La Théorie physique/SECONDE PARTIE/Chapitre III/II

Chevalier & Rivière (p. 218-223).
§ II. — Déductions mathématiques physiquement utiles ou
inutiles.

Ces remarques sont bien simples ; elles sont familières au physicien au point d’être banales ; elles n’en ont pas moins, pour le développement mathématique d’une théorie physique, de graves conséquences.

Lorsque les données numériques d’un calcul sont fixées d’une manière précise, ce calcul, si long et si compliqué soit-il, fait également connaître l’exacte valeur numérique du résultat. Si l’on change la valeur des données, on change, en général, la valeur du résultat. Partant, lorsqu’on aura représenté les conditions d’une expérience par un fait théorique nettement défini, le développement mathématique représentera par un autre fait théorique nettement défini le résultat que doit fournir cette expérience ; si l’on change le fait théorique qui traduit les conditions de l’expérience, le fait théorique qui en traduit le résultat changera également. Si, par exemple, dans la formule, déduite des hypothèses thermodynamiques, qui relie le point de fusion de la glace à la pression, nous remplaçons la lettre , qui représente la pression, par un certain nombre, nous connaîtrons le nombre qu’il faut substituer à la lettre , symbole de la température de fusion ; si nous changeons la valeur numérique attribuée à la pression, nous changerons aussi la valeur numérique du point de fusion.

Or, selon ce que nous avons vu au § Ier si l’on se donne d’une manière concrète les conditions d’une expérience, on ne pourra pas les traduire par un fait théorique déterminé sans ambiguïté ; on devra leur faire correspondre tout un faisceau de faits théoriques, en nombre infini. Dès lors, les calculs du théoricien ne présageront pas le résultat de l’expérience sous forme d’un fait théorique unique, mais sous forme d’une infinité de faits théoriques différents.

Pour traduire, par exemple, les conditions de notre expérience sur la fusion de la glace, nous ne pourrons pas substituer au symbole de la pression une seule et unique valeur numérique, la valeur 10 atmosphères, par exemple ; si l’erreur que comporte l’emploi de notre manomètre a pour limite le dixième d’atmosphère, nous devrons supposer que puisse prendre toutes les valeurs comprises entre 9atm,95 et 10atm,05. Naturellement, à chacune de ces valeurs de la pression, notre formule fera correspondre une valeur différente du point de fusion de la glace.

Ainsi les conditions d’une expérience, données d’une manière concrète, se traduisent par un faisceau de faits théoriques ; à ce premier faisceau de faits théoriques, le développement mathématique de la théorie en fait correspondre un second, destiné à figurer le résultat de l’expérience.

Ces derniers faits théoriques ne pourront nous servir sous la forme même où nous les obtenons ; il nous les faudra traduire et mettre sous forme de faits pratiques ; alors seulement nous connaîtrons vraiment le résultat que la théorie assigne à notre expérience. Nous ne devrons pas, par exemple, nous arrêter lorsque nous aurons tiré de notre formule thermodynamique diverses valeurs numériques de la lettre  ; il nous faudra chercher à quelles indications réellement observables, lisibles sur l’échelle graduée de notre thermomètre, correspondent ces indications.

Or, lorsque nous aurons fait cette nouvelle traduction, inverse de celle qui nous occupait tout à l’heure, ce thème, destiné à transformer les faits théoriques en faits pratiques, qu’aurons-nous obtenu ?

Il pourra se faire que le faisceau de faits théoriques, en nombre infini, par lequel la déduction mathématique assigne à notre expérience le résultat qu’elle doit produire, nous fournisse, après traduction, non pas plusieurs faits pratiques différents, mais un seul et unique fait pratique. Il pourra arriver, par exemple, que deux des valeurs numériques trouvées pour la lettre ne diffèrent jamais d’un centième de degré, et que le centième degré marque la sensibilité limite de notre thermomètre ; en sorte que toutes ces valeurs théoriques différentes de correspondent pratiquement à une seule et même lecture sur l’échelle du thermomètre.

Dans un semblable cas, la déduction mathématique aura atteint son but ; elle nous aura permis d’affirmer qu’en vertu des hypothèses sur lesquelles repose la théorie, telle expérience, faite dans telles conditions pratiquement données, doit fournir tel résultat concret et observable ; elle aura rendu possible la comparaison entre les conséquences de la théorie et les faits.

Mais il n’en sera pas toujours ainsi. À la suite de la déduction mathématique, une infinité de faits théoriques se présentent comme conséquences possibles de notre expérience ; en traduisant ces faits théoriques en langage concret, il pourra se faire que nous obtenions non plus un fait pratique unique, mais plusieurs faits pratiques que la sensibilité de nos instruments nous permettra de distinguer les uns des autres. Il pourra se faire, par exemple, que les diverses valeurs numériques données par notre formule thermodynamique pour le point de fusion de la glace présentent de l’une à l’autre un écart atteignant un dixième de degré, ou même un degré, tandis que notre thermomètre nous permet d’apprécier le centième de degré. Dans ce cas, la déduction mathématique aura perdu son utilité ; les conditions d’une expérience étant pratiquement données, nous ne pourrons plus annoncer, d’une manière pratiquement déterminée, le résultat qui doit être observé.

Une déduction mathématique, issue des hypothèses sur lesquelles repose une théorie, peut donc être utile ou oiseuse selon que des conditions pratiquement données d’une expérience elle permet ou non de tirer la prévision pratiquement déterminée du résultat.

Cette appréciation de l’utilité d’une déduction mathématique n’est pas toujours absolue ; elle dépend du degré de sensibilité des appareils qui doivent servir à observer le résultat de l’expérience. Supposons, par exemple, qu’aune pression pratiquement donnée, notre formule thermodynamique fasse correspondre un faisceau de points de fusion de la glace ; qu’entre deux de ces points de fusion, la différence surpasse parfois un centième de degré, mais qu’elle n’atteigne jamais un dixième de degré ; la déduction mathématique qui a fourni cette formule sera réputée utile par le physicien dont le thermomètre apprécie seulement le dixième de degré, et inutile par le physicien dont l’instrument décide sûrement un écart de température d’un centième de degré. On voit par là combien le jugement porté sur l’utilité d’un développement mathématique pourra varier d’une époque à l’autre, d’un laboratoire à l’autre, d’un physicien à l’autre, selon l’habileté des constructeurs, selon la perfection de l’outillage, selon l’usage auquel on destine les résultats de l’expérience.

Cette appréciation peut dépendre aussi de la sensibilité des moyens de mesure qui servent à traduire en nombres les conditions pratiquement données de l’expérience.

Reprenons la formule de thermodynamique qui nous a constamment servi d’exemple. Nous sommes en possession d’un thermomètre qui distingue avec certitude une différence de température d’un centième de degré ; pour que notre formule nous annonce, sans ambiguïté pratique, le point de fusion de la glace sous une pression donnée, il sera nécessaire et suffisant qu’elle nous fasse connaître au centième de degré près la valeur numérique de la lettre

Or, si nous employons un manomètre grossier, incapable de distinguer deux pressions lorsque leur différence n’atteint pas dix atmosphères, il peut arriver qu’une pression pratiquement donnée corresponde, dans la formule, à des points de fusion s’écartant les uns des autres de plus d’un centième de degré ; tandis que si nous déterminions la pression avec un manomètre plus sensible, discernant sûrement deux pressions qui diffèrent d’une atmosphère, la formule ferait correspondre à une pression donnée un point de fusion connu avec une approximation supérieure au centième de degré. Inutile lorsqu’on fait usage du premier manomètre, la formule deviendrait utile si l’on se servait du second.