble &
très-obéiſſante Servante,

Agnès P