Hachette et Cie (p. 179-188).

IX

DESILLUSION



Le lendemain, à la première heure, Liette, son léger paquet à la main, saute allègrement à terre, et regardant de tous côtés, cherche à s’orienter.

Elle reconnait vite la topographie du port. Sans hésiter, elle s’avance vers la ville ; mais, à deux pas de l’inoubliable fontaine où le vieux sylvain continue à ouvrir la bouche, et auprès de laquelle ne stationnent ni servantes, ni marchands d’eau, ce qui l’étonne, l’énergie qui l’a soutenue jusqu’ici lui fait subitement défaut. Elle n’ose plus regarder cette rue si connue, qu’elle a parcourue tant de fois toute petite filé ; et marchant maintenant très doucement comme prise de peur, elle ralentit l’instant suprême du bonheur ineffable qui l’attend. Elle avance à petits pas. Puis, tout à coup, elle n’y est plus…

Est-ce une illusion ? La rue, en cet endroit, semble avoir changé d’aspect ? une construction neuve et monumentale occupe l’espace où devraient se trouver l’imprimerie et la librairie de son grand-père. Cependant, à côté elle reconnait encore intacte la porte de la maison de ses amis Maurel : il n’y a’donc pas à douter, c’était bien là ; elle ne se trompe pas.

Si la maison a disparu, eux, que sont-ils devenus ? —

Pour le savoir, sans hésiter, Liette va frapper chez les anciens amis, et elle écoute, anxieuse… Sont-ce les pas lourds du vieux professeur qui traînent sur les dalles ? est-ce lui qui vient ouvrir ? Non, c’est un domestique âgé, vêtu d’un sale gilet à manches ; qui d’une voix d’asthmatique lui demande ce qu’elle veut.

« Je désire parler à M. ou Mme Maurel, ou s’ils sont absents, à leurs enfants », répond Liette, en s’avançant dans le vestibule.

Le serviteur n’a pas bougé. Il ne connaît pas, les personnes qu’on lui demande, et l’accent étranger de la jeune fille le mettant en défiance, il l’empêche d’avancer.

Liette est devant la porte ouverte de la vaste salle à manger qu’elle reconnaît bien, et où toute fillette elle s’est tant musée. Cette salle est présentement encombrée de paperasses rangées dans des casiers. Devant deux tables de bois blanc, couvertes de taches d’encre, deux très jeunes copistes à manches de lustrine noircissent du papier. Ils lèvent la tête, et l’un d’eux répond :

« Le bureau est fermé ce matin ; M. le receveur est absent pour la matinée ; il est à l’enterrement. »

En voyant la mine déconfite de la visiteuse, le vieux domestique ajouta poliment :

« Ceux qui habitaient jadis cette maison sont à Bordeaux depuis la mort du père, un ancien professeur, il y a de cela huit ou neuf ans.

Je vous remercie », dit Liette, en se retirant le cœur très gros.

Maintenant que faire ? Elle regarde autour d’elle, ses souvenirs sont bien exacts ; puis, pour les fixer, n’a-t-elle pas devant elle l’enseigne du coiffeur dont les deux petits plats de cuivre miroitent en se balançant au soleil ?

M. Reydire, devenu opulent, le nez rougeaud, endimanché dans une redingote trop juste, se montre, en ce moment, sur le pas de sa porte qu’il se dispose à franchir. Les allures hésitantes de Liette, sa démarche timide, troublent ce paisible citoyen. Il la suit un instant du regard, puis va faire part à son voisin, le coiffeur, de quelques-uns de ses soupçons.

« Vous allez à l’enterrement, Lesombre ? lui demanda-t-il.

— En effet, je me dispose à partir », répondit ce dernier.

Et le coiffeur, légèrement grisonnant, parut à son tour.

« Connaissez-vous cette étrangère, Lesombre ? Sûrement, ce doit en être une. Moi, je ne me trompe pas, affirme avec suffisance le chapelier, je reconnais ça tout de suite au chapeau ; il n’y a que des Anglaises ou des Allemandes pour arborer des formes semblables ! Voici bien dix minutes que je la vois aller, venir, regarder de tous côtés. Elle cherche à se renseigner. C’est évident.

— Je l’ai déjà remarquée, répondit Lesombre. Elle est entrée, tout à l’heure, chez le receveur de l’enregistrement et en est immédiatement ressortie, reconduite par le vieux François.

