Calmann Lévy éditeur (p. 65-72).


VI


Je m’attendais à le voir en chasse, je le trouvai étendu sur le gazon et dormant sous un arbre. Il dormait si serré que je dus le chatouiller du bout de ma canne pour l’éveiller.

— Ah ! mon oncle ! s’écria-t-il en se dressant d’un bond sur ses grands pieds, quelle bonne surprise, et que je suis content de vous voir ! Justement je pensais à vous !

— C’est-à-dire que tu rêvais de moi ?

— Oui peut-être ; je dormais ? N’importe, vous étiez dans mon idée. Je vous voyais fâché contre moi ; ce n’est pas vrai, n’est-ce pas ?

— Pourquoi serais-je fâché ?

— C’est qu’il y a bien longtemps que je n’ai été vous voir ; j’ai tant d’occupation ici !

— Je m’en aperçois bien. La fatigue t’accable, c’est pour cela que tu es forcé de faire la sieste n’importe où.

— Venez voir mes plans, mon oncle, vous me donnerez vos conseils.

— Une autre fois. Je suis venu te demander un renseignement. Tu connais, m’a-t-on dit, une jeune personne qui s’appelle mademoiselle de Nives ?

À cette brusque attaque, Jacques tressaillit.

— Qui vous a dit cela, mon oncle ? Je ne la connais pas.

— Mais tu connais des gens qui la connaissent, quand ce ne serait que Miette ! Elle a dû te parler quelquefois de son ancienne amie de couvent ?

— Oui, non, attendez ! Je ne me souviens pas. Vous voudriez… Qu’est-ce que vous voudriez donc savoir ?

— Je voudrais savoir si elle est idiote.

Ce mot brutal tomba comme une seconde pierre sur la tête de Jacques, et son teint vermeil pâlit légèrement.

— Idiote ! mademoiselle de Nives idiote ! qui prétend cela ?

— Un père de famille qui est venu me consulter ce matin, parce qu’un de ses fils veut demander cette jeune personne en mariage dès qu’elle sortira du couvent. Eh bien ! ce père a ouï dire que la demoiselle ne jouissait pas de sa raison, qu’elle était épileptique, folle, ou imbécile.

— Ma foi,… reprit Jacques, qui, à peine revenu de sa surprise, commençait à se remettre en garde, je ne sais pas, moi ! comment le saurais-je ?

— Alors, si tu ne sais rien, je vais trouver Miette, qui sera mieux informée et me renseignera volontiers.

De nouveau Jacques se troubla.

— Miette ira vous trouver, mon oncle ? il n’est pas nécessaire d’aller chez elle.

— Pourquoi n’irais-je pas ? ce n’est pas si loin !

— Elle est probablement sortie aujourd’hui. Elle avait des emplettes à faire à Riom.

— N’importe, j’irai, et, si je ne la trouve pas, je lui laisserai un mot pour qu’elle m’attende demain.

— Elle ira chez vous, mon oncle. Je lui ferai savoir que vous l’attendez.

— Ah çà, tu crains donc bien de me voir aller à Vignolette ?

— C’est pour vous épargner de la peine inutile, mon oncle !

— Tu es bien bon ! Je crois plutôt que tu crains de me laisser surprendre un secret !

— Moi ? Comment ? Pourquoi dites-vous cela ?

— Tu sais bien que, pas plus loin qu’hier soir, Henri a découvert que Miette lui cachait un secret très-douloureux pour lui, pour moi par conséquent.

— Pour vous, pour lui ? Je n’y suis pas, mon oncle !

— Quelle comédie joues-tu là ? N’as-tu pas tout avoué à Henri ?

— Il vous a dit… Je n’ai rien avoué du tout.

— Tu lui as avoué que Miette avait chez elle un amoureux préféré et que mon fils n’avait plus qu’à se retirer.

— Moi, j’ai avoué cela ? Jamais, mon oncle, jamais ! Il y a eu quiproquo ! Ma sœur n’a pas d’autre amoureux. Est-il possible que vous doutiez de la probité et de la pudeur de Miette ? Un amoureux chez elle quand je n’y suis pas ! Sacrebleu, mon oncle ! si un autre que vous me disait cela…

— Alors la personne cachée à Vignolette serait une femme ?

— Ce ne peut pas être un homme, je jure que la chose est impossible et qu’elle n’est pas !

— Tu dois en être sûr ; tu vas souvent chez Miette ?

— Je n’y ai pas mis les pieds depuis un mois.

— C’est étrange ! Est-ce qu’elle t’a défendu d’y aller ?

— Je n’ai pas eu le temps.

— Allons donc ! On te voit à toutes les foires des environs !

— Pour mes affaires, pas pour mon plaisir ! je ne cours plus la prétentaine, mon oncle, je vous le jure.

— Tu songes à te marier ?

— Peut-être.

— Avec une héritière ?

— Avec une personne que j’aime depuis longtemps.

