Hachette et Cie (p. 95-102).

XIII

GENTIL COQUELICOT, GENTIL COQUELIQUIT



Lété, arrivé à grandes enjambées, avait fait les jours plus longs, le soleil plus chaud, le jardin tout en fleurs et la charmille touffue.

Les prés verts, aux herbes longues et fleuries, s’étendaient immenses et onduleux sous le vent parfumé venant des bois.

Les bêtes ne les traversaient plus, de crainte qu’elles mangeassent trop vert et trop tendre. On les conduisait maintenant très loin de la Voirette, du côté aride des marais gâts où la pousse drue, rare et salée, donne aux vaches le bon lait jaune, crémeux et abondant.

Liette, et Botte un tricot à la main, le matin et souvent le soir, les suivaient de loin par les routes ombragées, bordées de buissons d’aubépine. Elles s’éloignaient des Gerbies, traversaient la grande route, et dépassant le village, disparaissaient dans le bois des Mottes sur la lisière duquel habitaient les parents de la bonne.

Pendant que le soleil ardent calcinait la campagne, on s’installait sous la feuillée au milieu d’un bouquet d’arbres d’où jaillissait une petite source qui, frétillante, laissait couler un filet d’eau, mince comme une langue de cristal, sur les cailloux blancs du chemin.

Botte, assise dans l’herbe fraîche et verte, chantait sa gentille ronde, et Liette en répétait le refrain :


          Là-haut, là-haut sont des souris (bis),
          Qui vont au bal toute la nuit,

Gentil coquelicot, coco de bisco, de verbo Joli :
          Gentil coqueliquit.

          On entend l’gros raton qui dit (bis) :
          En avant deux, mesdames souris,
                Gentil coquelicot, etc.

          Aussitôt les voilà parties (bis)
          Tournant leur queue en long circuit,
                Gentil coquelicot, etc.

          Quand tout à coup sur le minuit, (bis)
          Arrive Raminagrobis,
                Gentil coquelicot, etc.

          Il sauta sûr mesdames souris, (bis)
          Malgré leurs petits cuis, cuis, cuis,
                Gentil coquelicot, etc.

          Elles avaient bau faire cuis, cuis, cuis, (bis)
          C’est ainsi que le bal finit,
Gentil coquelicot !… gentil coqueliquit !


Et bien d’autres rondes encore que la curiosité et la gaieté de Liette réclamaient à l’intarissable mémoire de Botte.

Pour arriver à ce bois, elles passaient souvent, afin d’abréger la route, devant la propriété d’un vieux noble, célibataire peu commode, qui interdisait le passage de son chemin au moyen d’une barrière, simple morceau de bois, facile à soulever. Il avait à son service un gros chien roux dressé à aboyer aux passants. Liette, pour ce motif, préférait l’autre itinéraire, mais Botte, sans être précisément d’un avis contraire, revenait fréquemment par ce dangereux passage.

Il est vrai que l’on rencontrait presque toujours à cet endroit un brave garçon d’une vingtaine d’années, sorte de majordome de M. de Plocneuf, qui semblait se trouver là, comme par hasard, prêt a rendre le très petit service d’ouvrir la barrière aux promeneuses et de la refermer. Il faisait taire aussi le chien, l’effroi de Liette, et offrait parfois de gros bouquets de ces bruyères des marais aux petites fleurs violettes qui ne se flétrissent jamais, et que la fillette aimait à rapporter de ses promenades à tante Minette, pour garnir les grandes jardinières de la salle à manger.

Botte chantait sa gentille ronde.

Ce complaisant garçon était loin de ressembler à un Adonis ; de plus il boitait affrousement. C’était probablement pour reposer la jambe qu’il avait trop courte qu’il attendait Liette et sa bonne, assis sur la borne, limite de la propriété.

Les premières fois qu’elles le virent, il feignit de ne pas s’occuper d’elles, sifflotant sur un diapason si aigu « J’ai du bon tabac dans ma tabatière » qu’il en était agaçant, au dire même de Botte. Mais elles étaient à peine passées, que Botte s’arrêtait pour ramasser soit son mouchoir, soit un point de son tricot, où bien encore une de ses aiguilles à tricoter, et elle était si fine, cette petile aiguille, qu’il lui était impossible de la trouver, même Liette aidant ; alors le siffleur s’offrait à chercher, et on finissait bien par la retrouver. Cela les faisait rire tous les trois.

C’est si réjouissant de retrouver ce que l’on a perdu ! Tout en causant, le boiteux les suivait jusqu’au bois, et Liette lui prêtait son joli couteau affûté pour ouvrir l’écorce des grands chênes sur lesquels il traçait leurs initiales, ou bien des trèfles à quatre feuilles, symbole de chance, ou des cœurs enlacés, symbole plus significatif encore.

Liette, comme bien on pense, était loin de deviner la préface de ce qui devait suivre.

Cet obligeant boiteux qui s’appelait Bouton (un singulier nom par exemple), leur raconta un jour, peut-être pour se donner de l’importance aux yeux de Botte, ne sachant pas lire, et de Liette qui le savait à peine, qu’il avait fait ses classes avec l’intention d’être instituteur, mais qu’il avait dû y renoncer, une chose importante lui manquant : la mémoire. Il n’en avait pas pour deux sous. Il disait cela, lui, mais Liette et Botte n’étaient pas de son avis, cer il leur débitait des tirades en vers, toujours les mêmes, il est vrai, où il était question d’oiseaux, de fleurs, d’un tas de choses qui faisaient rire le bonne aux éclats, et auxquelles. Liette ne comprenait pas un mot.

