Hachette et Cie (p. 189-198).

IX

UN DÉBRIS DE LA GRANDE ARMÉE



Laleu est un petit bourg, non loin de la mer, à 2 ou 3 kilomètres nord-ouest de La Rochelle.

Quelques maisons de campagne en rendent, l’été, le séjour un peu vivant, mais à l’arrivée des mauvais temps, cet endroit devient à peu près désert. Le commandant Delfossy, qui s’y était fixé depuis sa retraite, n’était venu l’habiter qu’afin d’être près de son vieil ami, le général Dervillod, qui possédait alors la coquette résidence des « Ormes ».

Soldats ensemble, ils avaient franchi côte à côte tous les premiers échelons ; puis le capitaine Dervillod s’étant marié avec la fille d’un général était, immédiatement après ce mariage, entré dans des bottes de sept lieues à l’aide desquelles il était promptement arrivé aux grades supérieurs.

Les hauts commandements n’avaient pas altéré les sentiments d’amitié fraternelle qui l’unissaient à son ancien camarade, et celui-ci, tout fier des succès de son vieux frère d’armes, était resté son meilleur ami.

Par suite des vicissitudes de la vie, le commandant Delfossy avait fini par demeurer tout seul dans la jolie habitation qu’il s’était fait construire entre Laleu et la mer.

Il avait enterré son ami, avait perdu sa femme, puis ses deux fils, et, peu après la disparition de Liette, son gendre. Malgré ces deuils successifs, il avait persisté à conserver sa « bicoque », ainsi qu’il appelait sa petite propriété, demandant seulement aux deux filles qui lui restaient de venir quelquefois distraire sa solitude.

Le veuvage de l’une et de l’autre facilita ces visites, qui plus tard devinrent pour elles une nécessité ; car, avec les années, les facultés mentales du vieil officier baissèrent considérablement ; par instant même il n’y était plus ; et la guerre de 1870 l’avait détraqué tout à fait.

Le domestique, qui le servait depuis quelques années et qui était au courant de ses vieilles manies, venait d’être appelé sous les drapeaux dans le corps des mobiles. Préoccupé de son sort, désemparé, le commandant passait ses journées à lire les journaux, les commentait et se mettait dans de violentes colères, lorsqu’il lisait un désastre. °

Liette, prévenue par Mulot et son fils de l’abaissement intellectuel de son bisaïeul, n’y prit pas garde. Si sa grand’mère, pensait-elle, était chez lui, n’était-ce pas pour elle le principal ? Grand-papa Delfossy était certainement un très bon homme dont elle ne se rappelait que vaguement le caractère. Elle le revoyait bien avec la barbiche blanche, parlant un peu fort, marchant très droit, mais elle se rappelait surtout les gâteaux et les poches de sucreries qu’il lui apportait, ce qui corrigeait considérablement dans son souvenir ce que sa personne pouvait y avoir laissé de « peu commode ».

Après s’être renseignée sur la route à suivre, Liette allait à grands pas, bien qu’elle se sentit fatiguée, non de la marche, car elle y était habituée, mais d’une certaine faiblesse qui provenait du peu de nourriture qu’elle avait pris le matin à son réveil sur le Jeune Jacques (il y avait longtemps de cela, puisque le jour commençait à baisser), et des émotions successives qu’elle avait éprouvées durant cette triste journée.

Tout à la scène de joie qu’elle prévoyait :

« Bast ! se disait-elle, je ne vais pas tarder à me refaire. Oh ! mère chérie, quel bonheur nous attend ! Quels baisers ! ma vieille maman bien-aimée ! »

Ne regardant que devant elle, elle avançait vers le village qu’elle apercevait au loin.… Tout à coup la route bifurque ; elle ne sait plus quelle direction prendre. Liette se renseigne à une vieille femme.

« M. Delfossy ? Mais c’est là, madame, tout dret devant vous et à gauche, lui dit la paysanne, vous vous y reconnaîtrez facilement ; la maison peinte en vert est au milieu d’un jardin, entouré d’un mur et fermé d’une grande grille. »

En cinq minutes la jeune fille y fut.

