La Théorie physique/SECONDE PARTIE/Chapitre VII/V

Chevalier & Rivière (p. 427-441).

§ V. — Les hypothèses ne peuvent être déduites d’axiomes fournis par la connaissance commune.

Par les considérations dont on environne souvent la présentation d’une hypothèse physique, il en est qui méritent d’arrêter notre attention ; très en faveur auprès d’un grand nombre de physiciens, ces considérations sont, si l’on n’y prend garde, particulièrement dangereuses et particulièrement fécondes en idées fausses. Elles consistent à justifier l’introduction de certaines hypothèses au moyen de propositions, soi-disant évidentes, tirées du sens commun.

Il peut arriver qu’une hypothèse trouve, dans les enseignements du sens commun, des analogies ou des exemples ; il peut même arriver qu’elle soit une proposition de sens commun rendue plus claire et plus précise par l’analyse ; dans ces divers cas, le maître pourra assurément mentionner ces rapprochements entre les hypothèses sur lesquelles repose la théorie et les lois que nous révèle l’expérience de chaque jour ; le choix de ces hypothèses en paraîtra d’autant plus naturel, d’autant plus satisfaisant pour l’esprit.

Mais de tels rapprochements exigent les plus minutieuses précautions ; il est fort aisé de se méprendre sur la ressemblance réelle entre une proposition de sens commun et un énoncé de Physique théorique ; bien souvent, l’analogie est toute superficielle ; elle est entre les mots et non entre les idées ; elle s’évanouirait si, prenant l’énoncé symbolique que formule la théorie, on en faisait la traduction ; si l’on transformait chacun des termes qu’emploie cet énoncé en substituant, selon le conseil de Pascal, la définition au défini ; on verrait alors à quel point, entre les deux propositions que l’on avait imprudemment rapprochées, la ressemblance est artificielle et purement verbale.

En ces malsaines vulgarisations où les intelligences de nos contemporains vont chercher la science frelatée dont elles s’enivrent, il arrive à chaque instant de lire des raisonnements auxquels la considération de l’énergie fournit des prémisses soi-disant intuitives. Ces prémisses, la plupart du temps, sont de véritables calembours ; on y joue sur le double sens du mot énergie ; on prend des jugements qui sont vrais au sens vulgaire du mot énergie, au sens où l’on dit que la traversée de l’Afrique a réclamé des compagnons de Marchand une grande dépense d’énergie ; et ces jugements, on les transporte en bloc à l’énergie entendue au sens que lui donne la Thermodynamique, à la fonction de l’état d’un système dont la différentielle totale est, en chaque modification élémentaire, égale à l’excès du travail externe sur la chaleur dégagée.

Naguère encore, ceux qui se complaisent en de telles piperies déploraient que le principe de l’accroissement de l’entropie fût beaucoup plus abstrus et difficile à comprendre que le principe de la conservation de l’énergie ; les deux principes, cependant, exigent du géomètre des calculs tout semblables ; mais le terme d’entropie n’a de sens que dans la langue du physicien ; il est inconnu au langage vulgaire ; il ne prête pas aux équivoques. Depuis peu, on n’entend plus ces doléances à l’égard de l’obscurité où demeurerait plongé le second principe de la Thermodynamique ; il passe aujourd’hui pour clair et vulgarisable. Pourquoi ? Parce qu’on en a changé le nom. On l’appelle maintenant principe de la dissipation ou de la dégradation de l’énergie ; or, ceux qui ne sont pas physiciens, mais le veulent paraître, entendent aussi ces mots-là ; ils leur prêtent, il est vrai, un sens qui n’est point celui que les physiciens leur attribuent ; mais que leur importe ? Voilà la porte ouverte à maint discours spécieux qu’ils donnent pour raisonnements, et qui ne sont que jeux de mots. C’est justement là ce qu’ils souhaitaient.

