Hachette et Cie (p. 86-94).

XII

LE CLOCHER DE MARENNES



Rouillard, tout en sifflotant, revenait de faire boire Cocotte à la mare. Cela n’était pas extraordinaire ; ces rafraîchissantes sorties lui étaient procurées régulièrement deux fois par jour. Mais, à neuf heures du matin, cette promenade devait avoir une signification particulière : Cocotte serait sans doute attelée, et le joyeux Rouillard allait encore se donner de l’air.

De plus, comme tonton Rigobert n’avait pas sur la tête son habituel chapeau de campagne et que Liette lui trouvait une mise légèrement soignée, ne serait-ce pas lui, se demandait-elle, qui allait être le voyageur ?

Ce raisonnement assez logique trottait dans sa petite cervelle, tandis qu’elle s’arrêtait devant la remise pour examiner les préparatifs d’un départ qui décidément n’avait rien de normal. Tante Minette, en effet, portait au domestique quelques paquets, qui devaient être mis dans le coffre de la voiture, et un énorme bouquet de jolies fleurs qu’elle confiait à son frère.

Tout cela était très mystérieux, très préoccupant ! Liette n’osait en demander l’explication à tonton Rigobert, qui s’amusait du coin de l’œil à surveiller le manège de la petite curieuse.

Après un conciliabule à voix basse avec sa sœur, celui-ci demanda, tout à coup et en souriant à la fillette, s’il lui serait agréable d’aller ensemble voir le clocher de Marennes.

Pendant qu’il serait à ses affaires, Liette passerait la journée avec la bonne vieille tante Mazure et sa fille, sœur et nièce de grand-papa.

Pour qu’on lui fit une semblable proposition, ce devait être, à n’en pas douter, une chose fort intéressante à voir que ce fameux clocher !

Sautant de joie elle accepta d’emblée ; puis vivement appela Botte pour l’habiller. Quelle partie de plaisir d’aller en voiture à Marennes, et surtout avec l’oncle Rigobert !

Marennes !… elle en avait bien souvent entendu parler. N’était-ce pas de cet endroit qu’on rapportait les bonnes huîtres vertes dont elle était si friande ? Et puis Botte ne chantait-elle pas encore cette ville dans une ronde très amusante qu’elle dansait aussi d’une façon particulière ?


À la pêche des moueles je ne veux plus aller, maman !
        À la pêche des moueles je ne veux plus aller.

Les garçons de Marennes m’ont pris mon panier, maman !
        Les garçons de Marennes m’ont pris mon panier.


De cela elle en ferait son profit.

Puisqu’elle savait jusqu’à quel point les garçons de Marennes étaient voleurs, inutile donc d’emporter le joli petit panier que tonton Rigobert lui avait rapporté de Rochefort pour lui servir à mettre les fraises, les cerises ou les mûres qu’elle trouvait dans ses promenades aux bois ou le long des haies.

Décidément ce cher oncle était parfait.

Liette fut promptement prête, et les Gerbies ne tardèrent pas à être au courant de cet agréable voyage.

Chacun voulait jouir de sa joie enfantine ; depuis grand-papa jusqu’au gamin de la bergerie, toute la maisonnée fut présente au départ.

Cependant Liette n’était pas tranquille ; elle craignait qu’une malencontreuse circonstance, imprévue, entravât au dernier moment un si beau projet ; et elle eut même un certain battement de cœur quand la voiture, à peine ébranlée, s’arrêta pour permettre à tante Minette de faire entendre encore ses deux dernières recommandations :

« Reviens bien ce soir Rigobert. Pas de plaisanterie ! Ne Le laisse pas entortiller par les engageantes invitations de notre bonne vieille tante ou les machinations d’Élodie pour vous garder à coucher.

— N’oublie pas surtout le bouquet dans la voiture, comme au dernier voyage !

— Sois tranquille, répondit en riant l’oncle Rigobert, nous reviendrons après dîner dans la soirée, et c’est Liette qui se chargera d’offrir de ta part le bouquet à Élodie, n’est-ce pas fillette ? »

Rouillard leva son fouet et la voiture partit, tandis que Liette criait à tante Minette d’un ton raisonnable : « Sois sans inquiétude ! »

Au fait ! tante Minette pouvait être tranquille. Est-ce que tonton Rigobert ne lui avait pas demandé : « Veux tu que nous allions ensemble à Marennes ? » Ce qui revenait à dire : « Nous serons deux pour faire ce voyage. « Donc Liette serait là, elle y comptait bien pour rappeler, au bon moment, les recommandations finales.