Une femme, qui lui parut être la domestique, sortait en ce moment pour fermer les volets de la porte d’entrée.

Très émue, Liette lui demanda si Mme Baude était là.

« Ma frit[1] ! non, répondit la domestique d’une voix aiguë, en la toisant de la tête aux pieds. Mme Baude est malade ; sans quoi elle serait revenue pour l’enterrement de M. Leypeumal. C’est ce que vous avez pensé d’hasard ?

— Oui, répondit Liette, consternée et inquiète, est-ce grave ce qu’elle a ?

Cré point[2], dit la domestique. Mais Mme Rivault, sa sœur, est ici, voulez-vous la voir à c’t’heure ?

— Je ne demande pas mieux.

— Alors, entrons. »

Elles montèrent l’une et l’autre les marches du potit perron.

Un corridor dallé partageait la maison en deux parties : d’un côté, la salle à manger avec une porte à l’extrémité, et de l’autre, une immense chambre, autrefois le salon où se tenait le commandant depuis qu’il lui était difficile, avec ses douleurs, de gravir les étages.

« Venez par ici, dit la servante, en ouvrant la porte de la salle à manger. Monsieur est de l’autre côté, ajouta-t-elle, un peu bas.

— Je voudrais bien le voir, demanda Liette.

— Tout à l’heure, si madame le permet, répondit la bonne. Il n’est pas toujours disposé à recevoir du monde. — Oh ! pour moi, poursuivit la jeune fille en souriant, il me recevra toujours, surtout si vous lui dites que c’est « Liette », sa petite Liette qu’il croit perdue et qui revient.

— Jésus ! Marie ! s’écria la servante, la figure bouleversée, que dites-vous là ! Quoi, vous seriez sa petite-fille ?

— Oui, je la suis. Allez, ma bonne fille, prévenir tout doucement grand-papa. Je voudrais tant le revoir ! même avant ma tante que je ne connais pas.

— Qui est là ? tonna tout à coup une voix d’homme dans le corridor.

— Ah ! mon Dieu ! le voilà maintenant qu’il se met en colère, dit la bonne effrayée. :

— Me répondrez-vous ? Nom de nom ! reprit la voix de stentor.

— Oui, monsieur, oui me voilà. Je vais vous dire qui c’est qu’est là. Mais il ne fait pas chaud dans ce corridor. Allons-nous-en. »

Pendant que la domestique entraînait le vieillard dans sa chambre, Mme Rivault pénétrait dans la salle à manger par la porte du fond.

Mme Rivault, la sœur aînée de Mme Baude, était une petite personne méticuleuse, aux cheveux blancs, très myope et légèrement sourde, qui n’avait vu Liette que dans sa première enfance.

Elle demanda à le jeune fille, un peu gênée de la colère du commandant, quel motif l’amenait.

« Madame, lui répondit timidement cette dernière, je suis votre petite-nièce, Juliette Verlet.

— Juliette Verlet, vous dites ?

— Oui, madame, oui ma tante, je suis Juliette Verlet. Je reviens de très loin… Et devant l’air glacial de Mme Rivault, la pauvre enfant ajouta en-pesant sur les mots : Je suis la petite Liette que grand’mère Baude doit encore pleurer, mais qui va lui être rendue. Emmenée en Angleterre par un navire dans la cale duquel j’étais tombée, je suis restée dix ans à l’île de Man dans une honnête famille, qui ne s’est jamais malheureusement occupée de me rapatrier. Je ne connais que depuis six jours mon pays d’origine, et mon passé m’a été révélé d’une façon extraordinaire. J’accours auprès de mes chers parents que j’ai pleurés pendant de si longues années…

— Mon enfant, répondit la veille dame, je ne comprends pas très bien cette singulière histoire.

