Hachette et Cie (p. 103-109).

XIV

RETOUR AU FOYER



Peu de jours après la noce d’Honorine, une lettre de Mme Baude annonçait que la santé de sa mère, Mme Delfossy, déclinant à vue d’œil, il était nécessaire que Liette revint à la Rochelle pour l’embrasser avant le décès redouté de sa grand’maman.

Il fut alors décidé que Mme Minhet la reconduirait chez son grand-père, et passerait, avec son frère et sa belle-sœur, celle fin d’août et tout le mois de septembre.

On chercha à la Voirette et dans les environs une bonne pour remplacer Honorine, et le choix de Mme Minhet se fixa sur une jeune fille d’un extérieur engageant, ayant un bon caractère, orpheline de mère ; elle habitait avec son père le hameau des Brettaux et était proche voisine des parents du vieux père Malaquin, le rémouleur ambulant que nous connaissons.

Ce ne fut pas sans des regrets réciproques que Liette et sa petite bonne se séparèrent. Liette eut un vrai chagrin ; elle sentait, la mignonne, sans s’en rendre compte, que la sollicitude et l’affection de Botte lui feraient peut-être défaut per la suite.

En tout cas, comme elle avait près de six mois de campagne dans les jambes, elle ne demandait pas mieux que de revenir près de sa chère grand’mère. Puis Baude-lsart ayant fait annoncer sa prochaine réapparition, elle désirait être loin des Gerbies, quand il y arriverait.

Tante Minette eut vivement fait les préparatifs du départ, et par une belle-journée du mois d’août, Liette et sa tante exécutèrent le 3 978e voyage de Rouillard à Rochefort, où elles séjournèrent vingt-quatre heures, avant de reprendre le diligence de La Rochelle.

Mme Minhet profita de ce voyage pour régler quelques affaires urgentes chez des amis qui habitaient non loin du bagne. La complaisance d’un officier de marine qu’elle connaissait, lui procura la facilité de le visiter avec sa petite-nièce. Elles achetèrent quelques-uns des petits bibelots, sculptés et travaillés par les malheureux forçats.

Bien que Liette se fût assurée par plusieurs coups d’œil réitérés que ces criminels étaient semblables aux autres hommes, elle leur trouvait néanmoins des figures et une tournure tout à fait particulières et impressionnantes ; elle avait une peur, bien légitime, du reste, de leur contact qu’elle comparait, dans sa pensée, à la répulsion que lui ferait éprouver la vue d’un reptile. Et cependant, Collet, Mongrin et Bertrand, redoutables bandits aux bonnets verts, avec leur face rasée, avaient des physionomies aussi paisibles (respect gardé) que celle de M. le Curé de la Voirette, et lui souriaient en passant péniblement près d’elle, le pied pris dans la chaîne de leur boulet.

« Oh ! que c’est triste, que c’est triste d’être méchant ! disait Liette en se cachant à moitié le visage dans le mantelet de sa tante. Non, partons, j’en ai assez !… »

Elle fut pendant plusieurs heures sous l’obsession des regards hypocrites de ces affreux coquins ; et ce ne fut qu’en arrivant à La Rochelle, à la vue des barques du port et en sentant la bonne odeur de la pleine mer, qu’elle se remit de cette triste impression.

Joie et bonheur ! revoir cette bonne grand’mère, ce cher grand-père qui pleuraient d’attendrissement en l’embrassant.

Ah ! que la vie est douce, quand on s’aime !

Liette reprit ses anciennes petites habitudes ; elle se remit à table entre ses deux vieux chéris, ne sachant quelles caresses leur faire pour leur montrer, elle aussi, toute son action.

Dès le lendemain de l’arrivée, on se rendit à Laleu voir grand’maman Delfossy. Fut-ce la joie de ce retour ou toute autre cause, la vieille dame sembla se remettre à partir de cet instant.

Il faut une ei petite dose de bonheur aux vieillards pour opérer sur leur organisme. À la vieillesse, comme à l’enfance, peu suffit.