— Qui diable peut-elle bien venir chercher ici ?… Je lui trouve une physionomie singulière. Par le temps qui court, on doit si méfier, être circonspect, car des espions déguisés, des femmes allemandes et même des enfants, parcourent, paraît-il, la France en tous sens. Ah ! les misérables !… Si elle m’adresse la parole, vous allez voir comme je vais lui répondre.

— Vous avez raison, monsieur Reydire, répondit le coiffeur. Mais mazette ! quelle belle chevelure sous ce vilain chapeaut C’est une jolie fille, ma foi, ajouta-t-il ; et malgré son singulier accoutrement, je ne sais pourquoi elle m’intéresse. Sa figure me rappelle celle de quelqu’un… Tiens, mais il semble qu’elle veuille nous parler, reprit-il, en se rengorgeant.

— Non, riposta M. Reydire, la belle enfant a réfléchi. Elle doit avoir trouvé son problème, car la voici qui file d’un pas alerte et décidé… Si vous êtes prêt, faisons comme elle. »

Et les deux paisibles commerçants, emboitant le pas derrière Liette, la perdirent bientôt de vue.

Liette filait, en effet, prestement.

Pendant un moment elle eut la pensée d’interroger les anciens voisins ; mais, honteuse de divulguer à des indifférents ses cruelles perplexités, et une idée subite lui étant survenue, elle y obéit en partant au plus vite.

Pourquoi n’irait-elle pas trouver son cher parrain ? Lui seul était à même de lui répondre et de l’initier à ce présent incompréhensible.

Liette savait où habitait M. Leypeumal, tout en haut de la ville, près du jardin public. Elle n’avait qu’a suivre toujours tout droit cette longue rue qui va d’un bout à l’autre de La Rochelle.

Un grand nombre de soldats, d’officiers de toutes armes, de tous grades, sillonnaient la rue et encombraient les porches. Tout en suivant un bataillon serré de nouvelles recrues, elle aperçut en arrivant sur la place d’Armes, rangés comme en bataille, des canons, des chariots d’artillerie, des voitures d’ambulances et des fusils mis en faisceaux. La vue de tout ce matériel de guerre lui serrele cœur, et les larmes qu’elle n’avait pas versées tout à l’heure coulent à présent abondantes. Sa elle joie du matin est tombée.

Cependant, au son du clairon qui sonne et du tambour qui bat, et emportée aussi dans un mouvement de troupes en marche, elle va au pas comme le régiment qui l’entraîne.

Les soldats obliquant à gauche et laissant le chemin libre, Liette put enfin, sans hésitation, s’engager dans la rue de Bethléem.

Pourquoi cette rue, ordinairement si paisible, est-elle obstruée, en ce moment, par un millier de personnes ? La jeune fille a beaucoup de peine à arriver jusqu’à la porte cochère qu’elle aperçoit très entourée, sous laquelle autrefois « Fidèle », la jument grise de M. Loypeumal, attelée au cabriolet, a fait de si longues stations, en attendant son maître.

À l’instant où elle y parvient, un corbillard magnifique sort de la maison, orné de panaches noirs aux quatre coins et trainé par deux chevaux superbement caparaçonnés.

« Qui est mort ? » demanda Liette, haletante.

Personne ne répond. Les gens qui l’entourent, étonnés, la regardent, semblant trouver sa demande stupide. Cependant, un bon vieillard, d’une mise extravagante, ayant un panier à couvercle passé au bras, lui dit très civilement :

« C’est M. Leypeumal, notre cher ancien maire, qu’on enterre, madame. »

Ah ! Mis Moore, votre malédiction a traversé les mers ! Et le désespoir que vous avez promis, entrant profondément dans le cœur de Liette, la secoue à tel point qu’il lui enlève le sentiment de sa situation présente. Ce sera sans s’en rendre compte qu’elle suivra, accablée, l’enterrement de ce cher parrain qu’elle se faisait, il n’y a qu’un instant encore, une fête de retrouver.

Revenir précisément de son exil pour assister à une aussi lugubre cérémonie, quelle coïncidence !

Dans les voitures de deuil, aux lanternes voilées de crêpe, qui marchent au pas, elle cherche du regard, mais en vain, à rencontrer un œil ami, une figure de connaissance. Personne, dans ce cortège, ne rappelle à Liette une silhouette aimée. Seul, un vieux brave homme qui s’essuie de temps en temps les yeux du revers de sa main et qui a, on ne sait pourquoi, une carnassière passée en sautoir autour de la taille, lui fait penser qu’elle marche près du père Pinteau, le métayer de M. Leypeumal. Lui et le vieil original au panier ressuscitent quelques-uns de ses jeunes souvenirs ; alors le nom du baron de Beauminois lui revient sur les lèvres.