L’emploi de la précieuse règle de Pascal fait évanouir ces trompeuses analogies comme un coup de vent dissipe les effets du mirage.

Ceux qui prétendent tirer du fond du sens commun les hypothèses qui porteront leurs théories peuvent encore être victimes d’une autre illusion.

Le fond du sens commun n’est pas un trésor enfoui dans le sol, auquel nulle pièce ne vient plus s’ajouter ; c’est le capital d’une société immense et prodigieusement active, formée par l’union des intelligences humaines ; de siècle en siècle, ce capital se transforme et s’accroît ; à ces transformations, à cet accroissement de richesse, la science théorique contribue pour sa très grande part ; sans cesse, elle se diffuse par l’enseignement, par la conversation, par les livres et les journaux ; elle pénètre jusqu’au fond de la connaissance vulgaire ; elle éveille son attention sur des phénomènes jusqu’alors négligés ; elle lui apprend à analyser des notions qui étaient demeurées confuses ; elle enrichit ainsi le patrimoine des vérités communes à tous les hommes ou, du moins, à tous ceux qui ont atteint un certain degré de culture intellectuelle. Qu’un maître vienne alors, désireux d’exposer une théorie physique ; il trouvera, parmi les vérités de sens commun, des propositions admirablement propres à justifier ses hypothèses ; il croira qu’il a tiré celles-ci des exigences premières et forcées de notre raison, qu’il les a déduites de véritables axiomes ; en fait, il aura simplement repris, dans le fonds des connaissances communes, pour les rendre à la science théorique, les pièces que la science théorique avait elle-même déposées dans ce trésor.

De cette grave erreur, de ce cercle vicieux, nous trouvons un exemple frappant dans l’exposé que maint auteur donne des principes de la Mécanique ; cet exposé, nous l’emprunterons à Euler ; mais ce que nous dirons des raisonnements exposés par ce grand géomètre, nous pourrions le répéter d’une foule d’écrits plus récents.

« Dans le premier chapitre, dit Euler[1], je démontre les lois universelles de la nature qu’observe un corps lorsqu’il est libre de se mouvoir et qu’il n’est sollicité par aucune force. Si un tel corps est en repos à un instant donné, il persévérera éternellement dans son état de repos ; s’il est en mouvement, il se mouvra éternellement en ligne droite avec une vitesse constante ; ces deux lois peuvent être commodément réunies sous le nom de loi de la conservation de l’état. Il suit de là que la conservation de l’état est une propriété essentielle de tous les corps, et que tous les corps, en tant que tels, ont une force ou faculté de persévérer perpétuellement dans leur état, force qui n’est autre que la force d’inertie… Puisque tout corps, par sa nature même, persévère constamment dans le même état, soit de repos, soit de mouvement, il est clair qu’il faudra attribuer aux forces extérieures toute circonstance où un corps ne suivra pas cette loi, où il se mouvra d’un mouvement non uniforme ou bien selon une ligne courbe… Ainsi sont constitués les véritables principes de la Mécanique, au moyen desquels on doit expliquer tout ce qui concerne l’altération du mouvement ; comme ces principes n’ont été confirmés jusqu’ici que d’une manière trop légère, je les ai démontrés de telle manière qu’on les comprenne non seulement comme certains, mais comme nécessairement vrais. »

Si nous poursuivons la lecture du traité d’Euler, nous trouvons, au commencement du chapitre ii, les passages suivants :

« Définition : La puissance est la force qui tire un corps du repos pour le mettre en mouvement, ou qui altère son mouvement. La gravité est une force ou puissance de ce genre ; en effet, si l’on rend un corps libre de tout empêchement, elle le tire du repos pour le faire tomber et lui communique un mouvement de descente qui s’accélère sans cesse.

