La Tourrière des Carmélites/03

A Constantinople, chez l’imprimeur du Moufti, 17000 (p. 11-71).

LA TOURRIERE
DES
CARMELITES,

Servant de Pendant au P. des C.


MA naiſſance annonçoit ce que je ſerois un jour, & ce que je ſuis ; je veux dire, mon goût pour le plaiſir, & ma vocation pour la retraite ; ma mere née de fort honnêtes gens, mais d’une médiocre fortune, & la cadette de trois Sœurs, étoit fort jolie, & à l’âge de dix-ſept ans ne ſongeoit à rien moins qu’à être Religieuſe, lorſque des arrangemens de famille la forcerent à prendre le voile chez les Urſulines de la Ville de N… On ne conſulta dans cette diſpoſition ni ſon goût, ni ſon temperament. Elle étoit extrêmement éveillée, & pour peu qu’on eût examiné ſa complexion, tout proteſtoit contre la violence qu’on lui faiſoit ; elle n’étoit même plus maîtreſſe de ſon penchant, & un jeune homme du voiſinage poſſédoit entiérement un cœur tout prophane, que l’on vouloit donner à Dieu malgré ſoi. On devine aiſément les ſuites de cet engagement forcé.

Sœur Radegonde eut une maladie de langueur, qui épuiſa inutilement toute la ſcience des Medecins, & qui la conduiſit au bord du tombeau ; on ne ſçavoit plus que lui faire quand un Medecin de Paris s’aviſa, pour derniere reſſource, d’ordonner les Eaux de Forges. On ſe porta d’autant plus volontiers à ne lui pas refuſer ce ſecours, que la Prieure de la Maiſon, percluſe d’une partie de ſon corps, étoit condamnée depuis long-tems à faire ce voyage.

L’Amant de Radegonde qui avoit toujours entretenu un commerce de lettres avec elle en fut averti, & ne manqua pas de ſe trouver ſur la route. Ils ſe virent à Forges tout à leur aiſe, & leurs fréquentes entrevûës furent plus efficaces que les eaux : Sœur Radegonde ſe trouva guerie, & la Prieure vint reporter ſes os au Couvent.

Ma mere (reprend l’Hiſtorienne) qui n’avoit goûté avec Duvilly les premiéres douceurs de l’amour, que pour les regretter plus vivement, crut être inconſolable de cette ſéparation, & rouloit mille projets de ſortir du Couvent, lorſqu’elle y trouva un Conſolateur plus énergique que ſon Amant. Le Pere Arlot, vigoureux Mathurin, âgé de 40 ans, avoit ſuccédé au Pere Colard, qui étoit hors de combat depuis un an. Bien tôt il démêla la Sœur Radegonde, & lui connut du tempérament, dont il reſolut de profiter. „ Amours de Radegonde & du Mathurin ”. Ma mere (continuë la Tourriere) ne s’en tint pas-là. Le Jardinier de la Maiſon, gros garçon très-ruſtre, mais qui promettoit encore plus que le Pere Arlot, lui parut propre à remplir le vuide, que les beſoins de quelqu’autres Sœurs & la charité du bon Mathurin rendoient inévitables ; & elle s’en ſervit avec ſuccès.

Je fus formée dans le cours de ces divers incidens ; car ma mere devint groſſe de moi ſix ſemaines après ſon retour de Forges ; enſorte que la paternité eſt reſtée depuis indéciſe entre Duvilly, le Pere Arlot & le Jardinier. Quoiqu’il en ſoit, j’appartiens ſûrement à un des trois, à moins qu’on ne me veuille donner trois peres : je ne pourſuis point la vie de ma mere, il ne s’agit ici que de la mienne &c. „ Accouchement de Sœur Radegonde. On mit l’enfant ſur le compte du Mathurin, qui ſe crut en conſcience chargé de ſon ſort, & ajuſta tout avec la Prieure.

„ Agnès (c’eſt le nom de la Tourriere) eſt miſe en nourrice. Soins paternels du Pere Arlot. Premiére éducation d’Agnès, A dix ans on trouve à propos de lui faire prendre l’air natal, & elle entre dans le Couvent de ſa mere ſur le pied de ſa Niéce, Portrait d’Agnès ”. La nature, dit-elle, m’avoit formée de la figure la plus trompeuſe, & la plus propre à cacher tous les excès du vice ſous l’apparence de la vertu. Un air de candeur & de modeſtie, pour peu que j’euſſe aidé mon viſage, m’auroit fait paſſer pour un Ange, & l’on m’appelloit ſainte Nitouche, nom que j’ai toujours retenu depuis ; & je l’avouerai, le ſeul trait que j’ai conſervé du Couvent.

La faute de ma mere étoit oubliée, tout avoit été conduit dans un grand ſecret : elle entra dans les emplois de la Maiſon, & j’y fus regardée comme une fille à qui on vouloit inſpirer le goût du Cloître.

„ Sainte Nitouche reſte deux ans dans l’habit ſéculier : elle entroit dans ſa treiziéme année quand un incident lui découvrit le ſecret de ſa naiſſance. Le Pere Arlot s’étoit retiré, & s’étoit déchargé du ſoin de ſa fille ſur la mere, qui étoit alors Prieure. Nouvelle intrigue de Radegonde avec le Chapelain de la Maiſon, gros Séminariſte, qui avoit ſuccedé au Mathurin ”.