Tante Minette ne connaissait qu’imparfaitement La Rochelle. Elle mit à profit son séjour pour parcourir la ville, ses environs et l’île de Ré, toujours accompagnée dans ses promenades par sa petite nièce, de plus en plus éprise de cette chère tante.

Elles visitèrent ensemble l’Arsenal dont les salles immenses, remplies d’armes de toutes les époques, si bien rangées en faisceaux, en trophées, en panoplies, alignées avec une symétrie artistique, mirent Liette dans l’admiration. Cela lui donnait des idées d’ordre, de rangement qu’elle ne soupçonnai pas.

Elles allèrent aussi, sous la conduite de M. Leypeumal, admirer le bel hôtel de ville, d’une architecture très ancienne, mais si bien conservée, où l’on peut voir, dans la grande salle, la fameuse table de marbre brisée, dit-on, par le poignard du maire Guiton, lorsque au siège de La Rochelle, en 1628, il refusa dans un noble, mais violent mouvement de colère, de capituler.

Ce furent ensuite les églises et les tours en mer qu’elles visitèrent ; et la fameuse Tour de la Lanterne, si originale, si élégante, pour laquelle Liette avait une si grande prédilection qu’elle déclarait souvent vouloir y habiter. Mais elle ne fut pas de ce dernier avis, quand elle eut parcouru ses petites salles humides et ses cachots aux noires murailles, sur lesquelles se trouvaient incrustés les noms des pauvres prisonniers, qui y étaient peut-être morts.

Elle monta à la tour de la Chaîne à l’entrée du bassin et vit dans des réduits, vieux comme le monde, des amas de cailloux, de silex qui servaient dans les siècles passés à charger les mousquetons des soldats.

Tout intéressait la fillette dans ces excursions à travers la vieille ville. Elle écoutait avec plaisir, sa curiosité aidant, les intéressantes explications que sa tante et M. Leypeumal ne lui ménageaient pas ; et son intelligence, déjà si précoce, s’ouvrait merveilleusement. Mais ce qui la charma au-dessus de tout, ce furent les longues promenades au bord de la mer : et les bains qu’elle prit avec tante Minette, qui avait résolu de lui apprendre à nager.

Comme Lietts n’était pas craintive, elle arriva promptement à savoir se soutenir sur l’eau. Sa tante obtenait beaucoup d’elle, en excitant son amour-propre.

Aussi Liette ne voulait pas être comme la grosse Mme Maublan, qui semblait faire monter l’eau à l’étiage, lorsqu’elle entrait dans le bassin, au Mail ; et afin de faire croire qu’elle savait nager, exécutait des mouvements de bras, pour, en somme, rester toujours à la même place, comme une leur de bouée. Ni ressembler à ce petit poltron de Paul de Lutton, un grand garçon de six ans, que sa mère devait prendre à son cou parce qu’il criait comme un brûlé, dès qu’elle lui mettait seulement les talons dans l’eau.

Oh ! non, il valait infiniment mieux suivre à la nage le canot du père Baptiste, le maître nageur, faire la planche comme lui ou bien sauter élégamment du petit pont dans la mer en un plongeon superbe, qui faisait jaillir l’eau en bouclettes et formait des ondes énormes. Mlle de la Combière excellait dans cet exercice, autrement intéressant que les parades ridicules de Mme Maublan.

Puis cette dame Maublan était vraiment bien laide, lorsqu’elle sortait de l’eau après son bain d’une grande heure, la figure mouchetée de plaques jaunes, vertes et violettes, les cheveux figés par mèches sur le front, claquant des dents, décomposée.

Dans la crainte d’inspirer une semblable impression, Liette demanda, un jour, sérieusement à sa tante si elle était aussi horrible lorsqu’elle revenait, comme un chien mouillé, se faire sêcher et habiller par sa bonne.

« Certainement non, lui avait répondu en riant Mme Minhet, tu ne ressembles en rien à cette dame, tes petites joues sont toujours roses et fraîches. »

La fin de septembre arriva trop tôt.