— Je suis Liette, ma chère tante, la petite Liette, disparue il y a dix ans. »

Le mauvais accent français de la jeune fille et la difficulté évidente qu’elle éprouvait à former ses phrases donnaient à réfléchir à Mme Rivault.

« Oui, j’entends bien, reprit-elle. C’est une reconnaissance qui mérite d’être mûrement vérifiée. Quant à moi, je ne puis vous reconnaître, ni même vous présenter à mon père, sans l’examen sérieux de ce que vous avancez. »

En prévision de ces hésitations, Liette n’avait eu garde d’oublier le paquet renfermant ses vêtements d’enfant. Elle le présenta à sa tante.

« Ici dans ce foulard, lui dit-elle, se trouve indiscutable, évidente, la preuve de ma sincérité. Mettez-moi en présence de grand-papa Delfossy, puisque vous hésitez sur la valeur de mon témoignage, et si je lui rappelle certains faits d’autrefois, peut-être s’intéressera-t-il à ce que je vous déclare ? peut-être me reconnaîtra-t-il ? En tout cas, vous pouvez vous renseigner à l’île de Man et, en attendent, me dire où habitent ma grand’mère et mes parents ; ils n’hésiteront pas, eux, à m’ouvrir leurs bras.

— Mon enfant, répondit Mme Rivault visiblement bouleversée, j’aurais grand plaisir à vous donner satisfaction, mais je dois, vous devez le comprendre, m’entourer de précautions et de preuves matérielles et morales, avant de condescendre à l’examen de votre reconnaissance. Je ne poux, sans réflexion, vous introduire dans la maison de mon père. Il faut que je le voie, que nous parlions en famille de cet étrange événement… »

Comme elle achevait ces mots, le commandant Delfosey parut dans l’encadrement de la porte :

« Que me chante Gertrude ? dit-il, la voix impérieuse. Une prétendue Liette viendrait ici réclamer ses droits ? »

Liette s’avança timidement vers l’irascible vieillard.

« Oui, cher grand-papa, dit-elle, la voix un peu câline, c’est votre Liette qui vous revient, bien grandie, sans doute changée, mais toujours aimante. Je ne viens pas réclamer dés droits me j’ignore, mais ma place au foyer de la famille. »

Le vieillard, en la regardant attentivement, l’écouta sans l’interrompre. Il pensait à une petite fille aux cheveux blonds, à l’œil mutin et à la bouche rieuse, et il voyait devant lui une grande personne à le brune chevelure, le teint pâle, la physionomie craintive et sérieuse, il n’y était plus du tout. N’ayant pas la réflexion facile, il ne calculait pas les années d’absence de cette enfant. Il ne lui répondit pas d’abord, mais se tournant vers Mme Rivault, il dit d’une voir tonnante :

« Mettez-moi cette fille à la porte, et que ça ne traîne pas ! c’est une comédienne, une menteuse, une espionne peut-être. Vous ne l’avez donc pas compris ? Sôn accent aurait dû vous ouvrir l’œil. Que nous a dit hier au soir Rigobert Baude ? Renfermez-vous bien, car de mauvais soldats, des espions, un tas de gens sans aveu, rôdent dans la campagne. On n’a pas le temps de se préoccuper d’eux, et ils en profitent pour commettre des méfaits. Oui, voilà ce que disait Baude précisément hier soir ! »

Puis s’emportant, il rugit :

« C’est une espionne, je vous dis ! Une espionne ! une espionne chez le commandant Delfossy ! Nom de nom ! F…-moi promptement cette créature-là dehors. »

Et se tournant vers Liette : « Allons, décampez vite et que je ne ne vous revoie pas, autrement !…

Et mettant ses deux index l’un devant l’autre, sous son œil droit, il fit le geste de tirer.

À ces paroles, à ce geste, Liette toute tremblante, à demi morte

Elle s’abatlit çomme assommée aux pieds du vieux militaire.
de crainte et de douleur, s’abattit comme assommée aux pieds du

vieux militaire.