Je me défiois, dit la Tourriere, de ce qu’elle alloit faire ſi ſouvent avec le Chapelain dans la ſalle des hôtes ; & comme la curioſité n’a jamais été mon moindre défaut ; je m’y cachai un jour, à deſſein de l’épier, ſous une table couverte d’un grand tapis. La Prieure & le Chapelain ne tarderent pas à s’y rendre. Une Bergere des plus commodes étoit le théâtre de leurs plaiſirs. Bien-tôt je vis le ſaint homme dans la poſture où le Prophéte Eliſée ſe mit pour reſſuſciter l’enfant de la veuve

Ménage-moi, cher ami, diſoit-elle, ne gâtons rien par notre imprudence, il m’en a déjà coûté cher… A ce mot, le Chapelain s’arrêta, il voulut la faire expliquer ſur ce qu’il ne ſçavoit déjà que trop : elle ſe défendit quelque tems, & enfin elle lui raconta ſa foibleſſe pour Duvilly, & toute l’avanture de Forges. Elle voulut pourſuivre l’hiſtoire de ſes amours avec le Pere Arlot ; le Chapelain avoit tout appris de ce Religieux, & la prévint en lui rappellant nombre d’anecdotes dont à peine elle ſe ſouvenoit. Il ajouta qu’il lui avoit réſigné ſa perſonne avec le confeſſionnal ; mais le bon Pere Arlot, reprit-il, étoit un peu jaloux de votre Jardinier : il me reſte à ſçavoir ce qui s’eſt paſſé entre vous. Vous me devez la vérité à ce tribunal encore plus qu’à l’autre.

Ma mere avoua à M. Adam l’uſage qu’elle avoit fait du Mazette, & ils reprirent leur premier entretien. Ma mere tout en exhortant le Prêtre à la ménager, le ſecoüoit vivement, ſa bergere s’agitoit, craquoit & plioit. M Adam voulut ſe retirer ; je vis dans ce moment ma mere le ſerrer vigoureuſement, & former pour le retenir, une double chaîne de ſes bras paſſés à ſon col, & de ſes jambes entrelaſſées dans les ſiennes. Elle lui diſoit d’une voix mourante : Mon cher, acheve… Ah ! plus doucement… acheve donc… vîte… acheve avec moi… Je ne ſçais point ce qu’acheva le Prêtre, du moins je l’ignorois alors ? Je peins ce que je vis, & ce qui me donna les premiéres idées de l’amour : je fis dans cette heureuſe journée deux découvertes importantes, l’une que j’étois fille de la Prieure que j’avois priſe juſques-là pour ma Tante ; l’autre des moyens auxquels je devois ma naiſſance.

Pendant cette ſcene intéreſſante j’étois preſque agitée des mêmes mouvemens que ma mere, du moins je n’en perdois aucun ; & rien ſous mon tapis n’échapoit ni à mes yeux ni à mes oreilles : la poſture où je m’étois miſe étoit un peu gênante, je voulus en prendre une plus commode, pour entendre la ſuite de leur entretien ; & je fis en me remuant un bruit qui effaroucha les amours, & glaça nos Amans de frayeur. Ma mere tremblante preſſa le Chapelain qui n’étoit guéres plus aſſuré qu’elle, d’aller regarder ſous la table, & l’on découvrit l’embuſcade. „ Inquiétude & perplexité de Sœur Radegonde. Queſtions plaiſantes qu’elle fait à ſa fille, pour s’aſſurer de ce qu’elle avoit vû ou entendu. Réponſes naïves d’Agnès où l’on entrevoit pourtant un peu de malice, ce qui donne lieu au Chapelain de dire à la Mere : Entendez-vous, chere Eve, la petite maſque. Je gage qu’un pepin de la pomme dont nous avons goûté tant de fois, a déjà germé dans ſon cœur ? Embarras de Radegonde, incertaine du parti qu’elle doit prendre à l’égard de ſa fille. Après avoir bien raiſonné ſur cet incident, ils concluent à la mettre dans leur miſtere ; & la reconnoiſſance entre la fille & la mere ſe fait dans toutes les régles du théatre.

„ Depuis ce tems Agnès n’eſt plus occupée qu’à chercher les moyens de faire à ſon tour l’expérience des douceurs qu’elle a vû goûter à ſa mere ”. J’avois tout remarqué, dit-elle, poſtures, attitudes & mouvemens ; mais j’étois encore loin du but, & ma pénétration n’alloit pas juſqu’à la différence des ſexes ? Je couchois quelquefois avec une fille à peu-près de mon âge, & il ſuffit à des filles de coucher enſemble pour être bien-tôt inſéparables ? Une recruë de Penſionnaires nous mit à l’étroit pour quelques jours, & j’eus ma compagne de couche. Je voulus eſſayer dès la premiére nuit ce que j’avois vû faire à ma mere ; & comme il m’avoit paru que les impreſſions du plaiſir étoient les plus vives chez elle, ſans faire la diſtinction de l’agent ou du patient, je fis mettre ma bonne amie à-peu près dans l’attitude où étoit le Prêtre, & je contrefis de mon mieux ma mere. Mais après nous être inutilement échauffées pendant plus d’une heure, ſans avoir ſçu même nous procurer les plaiſirs que deux femmes peuvent ſe donner. Le peu de ſuccès de notre entrepriſe & les reflexions qu’il nous donna lieu de faire, vinrent m’éclaircir ſur ma ſottiſe… Il y avoit un petit garçon attaché depuis ſix mois à la maiſon, pour faire les commiſſions de la Ville, & qui avoit ſes entrées libres dans la clôture.

Le petit Michel (c’eſt ſon nom) venoit d’être habillé aſſez proprement, il avoit la tête jolie ; & quoiqu’il ne parût qu’un enfant à cauſe de ſa petiteſſe, il avoit au moins 15 à 16 ans.

Ce fut ſur ce champion que je jettai les yeux, pour tirer de lui les ſervices que M. Adam rendoit à ma mere. Sa jeuneſſe ne m’empêchoit point de penſer qu’il n’eût auſſi bien qu’un homme fait, tous les avantages de ſon ſexe ; & c’eſt tout ce que je demandois ? Il alloit & venoit librement par-tout ; c’étoit à moi à ménager le moment de nous trouver ſeuls, & je l’eus bien-tôt trouvé.

„ Avance d’Agnès au petit Michel, qu’elle tâche d’inſtruire : elle le fait bander, & il la ratte après deux ou trois tentatives. Enfin à force d’eſſayer toutes ſortes d’attitudes, il vient à bout de la dépuceler. (Cette deſcription trop longue pour être tranſcrite, eſt un des plus forts morceaux de l’ouvrage.) Embarras du petit Michel, à la vûë du ſang qui a été répandu dans le combat : ils ſe mettent tous deux à pleurer.

