La Théorie physique/SECONDE PARTIE/Chapitre VII/III

Chevalier & Rivière (p. 416-423).

§ III. — Le physicien ne choisit pas les hypothèses sur lesquelles il fondera une théorie ; elles germent en lui sans lui.

L’évolution qui a produit le système de la gravité universelle s’est lentement déroulée au cours des siècles ; aussi avons-nous pu suivre pas à pas les progrès par lesquels l’idée s’est élevée peu à peu au degré de perfection que Newton lui a donné. Parfois, l’évolution qui doit aboutir à la construction d’un système théorique se condense extrêmement, et quelques années suffisent à conduire les hypothèses qui doivent porter cette théorie de l’état où elles sont à peine ébauchées à celui où elles sont achevées.

Ainsi, en 1819, Œrstedt découvre l’action du courant électrique sur l’aiguille aimantée ; en 1820, Arago fait connaître cette expérience à l’Académie des Sciences ; le 18 septembre 1820, l’Académie entend la lecture d’un mémoire où Ampère présente les actions mutuelles des courants, qu’il vient de mettre en évidence ; et le 23 décembre 1823, elle accueille un autre mémoire où Ampère donne leur forme définitive aux théories de l’Électrodynamique et de l’Électromagnétisme. Cent quarante-trois ans ont séparé les De revolutionibus orbium cœlestium libri sex des Philosopliiæ naturalis principia mathematica ; moins de quatre ans séparent la publication de l’expérience d’Œrstedt de la mémorable lecture d’Ampère. Mais si le cadre de cet ouvrage nous permettait de conter par le détail l’histoire des doctrines électrodynamiques[1] au cours de ces quatre années, nous y retrouverions tous les caractères que nous avons rencontrés en l’évolution séculaire de la Mécanique céleste. Nous n’y verrions point le génie d’Ampère embrasser d’un coup d’œil un vaste domaine expérimental déjà constitué et, par une décision libre et créatrice, choisir le système d’hypothèses qui représentera ces données de l’observation. Nous y remarquerions les hésitations, les tâtonnements, le progrès graduel obtenu par une suite de retouches partielles, que nous avons notés durant les trois demi-siècles qui séparent Copernic de Newton. L’histoire de l’Électrodynamique ressemble fort à l’histoire de l’attraction universelle ; les multiples efforts, les tentatives réitérées qui constituent la trame de ces deux histoires se succèdent seulement en la première à intervalles beaucoup plus rapprochés qu’en la seconde, grâce à la prodigieuse fécondité d’Ampère, dont, pendant quatre ans, l’Académie des Sciences entend presque chaque mois une lecture ; grâce aussi à la pléiade de savants géomètres, de physiciens habiles, d’hommes de génie qui s’efforcent avec lui à la construction de la nouvelle doctrine ; car, au nom d’Ampère, l’histoire de l’Électrodynamique doit associer non seulement le nom d’Œrstedt, mais encore ceux d’Arago, d’Humphry-Davy, de Biot, de Savart, de Babinet, de Savary, de La Rive, de Becquerel, de Faraday, de Fresnel et de Laplace.

Parfois l’histoire de l’évolution graduelle qui a produit un système d’hypothèses physiques nous demeure et nous demeurera à tout jamais inconnue ; elle s’est condensée en un petit nombre d’années et concentrée en un seul esprit ; l’inventeur ne nous a point, comme Ampère, fait connaître, au fur et à mesure de leur apparition, les idées qui germaient en lui ; imitant la longue patience de Newton, il a attendu, pour mettre au jour sa théorie, qu’elle ait revêtu une forme achevée. Soyons bien certains, cependant, que ce n’est pas sous cette forme qu’elle s’est tout d’abord présentée à son esprit ; que cette forme est le résultat de perfectionnements et de retouches innombrables, et qu’en chacune de ces retouches, le libre choix de l’inventeur a été guidé, conditionné, d’une manière plus ou moins consciente, par une infinité de circonstances extérieures ou intérieures.

D’ailleurs, quelque rapide et condensée que soit l’évolution d’une théorie physique, il est toujours possible de constater qu’une longue préparation en a précédé l’apparition ; entre la première ébauche et la forme parfaite, les intermédiaires peuvent nous échapper à tel point que nous pensions contempler une libre et soudaine création ; mais un labeur préalable a constitué le terrain favorable où est tombé le premier germe ; il a rendu possible ce développement accéléré ; et ce labeur se laisse suivre au cours des siècles.