Mme Minhet repartit et laissa Liette si désolée qu’il fut con

Tante Minette avait résolu de lui apprendre à nager.
venu, pour la consoler, qu’elle retournerait aux Gerbies au printemps prochain.

Mais la vie, qui a de singuliers retours, démontre perpétuellement que le lendemain ne ressemble pas à la veille.

Et l’hiver revint, répandant sa tristesse brumeuse et froide sur la promenade du Mail, sous les porches de la ville, envahissant même l’intérieur des maisons.

Alors reparurent les feux joyeux des grosses « cosses » d’ormeaux, flambant dans la grande cheminée de la librairie, égayant, seuls, cette belle bibliothèque que les clients ne visitaient guère que le soir. Les journées courtes de l’hiver ne prêtaient pas aux longues conversations, bien plus agréables à la lueur du gaz, les pieds devant Les charbons clairs des bâches incandescentes.

Les clients habituels et les vieux amis parlaient entre eux politique et histoire, ou égratignaient quelque peu le prochain.

C’était l’époque où notre littérature donnant à foison, dans tous les genres, les auteurs de génie produisaient œuvres sur œuvres, chefs-d’œuvre sur chefs-d’œuvre : Quinet, Thiers, Lamertine, Victor Hugo, Théophile Gautier, Michelet, George Sand, Dumas. C’était encore l’Empire à son aurore, préoccupant les fortes têtes de tous ces vieux libéraux de la première heure. On tenait des conciliabules où fomentaient des idées, semences de révolte.

On citait les mots heureux ou malheureux des hommes en vue. Chaque soir, les sujets de conversation étaient nouveaux.

Les esprits curieux s’ouvraient aux problèmes que commençaient à poser aux chercheurs d’idées les prolétaires, apprenant à raisonner ; car maintenant le peuple savait lire ces brochures qui arrivaient, toutes les semaines, de la maison Hachette, en monstrueux ballots. Chacun en trouvait selon son âge ou son instruction : depuis la Semaine des Enfants pour les petits, jusqu’aux revues scientifiques et littéraires pour les grands et les érudits.

Le samedi soir, chacun venait chercher les quelques pages illustrées, qui aiguisaient la curiosité du lecteur et l’impatience de l’abonné par son piquant intérêt brusquement arrêté, avec la promesse de la suite au prochain numéro.

Liette écoutait, se faisant très sage, se dissimulant même pour qu’on oubliât l’heure de son coucher. Elle prenait des leçons de réflexion, en attendant de pouvoir penser fructueusement par elle-même. Mais, si par hasard la conversation tournait à la discussion, — ce qui arrivait parfois, — elle s’esquivait en hâte par horreur de la mésintelligence ; et dans ce petit cerveau de huit ans germaient déjà des thèses curieuses sur la bonne méthode à suivre pour avoir le dernier mot, et sur le droit que nous avons tous de penser ce que bon nous semble, sans être obligés de subir la mauvaise humeur de ceux qui ne sont pas de notre avis.

Elle, qui écoutait pour le plaisir d’entendre, remarquait, par exemple, qu’on donnait plus souvent raison à celui qui savait d’abord se taire, plutôt qu’au beau parleur, qui fatiguait sans convaincre. Elle voyait des hommes, tels que M. J.-J. Weiss, ne faire jamais autrement et ranger tout le monde à leur avis.

Il était temps qu’on se préoccupât de la présence de Liettre, et sa grand’mère, conseillée à ce sujet par M. Leypeumal, songea sérieusement à la mettre en pension après l’hiver.

À ce propos, quelques controverses eurent lieu. Les uns prétendaient que les couvents ne valaient rien pour former le jeune âge. C’était l’avis de M. Moutard ; M. Baude était d’une opinion contraire qu’il soutenait vivement.

Liette écoutait les débats d’une oreille indifférente. Peu lui importait d’être élevée par les bonnes religieuses qu’elle voyait à Chavagnes, ou par Mlle Desportes, la distinguée directrice de la grande maison d’éducation de la rue Dauphine.

Elle ne comprenait en tout cela qu’une chose : il faudrait bientôt Be séparer de sa chère maman.