Un grand nombre de soldats sillonnait la rue.

Peut-être lui dirait-il quelque chose, ce bon vieillard ? mais il n’est pas facile de l’aborder ; puis, que lui demander, si, d’aventure, elle peut parvenir à le rejoindre ? pour qui la prendra-t-il ? et s’il consent à lui répondre, que lui apprendra-t-il surtout ? oh ! cette crainte la démonte.

Silencieuse, en pleurs, elle suit l’enterrement d’abord à l’église, puis au cimetière, sans s’apercevoir qu’elle est la seule femme, perdue dans cette foule d’hommes qui se pressent derrière le char mortuaire.

Entièrement à sa douleur, elle ne remarque pas la magnificence de ces obsèques que fait grandioses une partie de la population rochelaise.

Au cimetière, elle n’écoute pas les longs discours, ni les adieux émus des nombreux amis de l’ancien maire, et elle n’entend pas non plus le bruit de la fusillade qu’exécute le peloton d’infanterie sur la tombe du légionnaire.

Refoulée peu à peu par l’assistance vers une division éloignée, elle s’appuie, à la fin de la cérémonie, à un grillage qui’entoure un espace sablé, ratissé avec soin. Au fond, se détachant sur un rideau d’arbustes et de verdure, s’élève un monument d’une architecture toute simple, laissant voir à son fronton ces mots écrits en lettres dorées :

FAMILLE BAUDE-DELFOSSY
.

En les lisant machinalement Liette tressaille.

Elle n’avait rien cherché, rien demandé ; et cependant, d’une façon presque mystérieurese, sa destinée l’a conduite par la main, justement là où elle va apprendre le vérité qu’elle désire connaitre.

La jeune fille tombe à genoux sur un tertre voisin, et la tête dans les mains, avec un sentiment d’angoisse inexprimable, elle lit sur le plaque de marbre noir le nom de ceux qui reposent pour toujours dans ce coin solitaire et qu’elle ne reverra plus, hélas !

EDOUARD-PIERRE BAUDE
ancien professeur, libraire-éditeur
1806-1864
MÉLANIE-CYDALISE DELFOSSY,
née Degaimée
1789-1863

Puis, sur le soubassement d’une petite colénne tronquée en marbre blanc :

À la mémoire de notre chère bien-aimée petite-fille disparue
le 27 février 1860.
DÉSIRÉE-JULIETTE VERLET.


Il n’en fallut pas davantage pour faire défaillir cette jeune âme, si profondément bouleversée depuis quelques heures.

Ses sanglots redoublent, elle peut à peine prier pour ceux qui l’ont tant aimée !

— Ah ! certes, elle serait bien mieux là, à cette heure, couchée inerte et pleurée que debout devant cette fausse tombe, torturée par une douleur aussi triste que la mort qui l’environne.

Elle regarde longtemps, anéantie, le mausolée sans prêter la moindre attention à ce qui se passe un peu plus loin. Quelques grosses gouttes de pluie, qui tombent comme des larmes, la rappellent à la réalité. Les assistants, par groupes, quittent le cimetière pour fuir le mauvais temps, et seuls maintenant les fossoyeurs achèvent leur lugubre besogne.

Le champ du repos retourne à son morue silence.

Liette se lève ; il faut partir avant le grain. Mais tout à coup se dresse devant elle la haute stature d’un officier supérieur, d’un certain âge. Il s’arrête devant le monument et se découvre. Son regard et celui de Liette viennent de se croiser. À ce contact une étincelle de surprise jaillit simultanément de leurs yeux, mais elle n’a que la durée de l’éclair. L’officier incline la tête en une courte et triste pensée de regret pour ceux que Liette pleure ; puis sans plus, ils se détourne et part rapidement.

De loin Liette le suit des yeux, se demandant anxieuse, quel est cet homme dont le regard l’a si profondément troublée ? Certes elle l’a vu jadis ce bon regard ; elle le reconnaît bien, mais malgré ses efforts de mémoire, elle ne parvient pas à se rappeler à qui il il appartient.

Elle s’achemine vers la ville en proie à une grande tristesse ; son grand-père, son parrain disparus, que lui reste-t-il de ceux qu’elle a aimés ?