„ Ce coup d’eſſai leur avoit trop bien réuſſi pour en reſter-là ; leurs entrevûës deviennent fréquentes, & bien-tôt ils ſe voyent avec ſi peu de précaution, qu’ils ſont un jour ſurpris par la Dépoſitaire. Portrait de cette vieille Religieuſe qui n’avoit pas toujours été irréprochable, & qui avoit fait même un enfant. Recit plaiſant qu’elle fait de cette découverte à la Supérieure qui reconnoit ſon ſang, dit l’Hiſtorienne. La Prieure fait venir ſa fille & le petit Michel, & après les avoir interrogés ſur faits & articles, défend au dernier l’entrée de la Clôture. Nos jeunes Amans trouvent le ſecret de ſe voir par le tour de la Sacriſtie, & enfin ils s’en donnent tant, que le petit Michel tombe malade. Situation d’Agnès. On attribuë ſa maladie à leur ſéparation, & la bonne Prieure conſent à lui faire voir la chere Agnès. Effets de cette vûë ſur ces jeunes Amans. Le petit Michel guérit, & Agnès éprouve les premiers ſymptômes d’une autre maladie, qui eſt le fruit de la ſienne. La Prieure s’apperçoit de ſa groſſeſſe, & ne l’a pas plûtôt vérifiée, qu’elle chaſſe le faiſeur d’enfans. L’enflure d’Agnès parvenuë au point de ne pouvoir plus ſe cacher, malgré toutes les précautions de ſa mere, elle eſt miſe en penſion chez une Sage-Femme, & elle accouche ſecretement. Un jeune Chirurgien, neveu de la Matrone, découvre & voit par hazard Agnès, ils prennent bien-tôt du goût l’un pour l’autre ; & Agnès avant d’être relevée, a de nouveaux gages de fécondité, qu’elle ignore : la voilà bien retablie en apparence & réhabilitée fille, à ce qu’elle croyoit ; car la foibleſſe qu’elle avoit eu pour ce nouvel Amant ne lui paroiſſoit pas tirer à conſéquence dans les ſuites d’une couche ; & le jeune Chirurgien en homme de métier, l’avoit bien raſſurée ſur cela. La Prieure juge à propos de la faire revenir au Couvent & de lui faire prendre le voile, bien reſoluë de l’obſerver ſi bien, que ſi elle avoit du tempérament, elle n’auroit jamais les moyens de le ſatisfaire : c’étoit le ſeul parti qu’il y avoit à prendre ; car abandonnée à ſes ſoins, qu’en eut-elle fait dans le monde, n’ayant d’autre patrimoine à lui donner que ſa Guimpe, & une vocation des plus équivoques. Au bout de deux mois de Clôture, Agnès retombe au même état que l’avoit mis le petit Michel. Inquiétude & perplexité de la bonne Prieure, qui s’en apperçoit au premier ſymptôme, & qui ne ſçauroit concevoir, comment avec toutes les précautions qu’elle a priſes, ſa fille a pû tâter une ſeconde fois du fruit défendu. Elle lui donne à ce ſujet la queſtion, elle lui fait avoüer enfin que cette nouvelle groſſeſſe eſt le fruit du ſéjour qu’elle a fait chez la Sage-Femme, & qu’un ſien neveu a fait ce miracle. Le cas devenoit plus embaraſſant que la premiére fois à cauſe du voile, mais Agnès heureuſement n’étoit que Novice : on feint que dégoûtée du Couvent, elle demande à rentrer dans le monde, & on la remet chez la Sage-Femme qui avoit pris la précaution d’envoyer ſon neveu faire des enfans à Paris. Agnès accouchée & bien dûement relevée, ſa mere ne ſachant plus qu’en faire, l’adreſſe à Paris comme une orpheline, à une Tante fort dévote & fort riche, qu’elle charge tout à la fois de ſa fortune & de ſa conduite. Agnès eſt reçuë par la Tante, & miſe entre les mains de ſa Femme de-Chambre pour lui être ſubordonnée & ſe mettre en état de lui ſuccéder un jour. Dégoût d’Agnès pour une condition qui lui paroît d’autant plus dure, qu’elle enviſage dans ſa Maîtreſſe une Parente dont elle ne peut ſe faire avouer. Ces ſentimens d’élévation ſont bientôt étouffés par une paſſion dominante : elle devient amoureuſe du petit laquais de la maiſon, & devient groſſe pour la troiſiéme fois. La grande Tante s’en étant apperçuë écrit à ſa Niéce, dans le deſſein de lui envoyer Agnès. Une telle fécondité fait frémir ſa mere ; mais indulgente pour ſon ſang, à force de prieres, elle obtient de ſa Tante de ne point abandonner Agnès pour cet accident.

