Hachette et Cie (p. 199-202).


XI

ÉTRANGĖRE DANS SA PATRIE



La nuit maintenant enveloppait la côte ; la mer se calmait, L pluie avait cessé ; mais dans le ciel noir de gros nuages roulaient annonçant le grain prochain.

Liette, alors, doucement retourna vers la ville, émiettant, tout en marchant, au lieu de le manger, le morceau de pain que Gertrude lui avait donné.

Le cœur brisé, le corps défaillant, elle vint rôder sur la rive éclairée à présent par la lueur blafarde des becs de gaz.

Où aller à cette heure ? Il ne lui reste que quelques pièces de monnaie anglaise qu’on lui refusera sans doute, si elle les présente, et cependant la faim, une faim tenaillante et cruelle la tord par instant, l’empêchant de marcher. Comment l’apaiser ? chez qui chercher l’hospitalité ? Les petits restaurants, les auberges qu’elle aperçoit, en longeant les boutiques, semblent tous remplis de la même clientèle : des soldats et des marins. C’est l’heure de la soupe.

Ses yeux hagards, errant du bassin au port et du port au bassin, croient apercevoir au loin la silhouette du Jeune Jacques encore amarré. Si elle osait, elle hélerait le patron qui, certainement, lui donnerait de grand cœur une portion de pitance. Mais par un sentiment d’amour-propre et de délicatesse, il lui répugne de divulguer à ces gens, qui doivent la croire heureuse à cette heure, son insuccès et ses chagrins. Elle restait là inerte, comme figée au sol, lorsque son attention fut attirée par une grosse commère qui venait, fréquemment et avec précipitation, sur le seuil de sa porte. Elle regardait alors dehors avec persistance, puis repartait en fermant la porte de sa bruyante salle de cabaret.

Liette avait remarqué l’aspect modeste de cette auberge, sorte de restaurant-cabaret, fréquenté, semblait-il, par de petites gens. Elle avait eu la pensée d’y entrer, mais le bruit de voix venant de cette salle l’en avait détournée.

À travers les carreaux de la porte vitrée, elle crut voir et entendre une espèce de rixe, lorsque tout à coup sortit de nouveau la grosse femme effarée.

« Vous n’en voyez pas, demanda-t-elle à Liette, vous n’apercevez donc pas de sergents de ville qui puissent venir ici mettre un peu l’ordre et empêcher ces deux hommes de se tuer ? »

Liette et elle regardèrent de tous côtés.

« Ils ne sont jamais là, quand on a besoin d’eux, clama la femme. Voilà tantôt une heure que deux hommes se disputent dans leur langue ; maintenant ils se menacent et vont sûrement en arriver aux mauvais coups. Le grand a des gestes féroces qui font frémir ; je prévois un malheur. Et dans une maison comme la mienne, une maison honnête, qui ne reçoit que des gens tranquilles, où la police n’a jamais mis le nez !… C’est-y pas malheureux !… Tenez, écoutez-les ; ne dirait-on pas qu’ils vont se dévorer ? Des soldats ont déjà cherché à les séparer, mais j’ai cru qu’ils allaient tous deux sauter dessus ; ils ne manquerait plus que ça !…

Liette regarda de nouveau par la porte ouverte et écouta quelques instants. Elle vit deux matelots anglais écumant de fureur, hors d’eux-mêmes, s’invectivant, les poings serrés. Une table les séparait, mais le plus petit cherchait à escalader ce fragile obstacle pour se rapprocher de son adversaire.

Permettez-moi d’entrer, demanda la jeune fille. Je connais leur langage ; le fond de leur querelle ne me paraît pas grave ; je vais essayer de les calmer.

— Au nom du ciel, n’y pensez pas, ma pauvre petite, lui répondit avec terreur la grosse commère ; ils ne feraient de vous qu’une bouchée. Non, restez ici, rendez-moi plutôt le service d’aller chercher la police.

