Calmann Lévy éditeur (p. 73-81).

VII


— Eh bien ! mon enfant, repris-je, je ne te ferai que celles auxquelles tu peux répondre sans rien trahir. Je ne te demanderai pas le nom de la personne, je crois que je le sais. Je ne demanderai pas non plus à la voir. Je ne m’intéresse qu’à ce qui concerne personnellement ton frère et toi, car il m’importe grandement que Jacques ne te prenne pas pour complice d’une folie dont les conséquences seraient graves, fâcheuses tout au moins.

— Mon oncle, je vous jure que je ne comprends plus ce que vous me dites. Jacques n’est pour rien dans la décision que j’ai prise d’accueillir cette personne et de la protéger autant qu’il me serait possible.

— Tu dis que Jacques n’est pour rien… et tu le jures. Émilie ? tu n’as jamais menti, toi !

— Jamais ! reprit Miette avec cette expression toute-puissante de la vérité qui n’a pas besoin de preuve pour s’imposer.

— Je te crois, ma fille, je te crois ! m’écriai-je ; ainsi mademoiselle de… — ne la nommons pas ! — est venue chez toi, il y a un mois, seule et de son plein gré, c’est-à-dire sans que personne te l’ait amenée en lui persuadant d’y venir, et sans que personne l’ait aidée à franchir les murs de sa prison ?

Avant de répondre. Miette hésita un instant, comme si je faisais naître en elle un soupçon qu’elle n’avait pas encore eu.

— La vérité que je puis jurer, reprit-elle, la voici : un soir du mois dernier j’étais seule ici. Jacques avait été à la foire d’Artonne. Il était absent depuis plus de huit jours quand j’entendis sonner à la grille. Je pensai que c’était lui, et, tout en me levant, je devinai qui ce devait être, car j’avais reçu une lettre qui m’annonçait un projet, un espoir d’évasion, et qui me demandait l’asile et le secret. Je me levai donc sans avertir mes domestiques qui dormaient. Je courus à la grille ; je reconnus la personne que j’attendais. Je la fis entrer ; sa chambre était préparée à tout événement. Je n’ai eu pour confidente que ma vieille Nicole, dont je suis sûre comme de moi-même.

— Et cette personne était seule ?

— Non, elle était accompagnée de la Charliette, sa nourrice, qui avait préparé de longue main et réussi à opérer son évasion.

— Qu’est devenue cette femme ?

— Elle ne s’est pas arrêtée chez moi. Elle est de Riom, et s’y est réinstallée avec son mari. C’est une personne qui ne me plaît guère, mais elle vient voir Marie de temps en temps pour lui dire ce que fait sa belle-mère, qu’elle s’est chargée de surveiller.

— Dis-moi ce que Jacques a fait quand ton amie a été installée chez toi ?

— Jacques est revenu deux jours après, et n’a pas vu ma recluse. J’ai été au-devant de lui sur le chemin et je lui ai dit : Tu ne peux pas remettre les pieds chez nous, cela prêterait à la médisance. J’ai chez moi une amie qui ne doit voir personne. Va-t’en coucher à Champgousse. Je te porterai tes affaires demain, et je t’aiderai à t’installer. Tu voulais commencer à bâtir, commence ; ne reviens pas chez nous d’ici à un mois, et garde le secret le plus absolu. Jacques a promis de ne pas chercher à voir mon amie et de ne parler d’elle à personne. Il a tenu parole.

— Tu en es sûre !

— Oui, mon oncle, quand même vous penseriez que je me trompe, reprit Miette avec fermeté ; je sais toutes les légèretés qu’on peut reprocher à mon frère, mais, pour ce qui me concerne, il n’en commettra jamais. Il sent très-bien que, s’il venait ici, il serait vite accusé de faire la cour à mon amie, et que je jouerais, moi, un vilain rôle.

— Quel vilain rôle, ma chère ? Voilà le seul point qui m’intéresse. Comment jugerais-tu ta situation, si Jacques avait des prétentions sur cette demoiselle ?

— Jacques ne peut pas avoir la moindre prétention, il ne la connaît pas.

— Mais je suppose…

— Qu’il m’ait trompée ? C’est impossible ! ce serait très-mal ! Cette demoiselle est riche et noble. C’est un parti au-dessus de Jacques ; si, pour se rendre possible, il eût cherché à la connaître, à se faire aimer, à profiter de son séjour chez moi pour la compromettre, je passerais pour la complice d’une intrigue assez lâche, ou pour une dupe parfaitement ridicule. N’est-ce pas votre avis, mon oncle ?

À mon tour, j’hésitai à répondre. Le grand Jacques me semblait assez léger et assez positif en même temps pour tromper sa sœur.

— Ma mignonne, lui dis-je en l’embrassant, personne ne t’accusera jamais de tremper dans une intrigue quelconque, et s’il y avait des gens assez malavisés pour cela, ton oncle et ton cousin leur frotteraient les oreilles.

— Mais ma tante Chantebel ! reprit Miette avec une expression de fierté douloureuse. Ma tante a des préventions contre moi, et peut-être déjà s’est-elle laissé dire quelque chose sur mon compte ?

— Ta tante n’a rien entendu dire. Oublie ce qu’elle t’a dit, elle réparera son étourderie ; car elle est étourdie, ma chère femme, je ne peux pas le nier ; mais elle est bonne et elle t’estime.