„ La bonne Tante touchée du ſort de cette orpheline, la fait accoucher hors de chez elle ; & auſſi-tôt qu’elle eſt rétablie, elle la met en apprentiſſage chez une Lingere du Palais, en lui recommandant bien de veiller ſur ſa conduite ”. Dès que je parus au Palais (dit l’Hiſtorienne) j’emportai tous les cœurs & tous les ſuffrages : on abandonna toutes les autres filles, & je devins l’objet des agaceries de tous les fureteurs galans que la chicanne ou la curioſité y attire. J’étois placée pour l’étalage au milieu d’une brillante boutique ; Gens de robbe & d’épée alloient & venoient continuellement pour reconnoître la place & Dieu ſçait, comment j’étois lorgnée. Un jeune & galant Clerc eut l’honneur de m’imatriculer au Palais, & me fit faire mes premiéres armes ; mais notre commerce dura peu. La Lingere qui avoit été un peu trop facile, vieille alors, étoit ſévere à proportion, & nous puniſſoit, trois filles que nous étions à peu-près du même âge, d’être plus jeunes qu’elle. Je fus inſtruite dès le ſecond ou le troiſiéme jour de toute ſa vie par une de mes compagnes, qui la ſçavoit par tradition de celle qu’elle avoit remplacé, cette derniére l’avoit appriſe de ſon ancienne. Notre Pédante avoit été célébre dans tous les ordres : La Nobleſſe, le Clergé, la Robbe & le Tiers-Etat, avoient partagé les momens d’une jeuneſſe utilement employée & prolongée même au-delà des bornes ordinaires. Toute ſon auſtérité ne m’empêcha point de pouſſer aſſez loin dans la Cléricature, & je mis toute la Baſoche à contribution. Plus je ſervois l’amour, plus il me ſembloit me recompenſer de mon culte par de nouveaux charmes : trois couches qui s’étoient ſuivies de ſi près n’avoient fait que m’embellir. La Lingere, malgré ſes ſcrupules, avoit été juſqu’alors aſſez indulgente, & avoit paſſé ſur toutes mes diſſipations ; mais je gardai ſi peu de meſures, que pour réprimer ma coquetterie, elle réſolut de me confiner pour quelque tems au magaſin. Je ne ſçai ſi elle ne me traitoit point en rivale, du moins c’eſt l’eſprit de toutes les vieilles femmes qui ont été galantes. Celle-ci de plus étoit un peu dévote ; qualité qui acheve le ridicule : me voilà donc condamnée au bout de deux mois à l’obſcurité du magaſin. Les Soupirans diſparurent en même tems, la boutique devint déſerte, & le débit ſe reſſentit de mon éclipſe. L’intérêt fit ouvrir les yeux à ma Maîtreſſe, quoique bornée aux Clercs ; j’attirois toujours quelque emplette. Elle compta donc avec elle-même, & s’appercevant de ſa ſolitude elle réſolut de me rendre au ſpectacle, ſauf tout ce qui en pourroit arriver.

Je parus après cette petite retraite qui n’avoit ſervi qu’à me repoſer le teint, plus piquante & plus jolie que jamais. Du jour que je fus réintegrée, (paſſez-moi ce mot ma chere mere, je parle la langue du Pays) du jour donc que je repris ma place, la boutique ne déſemplit point ; les jeunes Avocats y vinrent en foule, & firent bien-tôt déſerter les Clercs. Aux Avocats ſuccéderent les Sénateurs. Et déja lorgnée par un Préſident, j’allois m’élever à la haute robbe, lorſqu’un vieux Pilier du Palais, Doyen de tous les Intendans du monde, me fit de ſolides propoſitions, & m’offrit de me mettre dans mes meubles. J’acceptai ſans balancer le parti, le nom de fille entretenuë me revenoit beaucoup ; je me faiſois une agréable idée de cette condition. Ainſi je quittai ſans regret ma Lingere, & je renonçai à tous les honneurs que le Palais m’offroit en perſpective, pour avoir le plaiſir de plumer ce paillard qui en avoit tant plumé d’autres.

„ Agnès vit environ ſix mois en aſſez bonne intelligence avec l’intendant, & pour ſon coup d’eſſai le mène grand train ; la fille de théatre la plus expérimentée n’auroit pas mieux fait ”. Il eſt vrai, dit-elle, que par moi-même j’aurois eu aſſez de peine à réuſſir auſſi-bien que je fis, & que je profitai bien des lumiéres d’un Gendarme que j’avois pris pour Amant, & avec qui je partageois les libéralités de ſon vieux Rival.

„ L’intrigue d’Agnès avec le Gendarme eſt découverte par l’Intendant, il médite de la quitter & de lui reprendre tout ce qu’il lui a donné. Inſtruite de ſon deſſein par le Tapiſſier qu’elle avoit mis dans ſes intérêts, elle le prévient, & plie la toilette ; elle change de quartier & de nom, & s’établit avec ſon Gendarme. Ils vivent aſſez paiſiblement tant que leurs fonds durent, mais malheureuſement le Gendarme jouoit un peu & buvoit beaucoup ; Agnès de ſon côté aimoit la dépenſe. Deux mois virent la fin de leur caiſſe & de leur bonne intelligence. Les meubles & les nippes furent venduës peu à peu pour ſubſiſter, & la brouillerie entre ces Amans s’introduiſit dans leur ménage avec la miſére.

„ Agnès réduite à une ſeule robe, & retombée dans un état pire que celui d’où l’avoit tiré l’Intendant, eſt obligée d’abandonner le Gendarme. Conſeils déſintéreſſés qu’il lui donne en la quittant, comme de ne s’attacher à perſonne, de bien piller tout ce qui tombera dans ſes mains, & de ſe mettre au-deſſus des foibleſſes dont il avoit tant profité lui-même.

„ Agnès qui ſe trouve toute nuë, n’étoit malheureuſement guéres en état de profiter de ces utiles avis ; elle ne connoiſſoit point encore de ces femmes commodes qui retirent charitablement les filles qui ſont ſans feu ni lieu, comme elle étoit alors. Que faire dans cette extrêmité ? La profeſſion de Lingere lui avoit réuſſi ; elle trouva moyen d’entrer chez une groſſe Marchande de modes ruë Saint Honoré, où il y avoit un regiment de filles ”. Là venoient en foule, dit-elle, vieux milans, blancs becs, jeunes étourneaux, tous les oiſeaux de proye du quartier ; mais quoique dans le plan de vie que je m’étois fait mon tempérament entrât pour beaucoup, je commençois à être intéreſſée, & la miſére où je m’étois vûë me faiſoit ſentir le prix de l’argent que l’abondance fait ignorer. Je me laiſſois moins prendre les yeux, & mon point de vûë étoit de fixer quelque honnête homme d’un âge mur, de ces gens faits pour être dupes des femmes, & non de ces aimables trompeurs, dont la plûpart des femmes ſont dupes. Je couchois en jouë un gros Caiſſier qui approchoit de ſoixante ans, & qui venoit tous les jours chez nous acheter quelques galanteries pour avoir lieu de m’entretenir ; il me fit quelques propoſitions, mais je fis trop la reſervée, ou je marchandai trop avec lui : le Papa n’aimoit point à ſoupirer long-tems, une de mes camarades ſçut bien à propos ſaiſir un moment de dépit, & me l’enleva. Cet incident me corrigea bien, & me fit tomber dans une extrêmité contraire. J’étois toujours comme à l’affut, & j’outrai tellement la coquetterie, que ma trop grande facilité écarta nombre de gens qui paroiſſoient m’en vouloir. On me crut plus d’expérience que je n’en avois, & tout ce que je gagnai dans cette boutique après deux mois d’attente & d’agaceries, fut de mettre aux champs quelques appareilleuſes qui me jugerent propre à rétablir leur commerce. Deux des plus célébres entr’autres ſe diſputerent mon acquiſition, & voulurent me dérober aux yeux du Public pour me mettre en détail à contribution. Elles me firent chacune à part leurs propoſitions, & je paſſai ſous la diſcipline de celle qui me perſuada le mieux.

