La Théorie physique/SECONDE PARTIE/Chapitre III/I

Chevalier & Rivière (p. 213-218).


§ I. — À peu près physique et précision mathématique.


Lorsqu’on se propose de construire une théorie physique, on a d’abord à choisir, parmi les propriétés que révèle l’observation, celles que l’on regardera comme des qualités premières, et à les représenter par des symboles algébriques ou géométriques.

Cette première opération, à l’étude de laquelle nous avons consacré les deux chapitres précédents, étant achevée, on en doit accomplir une seconde : Entre les symboles algébriques ou géométriques qui représentent les propriétés premières, on doit établir des relations ; ces relations serviront de principes aux déductions par lesquelles la théorie se développera.

Il semblerait donc naturel d’analyser maintenant cette seconde opération, l’énoncé des hypothèses. Mais avant de tracer le plan des fondations qui porteront un édifice, de choisir les matériaux avec lesquels on les bâtira, il est indispensable de savoir quel sera l’édifice, de connaître les pressions qu’il exercera sur ses assises. C’est donc seulement à la fin de notre étude que nous pourrons préciser les conditions qui s’imposent au choix des hypothèses.

Nous allons, dès lors, aborder immédiatement l’examen de la troisième opération constitutive de toute théorie, le développement mathématique.

La déduction mathématique est un intermédiaire ; elle a pour objet de nous enseigner qu’en vertu des hypothèses fondamentales de la théorie, la réunion de telles circonstances entraînera telles conséquences ; que tels faits se produisant, tel autre fait se produira ; de nous annoncer, par exemple, en vertu des hypothèses de la Thermodynamique, que si nous soumettons un bloc de glace à telle compression, ce bloc fondra lorsque le thermomètre marquera tel degré.

La déduction mathématique introduit-elle directement dans ses calculs les faits que nous nommons les circonstances sous la forme concrète où nous les observons ? En tire-t-elle le fait que nous nommons la conséquence sous la forme concrète où nous le constaterons ? Assurément non. Un appareil de compression, un bloc de glace, un thermomètre, sont des choses que le physicien manipule dans son laboratoire ; ce ne sont point des éléments sur lesquels le calcul algébrique ait prise. Le calcul algébrique ne combine que des nombres. Donc, pour que le mathématicien puisse introduire dans ses formules les circonstances concrètes d’une expérience, il faut que ces circonstances aient été, par l’intermédiaire de mesures, traduites en nombres ; que, par exemple, les mots : une telle pression, aient été remplacés par un certain nombre d’atmosphères, qu’il mettra dans son équation à la place de la lettre . De même, ce que le mathématicien obtiendra au bout de son calcul, c’est un certain nombre ; il faudra recourir aux méthodes de mesure pour faire correspondre à ce nombre un fait concret et observable ; par exemple, pour faire correspondre une certaine indication du thermomètre à la valeur numérique prise par la lettre que contenait l’équation algébrique.

Ainsi, à son point de départ comme à son point d’arrivée, le développement mathématique d’une théorie physique ne peut se souder aux faits observables que par une traduction. Pour introduire dans les calculs les circonstances d’une expérience, il faut faire une version qui remplace le langage de l’observation concrète par le langage des nombres ; pour rendre constatable le résultat que la théorie prédit à cette expérience, il faut qu’un thème transforme une valeur numérique en une indication formulée dans la langue de l’expérience. Les méthodes de mesure sont, nous l’avons déjà dit, le vocabulaire qui rend possibles ces deux traductions en sens inverse.

Mais qui traduit, trahit ; traduttore, traditore ; il n’y a jamais adéquation complète entre les deux textes qu’une version fait correspondre l’un à l’autre. Entre les faits concrets, tels que le physicien les observe, et les symboles numériques par lesquels ces faits sont représentés dans les calculs du théoricien, la différence est extrême. Cette différence, nous aurons, plus tard, occasion de l’analyser et d’en marquer les principaux caractères. Pour le moment, un seul de ces caractères va retenir notre attention.

Considérons, tout d’abord, ce que nous nommerons un fait théorique c’est-à-dire cet ensemble de données mathématiques par lesquelles un fait concret est remplacé dans les raisonnements et les calculs du théoricien. Prenons, par exemple, ce fait : La température est distribuée de telle manière sur tel corps.

En un tel fait théorique, il n’y a rien de vague, rien d’indécis ; tout est déterminé d’une manière précise ; le corps étudié est défini géométriquement ; ses arêtes sont de véritables lignes sans épaisseur, ses pointes de véritables points sans dimensions ; les diverses longueurs, les divers angles qui déterminent sa figure sont exactement connus ; à chaque point de ce corps correspond une température, et cette température est, pour chaque point, un nombre qui ne se confond avec aucun autre nombre.

En face de ce fait théorique, plaçons le fait pratique dont il est la traduction. Ici, plus rien de la précision que nous constations il y a un instant. Le corps n’est plus un solide géométrique ; c’est un bloc concret ; si aiguës que soient ses arêtes, chacune d’elles n’est plus l’intersection géométrique de deux surfaces, mais une échine plus ou moins arrondie, plus ou moins dentelée ; ses pointes sont plus ou moins écachées et émoussées ; le thermomètre ne nous donne plus la température en chaque point, mais une sorte de température moyenne relative à un certain volume dont l’étendue même ne peut pas être très exactement fixée ; nous ne saurions, d’ailleurs, affirmer que cette température est tel nombre, à l’exclusion de tout autre nombre ; nous ne saurions déclarer, par exemple, que cette température est rigoureusement égale à 10° ; nous pouvons seulement affirmer que la différence entre cette température et 10° ne surpasse pas une certaine fraction de degré dépendant de la précision de nos méthodes thermométriques.

Ainsi, tandis que les contours de l’image sont arrêtés par un trait d’une précise dureté, les contours de l’objet sont flous, enveloppés, estompés. Il est impossible de décrire le fait pratique sans atténuer, par l’emploi des mots à peu près, ce que chaque proposition a de trop déterminé ; au contraire, tous les éléments qui constituent le fait théorique sont définis avec une rigoureuse exactitude.

De là cette conséquence : Une infinité de faits théoriques différents peuvent être pris pour traduction d’un même fait pratique.

Dire, par exemple, dans l’énoncé du fait théorique, que telle ligne a une longueur de 1 centimètre, ou de 0cm,999, ou de 0cm,993, ou de 1cm,002, ou de 1cm,003, c’est formuler des propositions qui, pour le mathématicien, sont essentiellement différentes ; mais c’est ne rien changer au fait pratique dont le fait théorique est la traduction, si nos moyens de mesure ne nous permettent pas d’apprécier les longueurs inférieures au dixième de millimètre. Dire que la température d’un corps est 10°, ou 9° 99, ou 10° 01, c’est formuler trois faits théoriques incompatibles ; mais ces trois faits théoriques incompatibles correspondent à un seul et même fait pratique, si la précision de notre thermomètre n’atteint pas au cinquantième degré.

Un fait pratique ne se traduit donc pas par un fait théorique unique, mais par une sorte de faisceau qui comprend une infinité de faits théoriques différents ; chacun des éléments mathématiques qui se réunissent pour constituer un de ces faits peut varier d’un fait à l’autre ; mais la variation dont chacun de ces éléments est susceptible ne peut excéder une certaine limite ; cette limite est celle de l’erreur qui peut entacher la mesure de cet élément ; plus les méthodes de mesure sont parfaites, plus l’approximation qu’elles comportent est grande, plus cette limite est étroite ; mais elle ne resserre jamais au point de s’évanouir.