Il récitait en levant les yeux au ciel, en faisant des gestes convaincus si comiques, que Liette amusée à son tour finissait par se tordre de rire. Cette façon assez fréquente de se rencontrer, de se parler sur le chemin de Plocneuf ; puis, l’habitude de se voir aidant, fit que Botte appela Bouton « François » et lui la bonne, « Honorine » ;

Le boiteux traçait leurs initiales.

car Honorine Litou ne s’appelait Botte que dans la bouche de Liette. Un beau matin, Mme Minhet vit monter aux Gerbies le père Litou, son bonnet de laine à la main. Il venait lui apprendre que sa fille Honorine était demandée en mariage par le jeune François Bouton, domestique de confiance de M. de Plocneuf, et que, vu la réputation du garçon, et le désir de leur fille, lui et sa femme y consentaient de grand cœur.

En conséquence, le mariage fut décidé pour la fin de juillet, et « par le même chemin » le bonhomme invita ces messieurs et dames des Gerbies à la noce.

Il n’y avait rien à dire. Ce mariage était fort convenable pour Botte, et tout en regrettant son départ, tante Minette accepta l’invitation pour Liette.

Quand Liette apprit la nouvelle du prochain mariage de sa bonne, elle en eut beaucoup de chagrin ; seule la perspective d’être de la noce la consola un peu.

Les choses semblaient marcher à souhait, lorsqu’un beau jour Botte déclara qu’elle ne se marierait pas, ayant appris sur le compte de son « prétendu » des faits peu édifiants. Elle fit cet aveu à Mme Minhet, tout en fondant en larmes. Elle eut bien du chagrin, la pauvre fille, mais malgré les discours de Mme Minhet, elle fut inébranlable dans sa résolution, et chargea même ses parents de reprendre leur parole.

Ce devait être fort grave ce que Botte avait à reprocher à François, puisque, se méfiant même des rencontres fortuites, elle ne voulait plus sortir.

L’amoureux éconduit ne cherchait que les occasions de se disculper et rôdait constamment autour des Gerbies ; mais Honorine demeurait invisible.

Enfin, une après-midi il s’arma d’un grand courage et vint donner gravement à Liette, qui s’amusait sous les grands arbres de la charmille, une lettre fermée par une quantité de pains à cacheter, en la priant de la remettre soit à sa tante, soit à sa bonne.

Jamais Lietta ne vit grand-pape et tonton Rigobert rire d’aussi bon cœur que ce soir-là, lorsque tante Minette lut à haute voix le très comique et amphigourique plaidoyer de ce pauvre pédant de village, plus ignorant que lettré, malgré ses prétentions littéraires.

Voici quel était le contenu textuel de cette missive :

« Mademoiselle,

« Si les contes qu’on vous a faits contre moi ne vous avaient pas donné des sentiments contraires, je m’en serais prévalu. Si je suis votre abus, faites le moi-z aconnaître, je saurai m’en désabuser.

« Ô Honorine que j’adore ! si vous m’aimez encore, vous saurez me pardonner, si vous m’aimez encore, vous ne saurez m’oublier ! Dans votre amour extrÊme vous disiez que vous m’aimiez ! vous vouliez que bien loin les coqs (l’écho) vous fissent entendre. Ô qu’infidèle oublieras-tu ton sarment ! (serment). L’amour que tu trahis, je la prendrai-z à témoin.

« Répondez à votre fidèle et triste ami.

« Bouton François. »

« Dites à cette chère petite que je garde son souvenir dans mon cœur comme un berceau de fleurs au fond de ma mémoire[1]. »


Après une lettre aussi éloquente et dont les sentiments étaient si clairement exprimés, il n’y avait plus qu’à se rendre.

Honorine, très touchée et flatiée, ne se montra plus cruelle. Elle consentit à une entrevue aux Gerbies, après une émouvante scène de réconciliation. Et la noce fut fixée à la quinzaine suivante.

Le mariage de Botte fut ce que sont toutes les noces villageoises : nombreuses, gaies, tapageuses. On y mangea force poulets en sauce, gigots, beignets aux pommes, crème au chocolat.

Et puis, dans un pré voisin des Gerbies, au son d’un aigre violon, on dansa les bals et les rondes de Saintonge. Filles et garçons se donnant la main formaient un immense cercle. Tous chantaient à tue-tête sur le diapason aigu des voix campagnardes :


À la foire de Saint-Sauvent !…
Les rubans volant au vent !…


Et en effet, au milieu des joyeux éclats de rire de la bruyante société, les larges rubans des coiffes flottaient en l’air comme une volée de ramiers blancs.

On but ensuite à la santé des mariés, de M. le Maire, des parents, des amis, de M. de Plocneuf, de M. Baude, de M. Rigobert, de Liette ! Eh ! oui, même de Liette qui dut, lorsque le tour de sa santé arriva, choquer son petit verre avec ceux de tout ce monde très en train et tant soit peu parti. Il fallut toute la soirée et une partie de la nuit pour étancher la soif inextinguible de ces bonnes gens, si bien que chacun se trompa de chemin pour retourner chez soi.

On avait tant bu, tant dansé, tant tiré de coups de fusil, qu’on fut aux Gerbies deux jours sans domestiques, capables de travailler.

Liette, qui n’avait pas idée de semblables divertissements, trouva que décidément c’était bien amusant de marier sa bonne.


  1. Authentique.