« Pas de plaisanterie ! » avait encore dit tante Minette. Non, c’était chose convenue, on n’en ferait point.

Cette journée de mai était superbe. Il faisait chaud assurément, mais Liette ne se plaignit ni de la poussière, ai de l’ardent soleil ; et comme elle était arrivée au paroxysme du bonheur, ses sensations et ses sentiments, légèrement surexcités, lui faisaient tout voir couleur de rose.

Ainsi la route, nouvellement refaite en cailloux de silex fins, lui parut tellement douce qu’elle pensait suivre une allée des Gerbies.

Les feuilles des peupliers et des trembles, qui la bordaient, bruissaient joyeusement sous leur passage, comme pour la saluer.

Et la rencontre de deux ou trois mendiants, leur besace sur le dos, ne provoqua pas ce jour-là son habituelle impression peureuse. Comme elle leur trouvait, au contraire, une tournure martiale, un air satisfait, elle eut la pensée amusante qu’elle croisait des messieurs, de vrais messieurs déguisés, qui jouaient la comédie. —

« Jette-leur donc un sou pour rire », disait-elle, en souriant à son oncle.

Liette planait dans les cieux !

Bientôt parut au loin le fameux clocher pointu.

« Mais c’est ma Tour de la Lanterne, s’écria-t-elle avec admiration ; nous allons donc vers la mer ? Quel bonheur !

— Non, ce n’est point la Tour de la Lanterne, mais un clocher deux fois plus haut et que l’on voit à deux ou trois lieues de distance », répondit son oncle.

Et ce voyage de deux heures, au trot très modéré de Cocotte, parut à Liette une merveille de rapidité, d’autant plus que Rouillard, selon son habitude, d’agrémenta de plusieurs histoires.

On arriva à onze heures et demie, juste pour se mettre à table.

Ah ! quelle réception ! Tante Maure avait dû faire mettre les petits plats dans les grands ! Des gâteaux, des crèmes, et tous les paquets dépliés des Gerbies répandirent avec profusion sur la table les plus appétissantes friandises.

Liette n’avait eu garde d’oublier le bouquet qu’on lui avait confié, et cette charmante attention de tante Minette pour flatter le goût passionné d’Élodie Mazure pour les fleurs loi assura instantanément les bonnes grâces de la vieille demoiselle.

D’après Liette, la grande tante Mazure devait bien avoir au moins cent ans. Elle n’y voyait presque plus, marchait fort difficilement, boitait même en s’aidant pour se diriger soit d’une canne béquille, soit du bras de sa fille ; et comme elle n’avait plus de dents, la fillette ne s’étonnait pas de l’entendre bredouiller en parlant. Mais elle paraissait si douce et si bonne qu’on ne devait pas s’ennuyer chez elle.

À vrai dire sa fille, la cousine Élodie, petite rougeaude, vive, agissante, amusante, parlait et se remuait pour elles deux. Liette et elle furent promptement bonnes amies ; et tandis que l’oncle Rigobert, une fois le café pris, s’était esquivé chez son avoué et de là au tribunal, la vieille demoiselle s’était emparée de l’enfant, l’avait promenée duns son jardin fleuri, l’avait comblée de gâteries, d’amitiés et, aussi de questions… puis, comme à une grande fille, lui avait fait les honneurs de sa serre.

Dans cette serre, lieu préféré entre tous de mademoiselle Mazure et où elle vivait les trois quarts du temps, se trouvaient réunis tous les objets nécessaires à la vie : lit de repos, bureau pour écrire, table à ouvrage, ustensiles de cuisine, de jardinage, de toilette, bibliothèque, cage et perchoir de perroquet. Rien n’y avait été oublié, rien absolument, puisque à la porte d’entrée se trouvait même, posée comme au cimetière, une pierre tombale avec épitaphe et qui n’attendait que d’être soulevée.

De chaque côté et à la tête de ce mausolée inoccupé, trois ifs, encore nains, promettaient leur ombrage dans une époque éloignée. Leur taille actuelle laissait supposer que Mlle Mœzure ne les avait plantés là qu’avec la pensée qu’ils auraient tout le temps de croître, avant le jour où ils seraient appelés à fournir à sa dernière demeure la bienfaisante fraicheur sur laquelle elle comptait.

Une fois celle visite faite, la vieille cousine pour occuper la journée, offrit une promenade en ville que Liette se hâta d’accepter.