« Corollaire. Tout corps abandonné à lui-même demeure en repos ou se meut d’un mouvement rectiligne et uniforme. Toutes les fois donc qu’il advient à un corps libre, qui était en repos, de se mettre en mouvement, ou bien de se mouvoir d’un mouvement non uniforme, ou d’un mouvement non rectiligne, la cause en doit être attribuée à une certaine puissance ; car tout ce qui peut déranger un corps de son mouvement, nous l’appelons puissance. »

Euler nous présente cette phrase : « La puissance est la force qui met un corps en mouvement ou qui altère son mouvement ». comme une définition. Que faut-il entendre par là ? Euler veut-il, destituant le mot puissance de tout sens antérieurement acquis, donner une simple définition de nom, dont rien ne limite l’arbitraire ? Dans ce cas, la déduction qu’il déroule à nos yeux sera d’une impeccable logique ; mais elle sera une simple construction de syllogismes, sans aucun contact avec la réalité. Ce n’est point là l’œuvre qu’Euler a entendu accomplir ; il est clair qu’en énonçant la phrase que nous rapportions tout à l’heure, il a pris le mot puissance ou force au sens qu’il a dans le langage courant et non scientifique ; l’exemple de la pesanteur, immédiatement cité, nous en est un sûr garant ; c’est, d’ailleurs, parce qu’il attribue au mot puissance, non pas un sens nouveau et arbitrairement défini, mais le sens que tout le monde y attache, qu’Euler peut emprunter à ses prédécesseurs, notamment à Varignon, les théorèmes de Statique dont il fait usage.

Cette définition n’est donc pas une définition de nom, mais une définition de nature ; prenant le mot puissance au sens où chacun l’entend, Euler se propose de marquer le caractère essentiel de la puissance, caractère dont se tireront toutes les autres propriétés de la force. La phrase que nous avons citée est bien moins une définition qu’une proposition dont Euler postule l’évidence, qu’un axiome. Cet axiome, d’autres axiomes analogues lui permettront seuls de prouver que les lois de la Mécanique sont non seulement vraies, mais nécessaires.

Or, est-il évident, est-il clair par les seules lumières du sens commun, qu’un corps soustrait à l’action de toute force se meuve éternellement en ligne droite, avec une vitesse constante ? Qu’un corps soumis à une pesanteur constante accélère sans cesse la vitesse de sa chute ? De telles opinions sont, au contraire, prodigieusement loin de la connaissance vulgaire ; pour les enfanter, il a fallu les efforts accumulés de tous les génies qui, pendant deux mille ans, ont traité de la Dynamique[2].

Ce que nous enseigne l’expérience de chaque jour, c’est qu’une voiture qui n’est pas attelée demeure immobile ; c’est qu’un cheval qui développe un effort constant entraîne le véhicule avec une vitesse constante ; c’est que, pour faire courir le char plus rapidement, il faut que le cheval développe un effort plus grand, ou bien qu’on lui adjoigne un compagnon. Comment donc traduirions-nous ce que de telles observations nous apprennent touchant la puissance ou la force ? Nous formulerions ces énoncés :

Un corps qui n’est soumis à aucune puissance demeure immobile.

Un corps qui est soumis à une puissance constante se meut avec une vitesse constante.

Lorsqu’on accroît la puissance qui meut un corps, on accroît la vitesse de ce corps.

Tels sont les caractères que le sens commun attribue à la force ou puissance ; telles sont les hypothèses qu’il faudrait prendre pour bases de la Dynamique si l’on voulait fonder cette science sur les évidences du sens commun.

Or, ces caractères, ce sont ceux qu’Aristote [3] attribue à la puissance (δύναμις) ou force (ἰσχὺς) ; cette Dynamique, c’est la Dynamique du Stagirite ; lorsqu’en une telle Dynamique on constate que la chute des graves est un mouvement accéléré, on en conclut non pas que les graves sont soumis à une force constante, mais que leur poids augmente au fur et à mesure qu’ils descendent.