— Laissez-moi essayer, madame, lui répondit Liette. J’ai longtemps vécu au milieu de ces gens ; leurs discussions viennent souvent d’un stupide entêtement. Je sais comment on peut les prendre et ce qu’il faut leur dire pour les calmer, quand ils peuvent encore entendre. »

Et passant devant l’aubergiste, pétrifiée de cette audace, Liette se dirigea vers les deux adversaires.

« Matelots ! Matelots ! leur cria-t-elle en anglais, écoutez-moi ! » Surpris de s’entendre interpeller dans leur langue, les deux brutes se retournèrent instinctivement et regardèrent Liette quelques secondes, sans comprendre ce qu’elle leur voulait ; puis, ils reprirent immédiatement leur querelle.

Véhémente, Liette continua à leur reprocher leur mépris des lois de l’hospitalité qui les faisait régler leurs différends dans un pays ami, en pleine guerre lui-même et chez lequel le sang ne devait couler que pour la bonne cause.

Les deux marins regardèrent de nouveau la jeune fille, mais avec un dédain manifeste. Ils virent en elle une évangéliste anglicane, faisant probablement du zèle religieux. Ah ! elle pouvait parler si bon lui semblait, et même parler longtemps ; ils ne l’écoutaient plus, ne s’en occupaient pas.

Toutefois, fatigués à la fin des remontrances que leur adressait la jeune fille, ils se mirent tous deux à l’injurier à son tour. D’abord, elle ne répondit à ces injures que par quelques haussements d’épaules, puis, comme ils redoublaient de grossièretés, elle leur jeta une phrase de leur argot, sans doute drôle et amusante, et qui les stupéfia étrangement d’entendre si loin de leur pays, car les matelots s’arrêtèrent net de parler et se mirent à rire.

Celui qui rit, dit-on, est désarmé.

Liette profita de cette accalmie pour les inviter, s’ils ne voulaient pas se réconcilier, à s’aller battre ailleurs.

Elle leur parlait maintenant avec assurance, les regardant même sans la moindre crainte, ayant trouvé, pour se faire écouter, le ton et les mots que ces gens-là aiment à entendre.

Son long séjour dans l’île de Man, au milieu des pêcheurs et des ouvriers, l’avait habituée à leurs brutales querelles dont le motif même est souvent insignifiant. Que de fois il lui était arrivé d’apaiser ces colères, ces griseries bestiales, provoquées par le gin, qu’un simple mot faisait tomber comme une bulle de savon qui crève !

Liette étant parvenue à couper le fil de leur discussion, les fumées de l’ivresse, en se dissipant légèrement, permirent deux hommes de comprendre ce qu’on leur demandait. Sans répliquer, mais en se regardant encore de travers, ils fermèrent leurs couteaux ouverts dans leur main menaçante, se dirigèrent vers la porte et disparurent.

Les soldats, et la grosse aubergiste que la colère des matelots avait épouvantée, entourèrent Liette pour la complimenter de son sang-froid et de sa peu commune énergie. Mais elle, lasse et ennuyée, leur fit signe qu’elle désirait être seule, et la brave femme l’emmena dans sa cuisine.

« Que puis-je vous offrir, lui demanda-t-elle avec empressement, pour vous remercier du grand service que vous venez de me rendre ?

— Ah ! dit Liette, que l’épuisement rendait alors défaillante, donnez-moi à manger, car je meurs de faim.

— Avec plaisir et tout de suite », reprit obligeamment l’hôtelière. Elle mit aussit%ot une nappe blanche sur une petite table qu’elle plaça non loin de la cheminée, puis elle servit à Liette un bon repas, arrosé de vin, auquel la pauvre fille fit le plus grand honneur.

Lorsque plus tard, restaurée, séchée, complètement remise et près de s’endormir tranquille dans un lit blanc, au premier étage de cette demeure hospitalière, Liette se félicita d’avoir porté ses pas errants vers la colère et la haine, puisqu’elles s’étaient changées, pour elle, en un doux bien-être, le premier qu’elle connût depuis de longues années. Elle envoya ensuite son souvenir vers les brumes anglaises, à Lottie et à Harris… puis, le cœur plein d’espoir, elle s’endormit enfin.