— Et qui n’est pas idiote ?

— Aimer une idiote ! Quelle horreur !

— Tu ne serais pas comme ce jeune homme qui recherche mademoiselle de Nives pour sa fortune et qui ne s’embarrasse pas si elle distingue sa main droite de sa main gauche ? Tu conçois l’inquiétude du père de famille qui m’a consulté sur ce point. Il regarderait son enfant comme déshonoré, si la chose était certaine.

— Ce serait une vilenie, une lâcheté, certainement ; mais qui a fait courir ce bruit-là sur mademoiselle de Nives ? Ce doit être sa belle-mère.

— Tu la connais donc, sa belle-mère ? Voyons, dis-moi ce que tu sais !

— Mais je ne sais rien du tout ! je ne sais que ce que l’on dit, ce que vous avez entendu dire mille fois. Le comte de Nives avait épousé une aventurière qui aurait chassé et persécuté l’enfant de la première femme. On a même dit qu’elle était morte dans un couvent, cette jeune fille !

— Ah ! tu la croyais morte ?

— On me l’avait dit.

— Eh bien ! je t’apprends qu’elle est vivante, et si mes inductions ne m’égarent pas, car elle s’est enfuie du couvent, elle est maintenant cachée à Vignolette.

— Ah ! elle s’est enfuie ?

— Oui, mon garçon, avec un amoureux qui a de très-grands pieds.

— Jacques Ormonde regarda involontairement ses pieds, et puis les miens, comme pour faire une comparaison qui ne lui était jamais venue à l’esprit. Peut-être jusqu’à ce jour ne s’était-il pas douté qu’il pût y avoir une imperfection dans sa personne.

Je vis bien qu’il était démonté, et que, si je le poussais encore un peu, il allait tout me révéler ; mais j’avais voulu le pénétrer et je ne voulais pas de confidences. Je changeai brusquement la conversation.

— Parlons de ta sœur, lui dis-je, est-il vrai qu’elle soit fâchée contre madame Chantebel ?

— Ma tante l’a beaucoup blessée, elle lui a donné à entendre qu’elle ne voyait pas de bon œil son mariage avec Henri.

— Je sais qu’il y a eu un malentendu entre elles, comme il y en a eu un entre Henri et toi. J’espère que tout sera réparé, et, puisque tu es sûr que Miette n’a pas formé d’autres projets… — Cela, je vous le jure, mon oncle !

— Eh bien ! je vais en causer avec elle. Viens avec moi jusqu’à Vignolette.

— Oui, mon oncle, jusqu’à mi-chemin, car j’ai ici des maçons qui brouillent tous mes plans quand j’ai le dos tourné.

Quand nous fûmes à peu de distance de Vignolette, Jacques me pria de le laisser retourner à ses travaux. Il semblait craindre d’aller plus loin. Je lui rendis sa liberté, mais, quand nous nous trouvâmes un peu loin l’un de l’autre, je remarquai fort bien qu’il ne retournait pas à Champgousse. Il se glissait dans les vignes comme pour surveiller le résultat de ma visite à sa sœur.

Je fouettai mon cheval et lui fis doubler le pas. Je ne voulais pas que Jacques arrivât avant moi par les petits sentiers et qu’il prévînt sa sœur de mon arrivée. Cependant, comme il me fallait, pour entrer en voiture, tourner autour de la ferme, je n’étais pas certain qu’avec ses grandes jambes et les habitudes du chasseur qui passe à travers tout, il n’eût gagné les devants, quand je pénétrai sans me faire avertir dans le jardin de ma nièce.

Elle était dans son verger et vint à moi, portant un panier de pêches qu’elle venait de cueillir, et qu’elle posa sur un banc pour m’embrasser cordialement. — Asseyons-nous là, lui dis-je, j’ai à te parler, et, pour m’asseoir, je relevai une ombrelle de soie blanche doublée de rose, qui était étendue sur le banc. Est-ce à toi, ce joli joujou ? dis-je à Miette. Je ne te savais pas si merveilleuse.

— Non, mon oncle, répondit-elle avec la franche décision qui était le fond de son âme et de son caractère. Ce joujou n’est pas à moi, il est à une personne qui demeure chez moi.

— Et que j’ai mise en fuite ?

— Elle reviendra, si vous consentez à la voir et à l’entendre ; elle désire vous parler ; car depuis hier soir, je lui ai fait comprendre qu’elle n’avait rien de mieux à faire.

— Alors tu as vu ton frère aujourd’hui ?

— Oui, mon oncle. Je sais qu’Henri a surpris quelque chose ici. J’ignore s’il vous l’a dit, j’ignore ce qu’il en pense ; mais moi, je ne veux pas avoir de secrets pour vous, et j’ai dû faire comprendre à la personne qui m’avait confié les siens que je ne voulais pas vous faire de mensonges. Vous venez pour m’interroger, mon oncle, me voilà prête à répondre à toutes vos questions.