Ici commence, ma chere Sœur, le tiſſu malheureux d’une vie dont vous avez chez vous mille tableaux vivans.

„ Voilà Agnès initiée & femme du monde L’honnête femme qui la produiſoit eut ſoin de ſon ajuſtement qui n’étoit point en trop bon état : on ne lui laiſſoit point voir de jeunes gens, on l’annonçoit myſtérieuſement ſous la qualité d’une jeune femme qui trompoit la vigilance de ſon mari Bien-tôt ſous ce nouveau perſonnage elle fut extrêmement employée, & fit couler l’or abondamment chez la Patronne ”.

Quelle vie, ma chere Sœur, s’écrie-t-elle ici ! Quelle agréable condition ! Objet de nouveaux feux qu’on éteint & que l’on rallume ſans ceſſe, les plaiſirs de la table & ceux de l’amour ſe ſuccédent ou ſe confondent vingt fois par jour. Quel état charmant, s’il étoit durable ! Comme j’avois le corps extrêmement beau, j’étois continuellement expoſée à tous les caprices de l’imagination, à tous les rafinemens de la volupté ; & j’épuiſai bien-tôt tous les crayons de Clinchetel.

Je me ſouviens d’un gros Prieur, qui pour ſoulager ſon embonpoint monſtrueux, s’étoit aviſé de cet expédient[1]. Il me faiſoit coucher toute nuë ſur un lit de ſangle dans ma poſture naturelle ; deux filles des plus ſouples qu’on pouvoit trouver ſe mettoient ſous le lit, & par ſecouſſes réïtérées de leur dos nous donnoient une élaſticité merveilleuſe.

„ Mais il n’eſt point de plaiſirs purs, & la vie la plus voluptueuſe eſt toujours mêlée de quelques diſgraces.

„ Un jour cinq Mouſquetaires entre deux vins vinrent fondre „ dans le réduit d’Agnès ”. Je tenois, dit-elle, un petit Traitant, dont par des careſſes forcées j’achevois de vuider la bourſe. Un parti d’Huſſards qui ſurprend un Couvent de Religieuſes ne leur cauſe guéres plus d’allarmes, que cette jeuneſſe mutine en donne aux femmes de notre profeſſion. Le Traitant, homme pacifique & mur, voulut ſe retirer ſur le champ. Un Mouſquetaire le prit par le bras & lui dit, que loin de vouloir troubler ſes plaiſirs, ils étoient venus pour les partager, & qu’enfin ils vouloient boire avec lui. Le Bourgeois les laiſſa maîtres du champ de bataille & fit prudemment ſa retraite. Voilà nos étourdis en poſſeſſion de la place. Comme il étoit tard & qu’en ce moment j’étois ſeule avec la Patronne, je fus ſeule à la merci de leur pétulance. Ils firent venir force vin pour s’achever ; & je fus bien-tôt en bute à leur fougue. Trois des plus échauffés me ſaiſirent, & m’ayant fait mettre toute nuë ſur un lit, le partagerent ainſi leurs poſtes : l’un, ſuivant les expreſſions de ces libertins, étoit par devant à la ſappe, l’autre qui travailloit par derriére, attachoit le mineur à la place, & le troiſiéme qui inſtrumentoit dans ma bouche les contreminoit ; un quatriéme battoit la meſure pour régler leurs mouvemens, de façon que les trois décharges ſe firent en même tems : & bien-tôt je fus inondée de la ſéve qui fermentoit chez eux depuis les pieds juſqu’à la tête.

Ce nouveau genre de débauche me donna quelque goût pour les plaiſirs recherchés. J’imaginai depuis pluſieurs attitudes qui m’ont fait quelque honneur dans le monde, & que je n’ai point la vanité de décrire ici.

Tout alloit bien juſques-là, quand nos Mouſquetaires à force de boire s’acheverent ſi bien, que la nuit étant avancée, il ne fut plus poſſible de s’en défaire. L’un d’eux yvre-mort, tombe en vomiſſant au milieu de la chambre, & ſans pouvoir ſe relever, s’endort, nageant dans les flots de vin : un autre en lutinant à terre la Patronne qu’il vouloit dépuceler, diſoit-il, fut auſſi ſurpris du ſommeil : un troiſiéme répandu ſur une bergere, ronfloit de tout ſon cœur le verre à la main, inondé du vin qui diſtiloit ſur lui : un quatriéme, après s’être échaffaudé ſur moi, s’endort ſur le métier où il s’étoit ſi bien incruſté, que j’eus toutes les peines du monde à le déſarçonner : enfin le cinquiéme enyvré des camouflets qu’il avoit donnés à ſes camarades, s’endormit à ſon tour ſur la table. Repréſentez-vous, s’il ſe peut, ce coup-d’œil, digne du crayon de la Fage. Pour la Patronne & moi nous paſſames la nuit tantôt à peſter contre les Mouſquetaires, & tantôt à rire de leur figure. Le jour vint, & le diſtributeur des camouflets, qui fut le premier éveillé, ſonna le boute-ſelle, en mettant tout ſans deſſus deſſous. Ses camarades ſe leverent, mais auſſi-tôt qu’ils apperçurent leurs habits & leurs chapeaux qui traînoient parmi les débris de leur ſouper, cette vûë les mit de très-mauvaiſe humeur ; je ne pus retenir un ris indiſcret que cet affreux tableau m’arracha, & je fus payée ſur le champ d’un énorme ſoufflet. La maîtreſſe du logis voulut leur repréſenter doucement le ſcandale de cette impoliteſſe, & en reçut deux ou trois pour ſa part. C’étoit une Picarde vive, trés-peu docile, & aguerie à de pareilles ſcenes. Elle ne voulut pas reſter ſans replique, & ſe ſaiſit auſſi-tôt d’une chaiſe pour la jetter au ſoufleteur. Ce mouvement les ſouleva tous. Bientôt les glaces, le lit, la commode, la table & les chaiſes furent en canelle. Je me mis imprudemment à crier par une fenêtre ; le guet qui ſe retiroit alors accourt au bruit, force la porte de la ruë & monte : on prie poliment nos cinq Mouſquetaires de vouloir bien ſe retirer pour ſe repoſer des fatigues de la nuit, & l’on nous mène chez le Commiſſaire. Il nous envoya à Saint-Martin, & peu de jours après nous ſommes conduites dans votre Communauté. Voilà, ma chere Sœur, l’époque de notre connoiſſance. Je fus de cette premiere fois trois mois en aſſez bonne compagnie dans votre Maiſon, & je profitai bien de cette retraite. Je m’étois bien promis pourtant de changer tout mon plan de vie, mais réſolution frivole. De quel changement étois-je capable ? Accoûtumée comme j’étois aux douceurs d’une vie oiſive & voluptueuſe, les diſgraces qui l’accompagnoient ne m’effrayoient plus, par l’expérience que j’en avois faite ; & je ſortis enfin de chez vous un peu plus corrompuë qu’auparavant.