Les apprêts de cette promenade n’en finissaient pas ; et pourtant Liette, anxieuse, attendait impatiemment le moment de sortir, afin de faire à Mlle Élodie une proposition un peu difficile à communiquer, mais qu’elle seule pouvait comprendre. Tante Maure était la prudence même, et tonton Rigobert un voyageur très affairé. Elle n’avait donc osé manifester ni à l’un, ni à l’autre un certain désir, très légitime, pensäit-elle, pour-ceux qui viennent à Marennes, mais qui, émanant d’elle, devait soulever une foule d’objections.

Aussi, ne fut-ce que lorsqu’elle eut franchi avec Mlle Mazure la porte du jardin, lorsqu’elle se vit enfin seule avec elle, loin des oreilles indiscrètes du jardinier ou de celles de la bonne, dans la grand’rue et sur le chemin même de l’église, qu’elle se décida à demander presque bas à sa cousine, si elle ne pourrait pas monter avec elle dans le clocher.

Ce souhait à peine exprimé comble de joie la vieille fille.

« Et moi qui ne savais où te conduire ! Voilà qui est trouvé ! ma mignonne ! Oh la bonne idée ! Tu vas voir comme c’est charmant là-haut. Quelle belle vue ! Quel panorama magnifique ! Allons-y tout de suite, mais prenons un autre chemin pour éviter Rigobert, qui ne serait certainement pas de notre avis. ».

On se mit à la recherche du vieux gardien. Et pour une petite pièce de monnaie l’énorme porte bardée de fer, qui fermait l’entrée de l’escalier, fut promptement ouverte à Liette et à la vieille cousine. L’une suivant l’autre elles gravirent encore assez vivement les deux ou trois cents marches de pierre, toutes rongées par l’usure des siècles passés, couvertes de la poussière d’un grand nombre de générations.

Elles avaient à peine monté une vingtaine de degrés lorsque le gardien, qui connaissait Mlle Mazure, lui demanda la permission « vu ses pauvres jambes » de ne pas les accompagner.

Liette ne comprit pas comment ce vieil homme, qui faisait souvent deux fois par jour cette ascension, pouvait se priver encore une fois d’un si grand plaisir. Aussi, dans la pensée de lui manifester l’étonnement que lui causait de sa part une semblable insouciance, et son mépris pour la faiblesse impardonnable de ses vieilles jambes, accéléra-t-elle le pas au risque de se rompre le cou sur les marches.

Des ouvertures étroites, de distance en distance, et par lesquelles on regardait en gravissant, montraient au loin la campagne, et tout en bas lorsqu’on se penchait, les toitures des maisons devenant de plus en plus petites.

Liette dans le ravissement, ne sentait ni ses jambes se raidir, ni la tête lui tourner ; elle entendait bien derrière elle, Mlle Élodio, tout en nage, souffler bruyamment, et de temps en temps l’appeler afin de l’empêcher d’atteindre avant elle la plate-forme ; mais elle faisait la sourde oreille et montait sans se lasser.

Enfin, la dernière marche est franchie ! la voilà joyeuse, tout au bas du clocheton, moussu et dentelé, dans l’espace ensoleillé.

Le cousine Élodie ne l’a pas trompée. Cette galerie est charmante avec sa collerette de plantes et de fleurs pousées un peu partout entre les pierres. Un vrai jardin !

Les mauves aux larges feuilles, l’armoise, les gueules-de-lion en gros bouquets pendent en guirlandes tout autour du merveilleux clocher, enlacées dans des lierres grimpants du plus joli effet. Tiens ! même en l’air sur ce petit escalier un peu raide et étroit, quelques marguerites dont le vent a dû semer la graine dans la mousse, fleurissent fraîches et blanches entre les marches verdies, Et Liette monte encore… car de cet endroit on doit voir plus loin… Ignorant le vertige elle gravit quelques-uns des degrés que n’ont jamais osé franchir les pieds des visiteurs ; puis émerveillée se retourne juste à l’instant où Mlle Mazure paraît enfin !

À la vue de l’enfant sur l’escalier extérieur et dans le vide, le sang de la pauvre fille ne fit qu’un tour.

« Descends Liette ! descends vite », dit-elle, dans un souffle, en se laissant choir sur la dernière marche, les jambes coupées par l’émotion.

