Calmann Lévy éditeur (p. 82-89).

VIII


En effet j’étais résolu à ne rien confier à Henri. Il me fallait pourtant l’empêcher d’accuser Miette et le consoler, car il avait beau faire le fier, je le sentais blessé au fond du cœur, et je craignais de le voir, par sa conduite et son attitude, rendre impossible un mariage auquel était attaché, selon moi, le bonheur de sa vie. Je rentrai vers trois heures et ne trouvai personne à la maison. Ma femme et mon fils étaient montés ensemble au manoir de Percemont, où j’allai les rejoindre.

Décidément le joujou plaisait à Henri, et sa mère était en train de lui persuader d’y faire faire, sous prétexte de cabinet de travail, un joli appartement de garçon. Je ne fus pas de leur avis. Il fallait, selon moi, laisser le manoir tel qu’il était, et se contenter de nettoyer et rafraîchir la chambre qu’y avait occupée le vieux Coras de Percemont.

— Henri, leur dis-je, qu’il épouse ou non sa cousine Émilie, se mariera avant qu’il soit deux ou trois ans. Qui sait s’il ira demeurer chez sa femme ou s’il vivra près de nous ? Dans ce dernier cas, je suppose que sa femme désire habiter le donjon : il s’agira alors d’y faire une grosse dépense en vue d’un ménage et d’une famille. Tout ce que vous y feriez aujourd’hui ne servira plus de rien, et peut-être faudra-t-il le défaire ; ne nous pressons donc pas d’y jeter de l’argent en pure perte.

Henri se rendit à la raison. Sa mère le gronda de céder toujours et de ne tenir à aucune des idées qu’elle lui suggérait.

— Ne viens-tu pas de me jurer, lui dit-elle, que tu ne voulais pas songer au mariage avant d’avoir atteint la trentaine ?

Tout en grondant, elle nous laissa seuls, et je me hâtai de dire à Henri :

— Je viens de voir Miette. J’en étais bien sûr, moi ! la personne qui t’a intrigué hier soir chez elle était une femme.

— Tu en es sûr, mon père ? Pourquoi donc la cachait-elle ?

— C’est une religieuse du couvent de Riom qui par ordre du médecin doit passer quelque temps à la campagne. Tu n’ignores pas que ces dames sont cloîtrées et ne doivent pas voir le monde. Chaque fois qu’une visite arrive, Miette s’est engagée à l’avertir afin qu’elle ne se montre pas. Elle a aussi pour consigne de ne pas dire que cette vieille nonne est chez elle, la règle de l’ordre commande à celle-ci de vivre et de mourir au couvent. L’évêque, vu la gravité du mal, a accordé une dispense de deux mois à la condition que la chose ne serait point ébruitée. C’est un secret que je te confie, et je te prie de n’en rien dire à ta mère. Miette, très-attachée à cette religieuse, se dévoue à la soigner, à la servir et à la tenir cachée. Comme toujours, avec un cœur d’ange, Miette se fait sœur de charité.

— Que doit-elle penser de moi qui l’accusais ? Est-ce que tu le lui as dit ?

— Pas si sot ! elle aurait quelque peine à te le pardonner ; mais pourquoi as-tu envie de pleurer ? Pleure si le cœur t’en dit ! seulement parle-moi franchement : Émilie t’est plus chère que tu ne veux l’avouer ?

— Mon père, dit Henri, j’ai envie de pleurer, j’ai envie de rire aussi.

— Ris et pleure, mais parle !