Les principes de la Dynamique péripatéticienne semblaient d’ailleurs si certains, leurs racines plongeaient si profondément dans le sol résistant des connaissances communes que, pour les extirper, pour faire croître à leur place ces hypothèses auxquelles Euler attribue une immédiate évidence, il a fallu l’un des efforts les plus longs, les plus persévérants que nous fasse connaître l’histoire de l’esprit humain ; il a fallu qu’Alexandre d’Aphrodisias, Themistius, Simplicius, Albert de Saxe, Nicolas de Gus, Léonard de Vinci, Cardan, Tartalea, Jules César Scaliger, Jean-Baptiste Benedetti, frayassent la voie à Galilée, à Descartes, à Beeckman et à Gassendi.

Ainsi les propositions qu’Euler regarde comme des axiomes dont l’évidence s’impose à nous et sur lesquelles il veut fonder une Dynamique non seulement vraie, mais nécessaire, ce sont, en réalité, des propositions que la Dynamique seule nous a enseignées et qu’elle a très lentement, très péniblement, substituées aux fausses évidences du sens commun.

Le cercle vicieux dans lequel tourne la déduction d’Euler ne saurait être évité par ceux qui pensent justifier les hypothèses sur lesquelles repose une théorie physique au moyen d’axiomes de consentement universel ; les prétendus axiomes qu’ils invoquent ont été tirés des lois mêmes qu’ils en voudraient déduire[4].

Il est donc tout à fait illusoire de vouloir prendre les enseignements du sens commun comme fondement des hypothèses qui doivent porter la Physique théorique. À suivre une telle marche, ce n’est pas la Dynamique de Descartes et de Newton que l’on atteint mais la Dynamique d’Aristote.

Ce n’est pas que les enseignements du sens commun ne soient très vrais et très certains ; il est très vrai et très certain qu’une voiture non attelée n’avance pas, qu’attelée de deux chevaux elle marche plus vite qu’attelée d’un seul cheval. Nous l’avons dit à plusieurs reprises : Ces certitudes et ces vérités du sens commun sont, en dernière analyse, la source d’où découle toute vérité et toute certitude scientifique. Mais, nous l’avons dit aussi, les observations du sens commun sont d’autant plus certaines qu’elles détaillent moins, qu’elles se piquent moins de précision ; les lois de sens commun sont très vraies, mais à la condition expresse que les termes généraux entre lesquels elles établissent un lien soient de ces abstractions spontanément et naturellement jaillies du concret, de ces abstractions inanalysées, prises en bloc, comme l’idée générale de voiture ou l’idée générale de cheval.

C’est une grave méprise de prendre des lois qui relient des idées si complexes, si riches de contenu, si peu analysées, et de vouloir les traduire immédiatement au moyen des formes symboliques, produits d’une simplification et d’une analyse portées à l’extrême, qui composent le langage mathématique ; c’est une illusion singulière que de prendre l’idée de puissance motrice constante comme équivalente à l’idée de cheval, l’idée de mobile absolument libre comme représentation de l’idée de voiture. Les lois de sens commun sont des jugements touchant les idées générales, extrêmement complexes, que nous concevons à propos de nos observations quotidiennes ; les hypothèses de Physique sont des relations entre des symboles mathématiques amenés au plus haut degré de simplification ; il est absurde de méconnaître l’extrême différence de nature qui sépare ces deux sortes de propositions ; il est absurde de penser que les secondes se relient aux premières comme le corollaire au théorème.

C’est en ordre inverse que doit se faire le passage des hypothèses de la Physique aux lois de sens commun ; de l’ensemble des hypothèses simples qui servent de bases aux théories physiques se tireront des conséquences plus ou moins lointaines, et celles-ci fourniront une représentation schématique des lois que nous révèle l’expérience vulgaire ; plus les théories seront parfaites, plus cette représentation sera compliquée ; et cependant, les observations vulgaires qu’elle doit figurer la surpasseront toujours infiniment en complexité ; bien loin que l’on puisse tirer la Dynamique des lois que le sens commun a connues en regardant rouler une voiture tirée par un cheval, toutes les ressources de la Dynamique suffisent à peine à nous donner une image très simplifiée du mouvement de cette voiture.