„ Agnès avant de ſortir de la Salpétriere, étoit arhée par trois célébres appareilleuſes qu’elle y avoit trouvées. Elle rentre dans le monde & va s’établir au Fauxbourg Saint-Germain ; ſa vie publique pendant cinq mois, ſucceſſion de miſére & de proſperité. Tantôt bien élevée au-deſſus de ſa condition, tantôt rabaiſſée aux laquais, elle parcourt ſous differens noms dont elle changeoit comme de gîte, tous les reduits galans du Fauxbourg, comme un écolier que le goût paſſager du cloître jette dans un froc, vole de Couvent en Couvent ſans pouvoir fixer ſon inconſtance ”. Il ne m’arrive pendant tout ce tems, continuë Agnès, que les petites aubaines ordinaires inſéparables de notre commerce. Mais à force de prodiguer mes faveurs, je contractai la lépre contagieuſe que toutes les eaux du Jourdain ne ſçauroient laver ; au reſte, je l’avois bien méritée, car ſi grand nombre de mes ſemblables qui gémiſſoient de leur état, ne continuoient que par neceſſité ou par habitude, le temperament m’emportoit. Je n’ai jamais vû un homme bien conformé qui ne m’ait fait de vives impreſſions ; & le nombre, au défaut du choix, rempliſſoit toujours agréablement mon cœur. Il falloit que la Nature m’eût doüé d’un merveilleux fond de ſentiment, pour qu’il ne ſût point encore émouſſé, comme je le remarquois dans bien des filles, qui beaucoup plus jeunes que moi, avoient auſſi bien moins de ſervice.

Un jour dans un célebre attelier où j’étois établie de la veille, il vint un homme bien mis & de bonne mine, qui après avoir paſſé en revûë toute la Communauté, s’arrêta à me conſiderer avec une ſorte de ſurpriſe. J’eus le mouchoir, & quand nous fûmes ſeuls, il me fit cent queſtions ſur ma naiſſance, mon état, mon païs.

Je crus que c’étoit un Entreteneur, comme nous appellons ces Meſſieurs, & je lui dis ſur ce fondement tous les menſonges qui pouvoient m’être utiles, ſans lui cacher les vérités dont je crus tirer quelque avantage. Il me fit entre autres une queſtion qui m’embarraſſa, il me demanda ſi je n’avois point une Tante Religieuſe en Province ; je crus me donner quelque conſideration, en lui confeſſant que j’avois en effet une Tante Urſeline à N.... à laquelle je reſſemblois beaucoup. Il m’en demanda des nouvelles, je ne ſçus que lui répondre, & je me mis à pleurer. Il ajouta qu’il l’avoit connuë dans ſa jeuneſſe, & qu’ils s’étoient rencontrés aux Eaux de Forges dans les commencemens de ſa Profeſſion. Je l’enviſageai mieux ſur cette ouverture, je me rappellai Duvilly & toute la converſation de ma mere avec le Chapelain. Je ne doutai plus que ce Cavalier ne fût le héros de l’hiſtoire que j’avois entenduë ; & je trouvai ma mere de très-bon goût. Cependant pour ne pas perdre de tems à des explications inutiles qui m’attendriſſoient & qui renouvelloient à chaque inſtant mes remords, je changeai tout-à-coup d’entretien, & je me mis en devoir de faire mon métier. Je n’eus point de peine à le mettre en humeur. Ce commencement de connoiſſance, quoique mal éclairci de ma part, lui donnoit quelque goût pour moi : il voulut coucher au logis, & donna ſes ordres pour le ſouper. Mille ſcrupules alors vinrent m’agiter ? je fus extrêmement triſte à table, malgré les careſſes & la gayeté de chaque convive. L’incertitude de mon origine à laquelle il avoit bonne part, & l’idée de la paternité que mon cœur lui déféroit pourtant avec une ſecrette ſatisfaction, empoiſonnoient d’avance toutes les douceurs que ſa figure me promettoit ; il fallut terminer l’avanture. Je me couchai, fort irréſoluë ſur le parti que j’avois à prendre, & j’étois prête à mettre un frein à ſes brûlans deſirs, quand mon cruel tempérament vint à ſon ſecours. A peine eus-je ſenti ſes approches que j’allai au-devant de ſes tranſports, je l’embraſſai avec une fureur que je n’ai jamais ſentie. Si la nature me fit alors éprouver quelques mouvemens, ils ſe confondirent dans ceux de l’amour. Et (je le dis avec horreur) peut-être hélas ! ne firent-ils qu’augmenter la vivacité. Il faiſoit chaud, nous nous mîmes tous nuds. Que mon cher pere étoit aimable, s’il eſt poſſible que ce fut mon pere ; il baiſa mille fois toutes les parties de mon corps, & mille fois ma bouche parcourut le ſien. Pardonnez moi, ma Sœur, un peu de foibleſſe, encore quelques coups de crayon. Je ne ſçaurois peindre trop vivement un crime dont je dois ſans ceſſe rougir. O Mirrha ! quelque idée que nous donne la fable de votre emportement pour le beau Cynnire, il ne pouvoit approcher du mien. Après m’être plongée dans un torrent de délices, des remords importuns ſuccédent. Hélas ! pour le plaiſir que me donnoit Duvilly, je lui faiſois un préſent bien funeſte ; le venin couloit avec le miel. Je lui préparois ſur un lit de roſes de cruelles épines, & le poiſon que je diſtillois faiſoit des impreſſions d’autant plus profondes, qu’il étoit aſſaiſonné par un plaiſir plus vif. La nuit, qui fut courte, fut bien employée, un leger aſſoupiſſement amena le jour. Duvilly fut alerte de grand matin, & preſſé de ſe retirer, m’embraſſoit pour me dire adieu, lorſqu’il me vint une idée ſinguliére. Je me fis d’une robe d’étamine que portoit une de mes compagnes un habit de Religieuſe, j’y ajoutai la guimpe & le voile, & dans cet état ſautant à ſon col, je le ſerrois amoureuſement dans mes bras. Il me trouva jolie ſous cette maſcarade, & frappé plus vivement encore que la veille de la reſſemblance qu’il me trouvoit avec ma mere, je vis avec un ſecret plaiſir tout l’effet que cette idée fit ſur lui. Je voulois que ſous cet habillement il me donnât les derniers gages de ſon amour, il me parut reculer d’horreur. Je me précipitai ſur lui, & l’ayant entraîné ſur le lit à force de careſſes, je l’amenai à mon but. Je goûtai dans ce moment, à ce qu’il me ſemble, encore plus de plaiſir que la nuit, & je m’apperçus que ſon imagination l’avoit admirablement ſervi. Nous nous ſeparâmes très-contens l’un de l’autre, avec promeſſe de renouer la partie. Je ne ſçai pas quelles auroient été les ſuites de cette avanture, mais je fus enlevée deux jours après par ordre du Roi.