— Voilà le difficile. Parler, c’est se résumer, et je ne vois pas clair en moi-même. Je sais bien qu’Émilie est un ange, mieux encore, elle est une sainte, car, si elle a l’innocence et la candeur qu’on attribue aux êtres célestes, elle a le mérite de l’âme généreuse et vaillante qui surmonte toutes les épreuves. Être aimé d’elle est une gloire, l’avoir pour femme est une suprématie. Tu vois, je sais ce qu’elle vaut ; mais moi, est-ce que je vaux quelque chose ? est-ce que je suis digne d’une telle femme ? Qu’ai-je fait pour la mériter ? Bien au contraire, j’ai traversé, non sans quelque souillure, une vie dont elle n’a pas la moindre idée, et d’où j’ai dû chasser son image pour l’empêcher de me faire honte de mes plaisirs. Et à présent, je reviens à elle amoindri et attristé. On devrait se marier à dix-huit ans, mon père ! dans la ferveur de la foi en soi-même, dans l’orgueil de la sainte innocence. On se sentirait l’égal de sa compagne, on serait sûr de mériter son respect… Oui, l’amour conjugal est cette chose austère et sacrée dont on peut dire que, si ce n’est pas tout, ce n’est rien. Eh bien ! jusqu’à ces derniers temps, je ne l’avais pas compris, et, quand mes sens m’ont entraîné ailleurs, j’ai cru que je n’enlevais rien à Émilie de mon estime et de mon respect. J’ai vu depuis que je m’étais trompé. Mon culte s’est refroidi, j’ai reconnu que je ne l’avais jamais aimée comme je le devais, puisque j’avais pu l’oublier. J’ai eu peur d’elle et de moi ; je me suis dit qu’elle m’était trop supérieure, moralement parlant, pour me revoir avec joie et pour se donner à moi avec enthousiasme ; j’ai vu dans le mariage une chaîne d’un sérieux effrayant. Mon imagination a rêvé d’autres types que celui de cette fille trop parfaite pour moi. Les légères créatures qui égaient nos loisirs d’étudiants ont un charme funeste pour notre précoce dépravation, c’est d’être faciles et de nous laisser libres. Nous n’avons rien à faire pour les mériter, et rien à perdre à ne pas les conserver. D’autres sont tout à fait vénales, et, voulant se faire payer cher, ont l’art d’enflammer le désir par une feinte résistance. Celles-là sont plus dangereuses encore, elles usent le cerveau et entament la raison. J’ai su les fuir à temps, mais pas assez vite cependant pour qu’elles n’aient pas altéré en moi la source des émotions saines. Enfin, que veux-tu que je te dise ? J’ai été un peu corrompu, tu m’as donné trop d’argent. Enfant gâté, je ne me suis pas noyé, comme le cousin Jacques, dans les ivresses de Paris, mais j’ai perdu le goût du simple et l’amour du droit chemin : j’ai mis trop de fleurs artificielles dans mon jardin d’amour. La vierge byzantine au front sévère m’a paru trop triste et trop froide pour mon musée ; j’y ai mis des femmes de Gavarni, et à présent Émilie m’intimide. Je ne sais plus lui parler, je n’ose pas la regarder. Je crois que je ne saurai plus me faire aimer. Veux-tu que je te dise tout, que je te confesse une chose vraiment honteuse ? Hier, en la croyant infidèle, j’ai été glacé d’abord, et puis tout à coup furieux. La jalousie m’a torturé, je n’ai pas fermé l’œil de la nuit. Si elle eût été là, je l’eusse insultée, battue peut-être ! J’étais donc épris d’elle en la croyant avilie. J’ai eu toutes les peines du monde aujourd’hui à ne pas aller chez elle malgré sa défense et la tienne. À présent tu m’apprends que j’ai été un fou et un sot, tu me montres l’image d’Émilie avec son auréole immaculée, et me voilà abattu et repentant, mais incertain et craintif. Je ne sais plus si je l’aime !

— C’est bien, c’est bien, répondis-je, je comprends toutes choses à présent ! Cela devait arriver. Il y a un moment dans la vie où les pères les mieux intentionnés sont forcés d’abandonner leurs fils à la fatalité, bien heureux quand elle ne les leur rend pas plus détériorés que tu ne l’es ! Acceptons les faits accomplis et ne les aggravons pas par des réflexions trop sérieuses. Tu as fait un voyage où tu as été forcé de manger du piment, et aujourd’hui nos fruits et nos laitages te semblent fades. Tu n’es plus un berger de Virgile. Patience ! ça reviendra ! L’homme se modifie suivant son milieu, tu en arriveras plus vite que tu ne penses à apprécier les conditions du vrai bonheur. Pour le moment, oublie un peu la question du mariage. Émilie ne me paraît pas disposée à te la rappeler. Elle dit qu’elle ne te connaît plus, et son esprit, je l’ai bien vu, n’a plus de projet arrêté en ce qui te concerne. Vous êtes tous deux absolument libres de recommencer votre roman de jeunesse ou de le laisser s’effacer dans les nuages roses du passé.

Je ne suis pas un alarmiste, mais je ne suis pas non plus un insouciant. Je voyais bien qu’en ceci comme en tout la joie est fugitive et la sécurité chimérique. J’avais attendu comme un des plus beaux jours de ma vie celui qui me ramènerait mon fils. J’avais été si heureux de l’embrasser et j’avais fait tant de beaux rêves pour lui en l’attendant ! Malgré les fautes dont il se confessait et qu’il ne m’avait point trop cachées dans ses lettres, il avait travaillé, il était en possession d’une carrière qui pouvait être brillante. Il était intelligent, beau, bon, riche, aussi raisonnable que possible à son âge dans une telle situation. Nous avions sous la main la perle des fiancées, riche aussi, bonne, belle comme un ange et d’une raison exceptionnelle. Ils s’étaient aimés, promis l’un à l’autre au sortir de l’enfance. J’avais compté qu’ils se reverraient avec joie, et qu’on parlerait de mariage tout de suite, — et déjà on était refroidi ; ma femme, que je croyais raisonnable, au moins sur ce chapitre, travaillait à brouiller tout. Miette s’était aventurée par bon cœur dans une situation délicate. Jacques menait sous je ne sais quelle intrigue amoureuse qui pouvait compromettre ou affliger sa sœur, et le pire de tout, c’est qu’Henri, troublé, tourmenté entre l’amour et le caprice, n’avait pas dormi la première nuit passée sous le toit paternel et souffrait visiblement d’un état de l’âme mal défini que je ne pouvais pas guérir. Mon jour de bonheur n’avait donc pas été sans nuages, et, tout en feignant de rire de ces petites choses, j’en ressentais vivement le contre-coup.