Liette descendit docilement sans se douter du danger qu’elle venait de courir, mais au même instant un coup de vent lui arracha son chapeau, qui voltigea en tous sens dans l’espace, avant de venir s’abattre sur la place de l’église que traversait précisément l’oncle Rigobert.

Deux ou trois personnes, le nez en l’air, exprimaient hautement leur surprise de voir le gardien du clocher tolérer de semblables imprudences.

« Monter au clocher, c’est très bien, disait-on, mais au clocheton, quelle folie ! »

Cependant, en voyant auprès d’elle l’enfant saine et sauve, Mlle Mazure fut promptement remise de ses terreurs. Mais Liette, honteuse d’être nu-tête, préoccupée de la perte de son chapeau, ne prêta plus qu’une attention distraite au panorama superbe qui se déroulait à ses pieds et que Mlle Élodie cherchait à lui faire remarquer.

On se disposait donc à descendre, lorsqu’une voix bien connue tonna dans l’escalier.

« J’arrive ! Élodie ne descends pas sans moi ! Ah ! Liette ! ma petite Liette ! quelle imprudence »

Et tonton Rigobert arriva comme une bombe. Il saisit Liette entre ses bras, la porta jusqu’au bas de la dernière marche sans mot dire, mais avec une vigueur et une promptitude qui décelaient une violente colère, tandis que la vieille cousine le suivait de loin dans un même silence.

Dès que les acteurs de cette comédie, qui s’annonçait tragique, se retrouvèrent sur la place, la colère de l’oncle Rigobert tomba soudainement, pour faire place à une réelle pitié, devant les traits décomposés de Mlle Mazure.

« Allons, remets-toi, ma bonne amie, lui disait-il doucement. Voici ton chapeau, Liette, recoiffe-toi, ma chérie, ne parlons de cette imprudence à personne ici, ni aux Gerbies. Ma sœur ne me pardonnerait jamais d’avoir abandonné cette enfant à tes idées toujours bizarres, ma pauvre Élodie.

— C’était une impardonnable folie, avoue-le, de faire monter à ce clocher délabré cette toute petite fille.

— En effet, répondit très affectée Mlle Mazure, j’ai peut-être eu tort ; mais Liette est sourde ou bien désobéissante, ce qui pour moi est la même chose. Sans vouloir m’écouter et malgré mes objurgations, elle courait en avant, dans l’escalier, prenant de minute en minute une avance que mes palpitations m’empêchaient de rattraper. »

Devant les accusations précises de sa vieille cousine, Liette qui n’avait vu de terrible en tout cela que l’aventure de son chapeau, répondit un peu confuse « qu’elle ne recommencerait plus ».

Après un baiser retentissant sur chacune des joues encore pâes de la bonne demoiselle et une affectueuse caresse à l’oncle Rigobert, tout fut oublié.

« Aller vous promener vers la côte. Aucun danger n’est à redouter à cette heure ; la mer est basse. Liette verra des dunes. Il n’y en a pas à La Rochelle, et cette longue promenade aura tout le temps de vous remettre de vos impressions présentes.

Ainsi parle l’oncle Rigobert en les laissant.

Les charmes d’une côte sablonneuse, où l’on entrait à mi-jambes, et en plein soleil, n’étaient pas à dédaigner…

Liette en revint passablement fatiguée, car la surveillance peu farouche de la cousine Élodie lui laissa toute liberté pour courir à son aise d’un monticule à l’autre, mais aussi charmée d’avoir pu emplir ses poches, jusqu’à les défoncer, d’un sable fin, brillant, inconnu aux Gerbies et qu’elle comptait bien mettre dans la sébile de l’encrier de grand-papa.

Lorsqu’il fallut se séparer les uns des autres le soir d’une journée aussi accidentée, chacun trouva que le temps avait passé trop vite.

Et c’est alors que Liette comprit que l’insistance de tante Minette pour les faire revenir ce jour même n’avait point été vaine, car l’oncle Rigobert dut batailler longtemps contre les sollicitations pressantes des deux vieilles dames.

Liette revint aux Gerbies dans un demi-sommeil, sans se rendre compte de son arrivée. Et comme nos songes sont souvent le réflet de nos vives impressions, toute la nuit elle rêva qu’emportée par un vent terrible, habillée comme un des archanges de l’église et coiffée d’une couronne de marguerites des prés que le vieux gardien lui avait posée sur la tête, elle planait dans les airs au-dessus du clocher de Marennes et répandait sur la terre, à pleines mains, un sable fin, argenté, pour endormir les petits enfants.