Sa grand’mère est vivante, il faut la retrouver, mas où est-elle ?…

Tout en marchant, la jeune fille s’est rapprochée du port qu’un rayon de soleil, déchirant les nuages noirs, illumine tout à coup. Elle revoit la rive, telle qu’elle l’avait laissée jadis ; et en contemplant ce tableau, si parfaitement conforme à ses clairs souvenirs d’enfant, une joie passagère la fait sourire. Elle resterait là plus longtemps sans doute, si elle avait le cœur satisfait ; mais l’anxiété et l’abandon où elle se trouve torturent trop cette âme, pour qu’elle puisse jouir du moindre bonheur.

Laissant le port, elle remonte vers l’église où petite fille elle aimait à accompagner sa grand’mère aux offices.

Une déception l’y attend encore. Cette église, vieille construction peu solide, vient d’être fermée, et sur les murs, entourés de palissades en planches pour l’isoler de la rue, se lit l’arrêté préfectoral qui la désaffecte.

Ainsi, plus rien ! rien pour la consoler, pour lui donner espoir. Et dans cette vieille ville qui n’e pas changé d’aspect, où chaque chose semble être à la même place, la pauvre enfant s’y trouve étrangère ; car tout lui paraît bouleversé ou anéanti.

Maintenant découragée, elle va devant elle sans but, sans décision, l’âme troublée par la déconvenue.

Dans un quartier de belle apparence, mais très solitaire qu’elle traverse, elle aperçoit soudain, sous le portail d’une riche demeure, une énorme charretée de bois autour de laquelle un mouvement, un va-et-vient, un bruit de ferrailles, de scies, un murmure de voix attirent vaguement son attention. Une colonie de négrillons aux gestes menus et agités, s’occupent à fendre, scier, ranger et rentrer cette grosse provision d’hiver.

Inconsciemment Liette s’arrête et les regarde ; puis, tont à coup un souvenir du temps passé lui revient à la mémoire.

Ce petit homme, la jambe en l’air sur son chevalet, qui se démène pour scier vivement le bois qu’on lui apporte, lui rappelle un épisode de sa vie d’autrefois. Cette voix aiguë, qui commande sans réplique, ne l’a-t-elle pas entendue jadis ?

Non, elle ne se trompe pas ; ce petit vieux nègre est bien le scieur de bois, son ancien protégé qu’on appelait Mulot.

Mulot, au milieu de ses enfants, n’a guère changé, lui ; son labeur quotidien apportant, chaque soir, son énorme rasade de soupe à son robuste estomac, doit avoir entretenu la santé et l’énergie nerveuse et volontaire dans ce corps tordu et sec comme une branche de sarment, mais encore si souple et si agile ! Son épaisse toison laineuse, toute grise à cette heure, abrite toujours sa frimousse ratatinée de macaque. Quatre ou cinq enfants, braves gamins de douze à dix-sept ans, aussi hauts et aussi blancs que leur père, font maintenant la besogne fatigante, laissant comme jadis à Mulot l’honneur de commander.

Avec l’aide de cette brave petite familie Liette va pouvoir s’enquérir. Ne connaissent-ils pas toute la ville ?

Elle s’approche du nègre, lui demande, cependant craintive et hésitante, où habite actuellement Mme Baude.

Le scieur de bois la regarde, puis, sans lui répondre, appelle un de ses enfants :

« Dis donc, Jujules, c’est-y pas toi qui serait été l’hiver dernier à Laleu ranger le bois du commandant Delfossy ?

— Oui, papa.

— Eh bien ! réponds à c’t’dame qui demande ousqu’habite maintenant Mme Baude. »

Il ajouta, en hochant la tête et en s’adressant à Liette :

« Y-zont pas eu de chance les pauvres gens depuis leur grand malheur, vous savez ?… la disparition de leur pauvre petite. Le grand-père est mort de chagrin et la malheureuse dame traîne sa vie de tristesse tantôt ici, tantôt là, chez son gendre à Rochefort ou chez son père à moitié toc-toc. Voyons, Jujules, parles-z-y à c’t’dame, si tu sais ? »

Jujules, un garçon de dix-sept ans, auquel pour la taille on en aurait bien donné quatorze, répondit :

« L’an dernier, à cette époque, Mme Baude était chez son père. Elle y vient de temps en temps, rapport au vieux qui est, vous savez ? (et il se frappait le front). Mme Rivault, se sœur et elle, habitent l’une après l’autre avec lui. Mais je peux pas vous dire si c’est à présent le tour de Mme Baude, vu que j’ai pas encore été à Laleu cette année.

— Merci, grand merci » jeta la jeune fille en s’enfuyant.

Elle se dirigea vers la porte Neuve, se demandant comment le souvenir des habitants de Laleu ne s’était pas réveillé plus tôt dans sa mémoire.