„ Un jeune homme de 15 à 16 ans, fils d’un homme d’affaires, qui avoit vû Agnès trois ou quatre fois, & avec qui elle avoit partagé les fruits de ſes amoureux travaux, fut obligé de confeſſer à ſa famille d’où lui venoit cette aubaine ; & ayant bien déſigné le nom, la demeure & la profeſſion d’Agnès, on obtint un ordre du Roi pour la faire mettre à l’Hôpital ”. Cependant comme dans l’état où j’étois (dit-elle) avant de reſpirer l’air de ce ſalutaire ſéjour, il faut paſſer par la Piſcine probatique, on m’envoya préalablement à Biſsêtre. „ Peinture affreuſe de cette maiſon. Deſcription des ſuites de la vérole ”.

Dans tous les incidens de ma vie, continuë Agnès, je n’avois point encore fait de reflexions ; mais combien ne déplorai-je point mon état, quand je me vis confonduë ſous l’arche, avec les plus viles Proſtituées. Je leur voyois payer le tribut amer des plaiſirs qu’elles avoient donnés, la plûpart ſans les partager comme je faiſois ; & peut-être étois-je la plus coupable ou la plus juſtement punie. „ Au ſortir de Biſsêtre, où elle eſt trois mois, Agnès eſt remiſe à la Salpétriere : quoiqu’elle y fût en païs de connoiſſance, elle s’y déplaît encore plus que la premiere fois, & prend une ſérieuſe reſolution de changer de vie. Le tems de ſa pénitence expire, elle cherche les moyens d’entrer parmi les Sœurs Griſes, elle en vint à bout, & prend l’habit.

„ Pendant ſix mois de ſéjour dans cette Communauté, elle ſe lie avec une Sœur fort aimable, qui étoit bâtarde de la Fillon ; bientôt elles deviennent amans & maîtreſſes. La derniere la fortifie dans l’éloignement où elle ſemble être alors pour tous les hommes en général, & dans la fuite du monde, (converſion à ce ſujet, où l’on voit un mélange de dévotion & de libertinage.)

„ Agnès devenuë Tribade & Tribade outrée, croit avoir entiérement oublié les hommes, quand un jeune Prêtre qu’on lui donne pour Confeſſeur devient amoureux d’elle. Leurs fréquentes entrevûës au confeſſionnal, lui redonnent inſenſiblement du goût pour notre ſexe, elle ſe réfroidit de jour en jour pour ſa compagne, & ayant confié ſa foibleſſe au Prêtre, il acheve bientôt ſa converſion. Ce nouvel Amant en homme expérimenté, craignant une rechûte, lui fait quitter les Sœurs Griſes, & la met en chambre ; ils vivent aſſez paiſiblement quelques mois enſemble : elle ne voyoit que des dévotes & elle l’étoit elle-même. Ces liaiſons la conduiſent à faire connoiſſance avec des convulſioniſtes. Une petite Veuve, initiée depuis ſix mois, affectionne Agnès, ſon Directeur malheureuſement étoit Moliniſte ; la convulſionnaire entreprend de la détacher & en vient à bout ; elle lui donne un Amant Janſeniſte, & bientôt elle devient convulſionnaire elle-même.