— Elle ne m’aime pas, mon oncle, je l’ai bien senti la dernière fois que nous nous sommes vues, et elle a mis dans l’esprit d’Henri des préventions contre moi.

— Mais moi, je ne compte donc pas ? Je suis là, et je t’aime pour quatre. Dis-moi une seule chose : as-tu toujours de l’affection pour Henri ?

— Pour Henri comme il était autrefois, oui ; à présent, je ne sais pas, c’est une connaissance à refaire. Il a changé de figure, de langage et de manières. Il me faudrait le temps de le retrouver ; mais d’ici à quelques semaines il ne peut pas revenir chez moi, et je ne peux pas aller chez vous, vous en savez maintenant la cause.

— Bien, remettons à quelques semaines l’examen que tu dois faire de lui, et réponds à une dernière question. Tu connais bien la personne à laquelle tu donnes asile ?

— Oui, mon oncle.

— Tu l’aimes ?

— Beaucoup.

— Et tu l’estimes ?

— Je crois fermement qu’elle n’a jamais eu rien de grave à se reprocher.

— Elle a de l’esprit ?

— Beaucoup d’esprit et d’intelligence.

— Elle est instruite ?

— Comme on peut l’être au couvent ; elle lit beaucoup maintenant.

— Et de la raison, en a-t-elle ?

— Beaucoup plus que la personne qui a fait son malheur et qui la persécute.

— Assez ! Pour le moment, je n’en veux pas savoir davantage. Je ne désire pas voir ton amie avant d’avoir quelque chose de sérieux à lui dire.

— Ah ! mon oncle, s’écria Miette, qui ne manquait pas de pénétration. Je devine ! Vous avez été consulté, vous êtes chargé de…

— J’ai été consulté, mais je suis tout à fait libre d’agir comme je l’entends. Pour rien au monde, je ne m’engagerais dans une affaire où ton nom pourrait être prononcé aux débats ; mais il n’y aura pas d’affaire, sois-en sûre, et, s’il y en avait, je refuserais de plaider contre celle qui est ta cliente et ta protégée. Seulement, comme il est plutôt question jusqu’à présent de transaction, j’ai le droit de donner de bons conseils aux deux parties. Dis donc à ton amie qu’elle a fait une grande faute contre la prudence en quittant son couvent à la veille d’en sortir de plein droit, et laisse-moi te dire que tu as fait, toi, en l’y encourageant, une étourderie dont je ne t’aurais jamais crue capable.

— Non, mon oncle, j’ai été abusée par les apparences. Marie m’écrivait : « Je suis majeure, mais on ne se dispose pas à me rendre ma liberté. Je n’ai pas d’autre parti à prendre que de fuir ; toi seule au monde peux me donner asile. Le veux-tu ? » Je ne pouvais pas refuser. C’est en arrivant ici qu’elle m’a appris qu’il s’en fallait de quelques semaines qu’elle eût atteint sa majorité. Je connaissais bien Marie, je savais qu’elle avait un an de moins que moi, mais je ne savais pas son jour de naissance. Quand je l’ai su, j’ai compris qu’elle devait rester bien cachée, et j’ai pris toutes les précautions possibles. J’y avais réussi jusqu’à présent. Marie ne sort pas de l’enclos, et mes métayers sont des gens sûrs et dévoués qui ne connaissent pas son nom, qui n’ont pas vu sa figure, et qui, sans être dans la confidence, sont assez méfiants pour ne pas répondre aux questions qu’on pourrait leur faire.

— Eh bien ! ma chère fille, redouble de précautions, car, à l’heure qu’il est, mademoiselle Marie est encore sous la dépendance de sa tutrice, et celle-ci pourrait la faire amener chez elle ou reconduire au couvent… entre deux gendarmes, comme on dit !

— Je le sais, mon oncle, je le sais ! aussi je ne dors que d’un œil. Si pareille chose arrivait… Pauvre Marie ! je la suivrais : on me verrait dans le pays conduite par la gendarmerie.

— Et comme Jaquet ne le souffrirait pas,… ni moi non plus si je me trouvais là, nous serions dans de belles affaires ! L’amitié est une bonne chose, mais je trouve que ton amie a beaucoup usé, pour ne pas dire abusé, de la tienne.

— Elle est si malheureuse, mon oncle ! si vous saviez… Ah ! je voudrais qu’elle vous parlât et vous racontât sa vie !

— Je ne veux pas la voir, je ne le dois pas. Il m’est impossible d’être dans la confidence de sa présence ici. Souviens-toi que cela gâterait tout et que je ne pourrais plus lui être utile. Donc je m’en vais, je ne l’ai pas vue, tu ne me l’as pas nommée, je ne sais absolument rien. Embrasse-moi et dis à ta recluse qu’elle ne doit pas même laisser traîner ses ombrelles dans ton jardin.

— Emportez ce panier de pêches, mon oncle, ma tante les aime.

— Non ! tes pêches, quoique superbes, sont moins veloutées et moins fraîches que toi, et comme je ne dirai pas à la maison que je t’ai vue, je ne veux rien emporter du tout. Me permets-tu de dire seulement à Henri que, le mois prochain, tu consentiras à refaire connaissance avec lui ?

— Vous lui direz donc à lui que vous m’avez vue ?

— Oui, à lui seul, mais il ne saura rien de ton secret.

— Alors, mon oncle, dites-lui,… dites-lui,… ne lui dites rien ; sachez avant tout ce que ma tante a contre moi. Tant qu’elle me sera contraire, je ne veux penser à rien.