Le dessein de tirer des connaissances du sens commun la démonstration des hypothèses sur lesquelles reposent les théories physiques a pour mobile le désir de construire la Physique à l’imitation de la Géométrie ; en effet, les axiomes d’où la Géométrie se tire avec une si parfaite rigueur, les demandes qu’Euclide formule au début de ses Éléments sont des propositions dont le sens commun affirme l’évidente vérité. Mais nous avons vu, à plusieurs reprises, combien il était dangereux d’établir un rapprochement entre la méthode mathématique et la méthode que suivent les théories physiques ; combien, sous une ressemblance tout extérieure, due à l’emprunt, fait par la Physique, du langage mathématique, ces deux méthodes se montraient profondément différentes ; à la distinction de ces deux méthodes il nous faut encore revenir.

La plupart des idées abstraites et générales qui naissent spontanément en nous, à l’occasion de nos perceptions, sont des conceptions complexes et inanalysées ; il en est, cependant, qui, presque sans effort, se montrent claires et simples ; ce sont les diverses idées qui se groupent autour des notions de nombre et de figure ; l’expérience vulgaire nous conduit à relier ces idées par des lois qui, d’une part, ont la certitude immédiate des jugements du sens commun, et qui, d’autre part, ont une netteté et une précision extrêmes. Il a donc été possible de prendre un certain nombre de ces jugements pour prémisses de déductions où l’incontestable vérité de la connaissance commune se trouvait inséparablement unie à la clarté parfaite des enchaînements de syllogismes. Ainsi se sont constituées l’Arithmétique et la Géométrie.

Mais les sciences mathématiques sont des sciences très exceptionnelles ; elles seules ont ce bonheur de traiter d’idées qui jaillissent de nos quotidiennes perceptions par un travail spontané d’abstraction et de généralisation, et qui, cependant, se montrent de suite nettes, pures et simples.

Ce bonheur est refusé à la Physique. Les notions, fournies par les perceptions, dont elle a à traiter, sont des notions infiniment confuses et complexes, dont l’étude exige un long et pénible travail d’analyse ; les hommes de génie qui ont créé la Physique théorique ont compris que, pour mettre dans ce travail de l’ordre et de la clarté, il fallait demander ces qualités aux seules sciences qui fussent naturellement ordonnées et claires, aux sciences mathématiques. Mais ils n’ont pu faire, néanmoins, que la clarté et l’ordre vinssent en Physique, comme ils viennent en Arithmétique et en Géométrie, se joindre d’une manière immédiate à la certitude obvie. Tout ce qu’ils ont pu faire, c’est de se placer en face de la foule des lois tirées directement de l’observation, lois confuses, complexes, désordonnées, mais douées d’une certitude qui se constate directement, et de tracer une représentation symbolique de ces lois, représentation admirablement claire et ordonnée, mais dont on ne peut même plus dire proprement qu’elle soit vraie.

Dans le domaine des lois d’observation, le sens commun règne ; lui seul, par nos moyens naturels de percevoir et de juger nos perceptions, décide du vrai et du faux. Dans le domaine de la représentation schématique, la déduction mathématique est souveraine maîtresse ; tout doit se ranger aux règles qu’elle impose. Mais d’un domaine à l’autre s’établit une continuelle circulation, un continuel échange de propositions et d’idées. La théorie demande à l’observation de soumettre quelqu’une de ses conséquences au contrôle des faits ; l’observation suggère à la théorie de modifier une hypothèse ancienne ou d’énoncer une hypothèse nouvelle. Dans la zone intermédiaire au travers de laquelle s’effectuent ces échanges, par laquelle est assurée la communication entre l’observation et la théorie, le sens commun et la logique mathématique font concourir leurs influences et mêlent les uns aux autres, d’une manière inextricable, les procédés qui leur sont propres.