L’expérience d’OErstedt a suffi à provoquer le travail intense et comme fiévreux qui, en quatre ans, a conduit l’Électrodynamique à maturité ; mais c’est qu’au moment où ce germe a été déposé au sein de la science du xixe siècle, celle-ci était merveilleusement préparée à le recevoir, à le nourrir, à le développer. Newton avait déjà annoncé que les attractions électriques et magnétiques devaient suivre des lois analogues à celles de la gravité universelle ; cette supposition avait été transformée en vérité d’expérience par Cavendish et par Coulomb pour les attractions électriques, par Tobias Mayer et par Coulomb pour les effets magnétiques ; les physiciens s’étaient ainsi accoutumés à résoudre toutes les forces qui s’exercent à distance en actions élémentaires inversement proportionnelles aux carrés des distances des éléments entre lesquels elles s’exercent. D’autre part, l’analyse des divers problèmes que pose l’Astronomie avait rompu les géomètres aux difficultés que l’on rencontre en composant de semblables forces. Le gigantesque effort mathématique du xviiie siècle venait d’être résumé en la Mécanique céleste de Laplace ; les méthodes créées pour traiter des mouvements des astres cherchaient de tous côtés, dans la Mécanique terrestre, l’occasion de prouver leur fécondité, et la Physique mathématique progressait avec une étonnante rapidité. En particulier, Poisson développait, au moyen des procédés analytiques imaginés par Laplace, la théorie mathématique de l’électricité statique et du magnétisme, tandis que Fourier trouvait, dans l’étude de la propagation de la chaleur, d’admirables occasions d’user des mêmes procédés. Les phénomènes électrodynamiques et électromagnétiques pouvaient se manifester aux physiciens et aux géomètres ; ceux-ci étaient armés pour s’en emparer et les réduire en théorie.

La contemplation d’un ensemble de lois d’expérience ne suffit donc pas à suggérer au physicien quelles hypothèses il doit choisir pour donner de ces lois une représentation théorique ; il faut encore que les pensées habituelles à ceux au milieu desquels il vit, que les tendances imprimées à son propre esprit par ses études antérieures viennent le guider et restreindre la latitude trop grande que les lois de la logique laissent à ses démarches. Combien de parties de la Physique gardent, jusqu’à ce jour, la forme purement empirique, attendant que les circonstances préparent le génie d’un physicien à concevoir les hypothèses qui les organiseront en théorie !

En revanche, quand les progrès de la science universelle ont suffisamment préparé les esprits à la recevoir, la théorie naît d’une manière presque forcée ; et, bien souvent, des physiciens qui ne se connaissent pas, qui poursuivent leurs méditations bien loin les uns des autres, l’enfantent presque en même temps ; on dirait que l’idée flotte dans l’air, portée d’un pays à l’autre par le vent qui souffle, prête à féconder tout génie qui est en état de l’accueillir et de la développer, semblable au pollen qui engendre un fruit partout où il rencontre un calyce mûr.

Sans cesse, au cours de ses études, l’historien des sciences a l’occasion d’observer cette poussée simultanée, en des terres éloignées les unes des autres, d’une même doctrine ; mais, quelque fréquent que soit ce phénomène, il ne peut jamais le contempler sans étonnement[2]. Déjà, nous avons eu occasion de voir le système de la gravité universelle germer dans les esprits de Hooke, de Wren, de Halley, en même temps qu’il s’organisait dans le cerveau de Newton. De même, au milieu du xixe siècle, nous verrions le principe de l’équivalence entre la chaleur et le travail formulé, à des époques très rapprochées les unes des autres, par Robert Mayer en Allemagne, par Joule en Angleterre, par Colding en Danemark ; chacun d’eux ignorait cependant les méditations de ses émules, et aucun d’eux ne soupçonnait que la même idée avait atteint, quelques années auparavant, une maturité précoce en France, au sein du génie de Sadi Garnot.

Nous pourrions multiplier les exemples de cette surprenante simultanéité d’invention ; bornons-nous à en mentionner encore un, qui nous semble particulièrement saisissant.