« Ne faites pas attention, continua-t-il, en la regardant étendue. Ce sont des comédies, des giries[3] d’espionne tout cela. Vous ne voyez donc pas que tous les prétextes sont bons, en ces temps-ci, pour déconsidérer les gens ? Ce matin, c’était une longue diatribe dans le journal contre nos généraux qu’on traitait de traîtres, et ce soir c’est moi qui écope. On cherche à me compromettre pour me nuire, c’est certain.

« Une espionne ! une espionne, répétait-il, de plus en plus surexcité et chez moi encore ! Ah ! non, pas ça !

Emportez cette femme ; f…-la dehors, vous dis-je, et qu’elle n’y revienne plus. Entendez-vous, nom de nom ? entendez-vous ? moules ! hurlait-il en s’adressant à la bonne et à Mme Rivault, toutes les deux hésitantes. Oui, dehors, et puis après, fermez bien les portes, sacrées bourriques ! »

— Madame, dit la bonne à mi-voix, il n’y a pas à hésiter. Monsieur est en rage ; il va faire un mauvais coup.

— Il a peut-être raison après tout, répondit Mme Rivault d’une voix craintive. C’est très vrai qu’hier au soir le colonel Baude lui a fait la recommandation, en s’en allant, de nous bien renfermer de bonne heure.

— Voici la nuit qui vient, reprit la domestique, il ne faut pas tarder à mettre cette femme sur la route ; elle retrouvera bien le chemin par lequel elle est venue. Ce que dit monsieur à neut doit être la vérité vraie. »

Mme Rivault, très pou disposée à croire Liette, n’osant pas contredire son père, se rendit facilement aux raisons de la servante. Elles prirent l’une et l’autre la pauvre enfant sous les bras et la mirent dehors.

Avant de la pousser dans le chemin désert :

« Tiens, lui dit Gertrude, en lui fourrant un morceau de pain dans sa poche, si t’as faim, faut pas crever tout de même ! »

Après cet acte de grossière générosité, les portes furent soigneusement fermées en dedans.

Une fois sur la route, Liette, chancelante, fut quelques minutes à reprendre ses sens.

Gertrude lui fourra un morceau de pain dans sa poche.

L’estomac vide, l’âme pleine d’angoisse, elle se mit à courir, en sanglotant, sans savoir où elle allait, sur le chemin qui conduisait à la mer. Elle l’entendait gronder dans le lointain ; traîner lugubrement ses vagues pleines de haine ; siffler, hurler entre les roches sa furie extravagante, et jeter sur les galets, en les roulant bruyamment dans sa rage, son dépit et sa colère sauvage !

Ce pendant que son cœur, son pauvre cœur à elle, comme un océan d’amertumes, bondissait tumultueusement dans sa poitrine, et que de ses lèvres serrées et convulsées sortaient des cris de douleur et de honte.

En elle et dehors la tempête. Oh ! l’amer moment !…

Alors que le vent d’ouest tordait les tamaris et balayait sur Laleu, en une épaisse fumée humide, les embruns de cette mer démontée, Liette, mouillée jusqu’aux os, parvenait peu à peu à calmer son horrible désespoir.

N’était-elle pas habituée aux farouches caresses de la mer et à écouter ses conseils âpres et décisifs ? Elle se reprit à penser plus doucement en raisonnant son cœur.

Oh ! le courage ne lui manquait pas ; elle en avait en réserve, elle en trouverait encore tant que, sachant sa chère grand’mère vivante, elle ne l’aurait pas revue. Néanmoins, elle vibrait irritée sous le coup de cette monstrueuse et brutale expulsion.

Elle savait bien son grand-papa détraqué, mais pourquoi, sans l’écouter, sans vouloir la croire, la jeter à la porte comme une aventurière, comme une vile espionne ? elle, Liette, qui aimait si fortement sa patrie ! Et le pieux souvenir de l’enfant aimée, reposant la-bas près du grand-père sous la colonne tronquée, fit penser à Liette que les disparus ont tort de revenir…



  1. Ma foi !
  2. Gros point.
  3. Des façons, expression local.