La Théorie physique/SECONDE PARTIE/Chapitre III/IV

Chevalier & Rivière (p. 228-232).

§ IV. — Les mathématiques de l’à peu près.

L’exemple que nous venons d’analyser nous est fourni, avons-nous dit, par l’un des problèmes les plus simples qu’ait à traiter la Mécanique, c’est-à-dire la moins complexe des théories physiques. Cette simplicité extrême a permis à M. Hadamard de pénétrer dans l’étude du problème assez avant pour mettre à nu l’inutilité physique absolue, irrémédiable, de certaines déductions mathématiques. Cette décevante conclusion ne se rencontrerait-elle pas dans une foule d’autres problèmes plus compliqués, s’il était possible d’en analyser d’assez près la solution ? La réponse à cette question ne paraît guère douteuse ; les progrès des sciences mathématiques nous prouveront sans doute qu’une foule de problèmes, bien définis pour le géomètre, perdent tout sens pour le physicien.

En voici un[1], qui est bien célèbre, et dont le rapprochement s’impose avec celui qu’a traité M. Hadamard.

Pour étudier les mouvements des astres qui composent le système solaire, les géomètres remplacent tous ces astres : soleil, planètes grosses ou petites, satellites, par des points matériels ; ils supposent que ces points s’attirent deux à deux proportionnellement au produit des masses du couple et en raison inverse du carré de la distance qui en sépare les deux éléments. L’étude du mouvement d’un semblable système est un problème beaucoup plus compliqué que celui dont nous avons parlé aux pages précédentes ; il est célèbre dans la science sous le nom de problème des n corps ; lors même que le nombre des corps soumis à leurs actions mutuelles est réduit à 3, le problème des trois corps demeure pour les géomètres une redoutable énigme.

Néanmoins, si l’on connaît à un instant donné, avec une précision mathématique, la position et la vitesse de chacun des astres qui composent le système, on peut affirmer que chaque astre suit, à partir de cet instant, une trajectoire parfaitement définie ; la détermination effective de cette trajectoire peut opposer aux efforts des géomètres des obstacles qui sont loin d’être levés ; il est permis, toutefois, de supposer qu’un jour viendra où ces obstacles seront renversés.

Dès lors, le géomètre peut se poser la question suivante : Les positions et les vitesses des astres qui composent le système solaire étant ce qu’elles sont aujourd’hui, ces astres continueront-ils tous et indéfiniment à tourner autour du soleil ? N’arrivera-t-il pas au contraire qu’un de ces astres finisse par s’écarter de l’essaim de ses compagnons pour aller se perdre dans l’immensité ? Cette question constitue le problème de la stabilité du système solaire, que Laplace avait cru résoudre, dont les efforts des géomètres modernes et, en particulier, de M. Poincaré, ont surtout montré l’extrême difficulté.

Pour le mathématicien, le problème de la stabilité du système solaire a assurément un sens, car les positions initiales des astres et leurs vitesses initiales sont, pour lui, des éléments connus avec une précision mathématique. Mais, pour l’astronome, ces éléments ne sont déterminés que par des procédés physiques ; ces procédés comportent des erreurs que les perfectionnements apportés aux instruments et aux méthodes d’observation réduisent de plus en plus, mais qu’ils n’annuleront jamais. Il se pourrait, dès lors, que le problème de la stabilité du système solaire fût, pour l’astronome, une question dénuée de tout sens ; les données pratiques qu’il fournit au géomètre équivalent, pour celui-ci, à une infinité de données théoriques voisines les unes des autres, mais cependant distinctes ; peut-être, parmi ces données, en est-il qui maintiendraient éternellement tous les astres à distance finie, tandis que d’autres rejetteraient quelqu’un des corps célestes dans l’immensité. Si une telle circonstance, analogue à celle qui s’est offerte dans le problème traité par M. Hadamard, se présentait ici, toute déduction mathématique relative à la stabilité du système solaire serait, pour le physicien, une déduction à tout jamais inutilisable.

On ne peut parcourir les nombreuses et difficiles déductions de la Mécanique céleste et de la Physique mathématique, sans redouter, pour beaucoup de ces déductions, une condamnation à l’éternelle stérilité.

En effet, une déduction mathématique n’est pas utile au physicien tant qu’elle se borne à affirmer que telle proposition, rigoureusement vraie, a pour conséquence l’exactitude rigoureuse de telle autre proposition. Pour être utile au physicien, il lui faut encore prouver que la seconde proposition reste à peu près exacte lorsque la première est seulement à peu près vraie. Et cela ne suffit pas encore ; il lui faut délimiter l’amplitude de ces deux à peu près ; il lui faut fixer les bornes de l’erreur qui peut être commise sur le résultat, lorsque l’on connaît le degré de précision des méthodes qui ont servi à mesurer les données ; il lui faut définir le degré d’incertitude que l’on pourra accorder aux données, lorsqu’on voudra connaître le résultat avec une approximation déterminée.

Telles sont les conditions rigoureuses que l’on est tenu d’imposer à la déduction mathématique si l’on veut que cette langue, d’une précision absolue, puisse traduire, sans le trahir, le langage du physicien ; car les termes de ce dernier langage sont et seront toujours vagues et imprécis, comme les perceptions qu’ils doivent exprimer. À ces conditions, mais à ces conditions seulement, on aura une représentation mathématique de l’à peu près.

Mais qu’on ne s’y trompe pas ; ces Mathématiques de l’à peu près ne sont pas une forme plus simple et plus grossière des Mathématiques ; elles en sont, au contraire, une forme plus complète, plus raffinée ; elles exigent la solution de problèmes parfois fort difficiles, parfois même transcendants aux méthodes dont dispose l’Algèbre actuelle.



  1. J. Hadamard : Loc. cit., p. 71.