„ Diſgreſſions plaiſantes ſur les convulſions, deſcriptions de quelques ſcenes où elles ſervent de voile au libertinage. Agnès ſe rend célébre ſous le nom de Sœur Petronille. Avantures qui lui arrivent. On vient pour l’arrêter, elle ſe ſauve. Cet incident joint au diſcrédit où ſont tombées les convulſions, la dégoûte de ce genre de vie, elle prend la réſolution de ſe rendre au monde & de rentrer dans la carriere. Elle quitte ſon Amant Janſéniſte, & déménage ſans trompette. Elle s’aſſocie avec une ancienne amie de Collége, & elles ouvrent boutique à frais communs. Les commencemens de leur commerce ne ſont pas brillans, il fallut ſe borner d’abord à la Livrée, mais on s’éleva peu à peu juſqu’au Bourgeois. Elle erre ainſi ſous differens noms dans les quartiers les plus vivans de Paris, changeant tous les deux ou trois mois de logis ; enfin ayant pris le goût & l’eſprit du commerce, elle ſe ſepare de ſon aſſociée, dans le deſſein de lever elle-même une boutique & de travailler pour ſon compte. Elle ſe meuble convenablement de l’argent qu’elle avoit amaſſé & s’établit. Sa réputation & ſa bonne conduite lui firent en peu de tems une brillante maiſon. Elle avoit ſept à huit filles du premier ordre pour la jeuneſſe & la beauté, ſans compter les femmes mariées qui venoient travailler chez elle. Elle avoit eu ſoin de s’abonner avec le Commiſſaire du quartier qui étoit ſon penſionnaire, & deux Exempts qui avoient leur franc-ſalé chez elle, étayoient de leur appui celui de l’Enquêteur ”. J’avois mis, dit-elle, une police admirable chez moi, j’avois de petits appartemens très-commodes, cabinets, dégagemens, eſcaliers dérobés, rien ne manquoit. Je recevois peu de Militaires & de jeunes gens, ſi ce n’étoit quelques enfans de finance, dont là ſageſſe m’étoit connuë, mais beaucoup de Robins ou gens du Palais, de bons Peres de famille & de gros Marchands. J’avois ſurtout force Eccléſiaſtiques, c’eſt-à-dire, peu ou point de Séminariſtes, car ils ſont preſque auſſi mutins que des Mouſquetaires ; mais de bons Prieurs & nombre de Chanoines : Quant aux Moines, je recevois peu de Cordeliers, (ils ſont tapageurs) mais des Jacobins, des Prémontrés, des Victorins, des Céleſtins &c.

Je fourniſſois encore quelques Fermiers Généraux, & une bonne partie de Noſſeigneurs du Clergé, Oh ! que de pucelages vendus, refaits & payés encore plus chers la dixiéme fois que la premiere. Combien de filles, après dix ans de ſervice, données & employées pour neuves, j’aurois fait paſſer une furie, pour un morceau de Prince ! Que de femmes mariées dont le goût pour les plaiſirs commodes contribuoit encore à groſſir le tribut que je tirois du Public, & qui après avoir partagé chez moi les travaux & la fatigue du jour, m’abandonnoient généreuſement leurs honoraires. „ Hiſtoire de la Duchapt célébre Marchande de modes ”.

Je conduiſois ainſi ma petite barque à merveille, & j’étois à la veille d’aller plus loin que la Paris, la Maupoint, la Florence, lorſqu’un accident renverſa toute ma fortune. Je vivois avec un Officier de Milice, qui s’étoit dit-on reformé lui-même, & qui m’avoit pris ſous ſa protection. Il n’avoit que le défaut de m’enyvrer & d’être un peu brutal quand il avoit bû, à cela près, c’étoit le meilleur enfant du monde ; & pourvû qu’on le laiſsât à table, on le menoit comme un mouton. Un jour il vint chez moi des jeunes gens qui me furent envoyés par une femme du monde, dont j’avois débauché une bonne pratique ; c’étoit un vieux Notaire très-riche, & qui payoit comme un Mylord pour être amuſé ſeulement. Ils étoient un régiment en deux ou trois bandes. Je voulus d’abord leur faire refuſer la porte, ils forcerent le domeſtique, & ſe mirent en poſſeſſion du logis : nous n’étions que des femmes alors. Deux honnetes Eccléſiaſtiques, un Directeur d’une Communauté & l’autre célébre Prédicateur, venoient d’entrer, ils s’eſquiverent à la vûë de ces libertins. La pétulante cohuë fut d’abord choquée, qu’on eut fait difficulté de l’introduire ; je les menaçai du Commiſſaire. A peine eus je prononcé le nom, qu’ils s’attaquerent à mes meubles, & ſe mirent à briſer tout ce qu’ils rencontrerent : menaces, prieres, careſſes, rien n’arrêtoit ces furieux. Un brutal ſur quelques repréſentations que je voulus faire, parce qu’il extramaçonnoit contre mes glaces, tourna ſa fureur contre moi, & me mit le viſage en pieces. Mon pauvre Officier de Milice, conduit par ſa mauvaiſe étoile, arrive au milieu de tout ce déſaſtre ; & comme il n’étoit pas le plus fort, malgré l’état où il me voyoit, il prenoit de lui-même le parti de la conciliation : on le veut faire ſauter par la fenêtre, avec les meubles qui commençoient à prendre cette route. A force de le harceler, il tire l’épée & bleſſe un jeune homme, trois autres auſſi-tôt tombent ſur lui & le laiſſent étendu ſur la place : voilà toute la maiſon & le voiſinage en rumeur. Que faire dans cette extrêmité ? Je ne penſe plus qu’à mon ſalut, je prends ſur moi ce que j’avois d’argent, & je me dérobe à la faveur du tumulte : le Commiſſaire & les Archers viennent & l’on verbaliſe.

Je ne ſçai plus ce que devint cette affaire, après m’être cachée pendant deux mois à l’extrêmité du Fauxbourg S. Jacques. Défigurée comme j’étois, je fis heureuſement connoiſſance avec des dévotes du quartier, je les priai de me procurer quelque retraite honnête ; elles avoient des habitudes aux Carmelites, & me propoſerent d’y entrer ſur le pied de Tourriere. Il en manquoit une, & ma mauvaiſe mine, caution de ma ſageſſe, n’effraya point ces bonnes Filles. C’eſt-là où depuis près de 15 ans je paſſe tranquillement mes jours, & que je donne à Dieu les reſtes d’une vie fort inutile au monde. En vérité, ma chere Sœur, vous ne pourriez jamais me reconnoître, hélas ! c’eſt tout ce que je regrette que ma figure ; mon printems étoit paſſé, je l’avouë, mais pouvois-je m’attendre à voir ſi-tôt terminer ma carriére ?


FIN.

  1. Trait de Petrone.