Ce double mouvement qui, seul, permet à la Physique d’unir les certitudes des constatations de sens commun aux clartés des déductions mathématiques, a été dépeint en ces termes par M. Édouard Le Roy[5]:

« Bref, nécessité et vérité sont les deux pôles extrêmes de la science. Mais ces deux pôles ne coïncident pas ; c’est le rouge et c’est le violet du spectre. Dans la continuité intercalaire, seule réalité effectivement vécue, vérité et nécessité varient en sens inverse l’une de l’autre suivant celui des deux pôles vers lequel on s’oriente et se dirige… Si l’on choisit de marcher vers le nécessaire, on tourne le dos au vrai, on travaille à éliminer tout ce qui est expérience et intuition, on tend au schématisme, au discours pur, aux jeux formels de symboles sans signification. Pour conquérir la vérité, au contraire, c’est l’autre sens de marche qu’il faut adopter ; l’image, la qualité, le concret, reprennent leurs droits prééminents ; et l’on voit alors la nécessité discursive se fondre graduellement en contingence vécue. Finalement, ce n’est point par les mêmes parties que la Science est nécessaire et que la Science est vraie, qu’elle est rigoureuse et qu’elle est objective. »

La vigueur de ces termes excède peut-être quelque peu la pensée même de l’auteur ; en tous cas, pour qu’elle exprime fidèlement la nôtre, il suffit de substituer les mots ordre et clarté aux mots rigueur et nécessité employés par M. Le Roy.

Il est très juste, alors, de déclarer que la science physique est issue de deux sources : l’une de certitude, qui est le sens commun ; l’autre de clarté, qui est la déduction mathématique ; et la science physique est à la fois certitude et clarté parce que les flux qui naissent de ces deux sources concourent et mêlent intimement leurs eaux.

En Géométrie, la connaissance claire produite par la logique déductive et la connaissance certaine issue du sens commun sont si exactement juxtaposées qu’on ne saurait apercevoir cette zone mixte où s’exercent simultanément et à l’envi tous nos moyens de connaître ; voilà pourquoi le géomètre, lorsqu’il traite des sciences physiques, est exposé à oublier l’existence de cette zone ; pourquoi il veut construire la Physique, à l’imitation de sa science préférée, sur des axiomes immédiatement tirés de la connaissance vulgaire ; à la poursuite de cet idéal, que M. Ernst Mach nomme si justement[6] une fausse rigueur, il risque fort de n’atteindre que des démonstrations hérissées de paralogismes et tissues de pétitions de principes.


  1. Leonhardi Euleri Mechanica sive motus scientia, analytice exposita, Petropoli, 1736 ; t. I, Præfatio.
  2. Cf. E. Wohlwill : Die Entdeckung der Beharrungsgesetzes (Zeitschrift für Völkerpsychologie und Sprachwissenscliaft, Bd. XIV et Bd. XV, 1883-1884). — P. Duhem : De l’accélération produite par une force constante (Congrès d’Histoire des sciences ; Genève, 1904).
  3. Aristote : Φυσικῆς ἀκροάσεως Η, ε. — Περὶ Οὐρανοῦ, Γ, β.
  4. Le lecteur pourra rapprocher ce que nous venons de dire des critiques adressées par M. E. Mach à la démonstration, proposée par Daniel Bernoulli, pour justifier la règle du parallélogramme des forces. [Ernst Mach : La Mécanique, exposé historique et critique de son développement, Paris, 1904, p. 45.)
  5. Édouard Le Roy : Sur quelques objections adressées à la nouvelle philosophie. (Revue de Métaphysique et de Morale, 1901, p. 319.)
  6. Ernst Mach : La Mécanique, exposé historique et critique de son développement, Paris, 1904, p. 80.