Le phénomène de la réflexion totale que la lumière peut éprouver à la surface de séparation de deux milieux ne se laisse point aisément comprendre dans l’édifice théorique qui constitue le système des ondulations. Fresnel avait donné, en 1823, des formules propres à représenter ce phénomène ; mais il les avait obtenues par l’une des divinations[3] les plus étranges et les plus illogiques que mentionne l’histoire de la Physique. Les ingénieuses vérifications expérimentales qu’il en avait données ne laissaient guère de doute sur l’exactitude de ces formules ; mais elles n’en rendaient que plus souhaitable l’hypothèse logiquement admissible qui les rattacherait à la théorie générale de l’Optique. Pendant treize ans, les physiciens ne purent découvrir une telle hypothèse ; enfin la considération fort simple, mais fort imprévue et originale, de l’onde évanescente vint la leur fournir. Or, chose remarquable, l’idée d’onde évanescente se présenta presque simultanément à l’esprit de quatre géomètres différents, trop éloignés les uns des autres pour se communiquer les pensées qui les hantaient. Cauchy[4] formula le premier l’hypothèse de l’onde évanescente dans une lettre adressée à Ampère en 1836 ; en 1837, Green[5] la communiqua à la Philosophical Society de Cambridge, et, en Allemagne, F.-E. Neumann[6] la publia dans les Annales de Poagendorff : enfin, de 1841 à 1845, Mac Cullagh[7] en fit l’objet de trois notes présentées à l’Académie de Dublin.

Cet exemple nous paraît bien propre à mettre en pleine lumière la conclusion à laquelle nous nous arrêterons : La logique laisse une liberté presque absolue au physicien qui voudrait faire choix d’une hypothèse ; mais cette absence de tout guide et de toute règle ne saurait le gêner, car, en fait, le physicien ne choisit pas l’hypothèse sur laquelle il fondera une théorie : il ne la choisit pas plus que la fleur ne choisit le grain de pollen qui la fécondera ; la fleur se contente d’ouvrir toute grande sa corolle à la brise ou à l’insecte qui porte la poussière génératrice du fruit ; de même, le physicien se borne à ouvrir sa pensée, par l’attention et la méditation, à l’idée qui doit germer en lui, sans lui. À quelqu’un qui lui demandait comment il s’y prenait pour faire une découverte, Newton répondait[8] : « Je tiens le sujet de ma recherche constamment devant moi, et j’attends que les premières lueurs commencent à s’ouvrir lentement et peu à peu, jusqu’à se changer en une clarté pleine et entière. »

C’est seulement lorsque le physicien commence à voir clairement l’hypothèse nouvelle, reçue, mais non choisie, par lui que sa libre et laborieuse activité doit entrer en jeu ; car il s’agit maintenant de combiner cette hypothèse à celles qui sont déjà admises, d’en tirer des conséquences nombreuses et variées, de les comparer scrupuleusement aux lois expérimentales ; ces besognes, il lui appartient de les accomplir rapidement et exactement ; il ne dépend pas de lui de concevoir une idée neuve, mais il dépend de lui, pour une très grande part, de développer cette idée et de la faire fructifier.


  1. Le lecteur désireux de constituer cette histoire trouvera tous les documents nécessaires dans les tomes II et III de la Collection de Mémoires relatifs à la Physique publiés par la Société française de Physique (Mémoires sur l’Électrodynamique, 1885 et 1887).
  2. Cf. F. Menthé : La simultanéité des découvertes scientifiques (Revue scientifique, 5e série, t. II, p. 555 ; 1904.)
  3. Augustin Fresnel : Œuvres complètes, t. I, p 182.
  4. Cauchy : Comptes rendus, t. II, 1836, p. 364. — Poggendorff’s Annalen, Bd. IX, 1836, p. 39.
  5. George Green : Transactions of the Cambridge Mathematical Society, vol. VI, 1838, p. 403. — Mathematical Papers, p. 231.
  6. George Green : Transactions of the Cambridge Mathematical Society, vol. VI, 1838, p. 403. — Mathematical Papers, p. 231.
  7. Mac Cullagh : Proceedings of the Royal Irish Academy, voll. II et III. — Collected Works, pp. 187, 218, 250.
  8. Réponse citée par Biot dans l’article : Newton qu’il a écrit pour la Biographie universelle de Michaud.