La Théorie physique/PREMIERE PARTIE/Chapitre IV/IV

Chevalier & Rivière (p. 99-108).
§ IV. — L’amplitude d’esprit et l’esprit anglais.

Chez toutes les nations, on trouve des hommes qui ont l’esprit ample ; mais il est un peuple où l’amplitude d’esprit est à l’état endémique : c’est le peuple anglais.

Cherchons en premier lieu, parmi les œuvres écrites qu’a produites le génie anglais, les deux marques de l’esprit ample et faible : une extraordinaire facilité à imaginer des ensembles très compliqués de faits concrets, une extrême difficulté à concevoir des notions abstraites et à formuler des principes généraux.

Qu’est-ce qui frappe le lecteur français, lorsqu’il ouvre un roman anglais, chef-d’œuvre d’un maître du genre, comme Dickens ou George Elliot, ou premier essai d’une jeune authoress qui aspire à la renommée littéraire ? Ce qui le frappe, c’est la longueur et la minutie des descriptions. Il sent, tout d’abord, sa curiosité piquée par le pittoresque de chaque objet ; mais, bientôt, il perd la vue de l’ensemble ; les nombreuses images que l’auteur a évoquées devant lui se brouillent et se confondent les unes avec les autres, tandis que, sans cesse, de nouvelles images accourent pour augmenter ce désordre ; il n’est pas au quart de la description qu’il en a oublié le commencement ; alors, il tourne les pages sans les lire, fuyant cette énumération de choses concrètes qui lui paraissent défiler comme en un cauchemar. Ce qu’il faut à cet esprit profond, mais étroit, ce sont les descriptions d’un Loti, abstrayant et condensant en trois lignes l’idée essentielle, l’âme de tout un paysage. L’Anglais n’a point de semblables exigences ; toutes ces choses visibles, palpables, tangibles, que lui énumère, que lui décrit minutieusement le romancier, son compatriote, il les voit sans peine toutes ensemble, chacune à sa place, avec tous les détails qui la caractérisent ; il voit un tableau qui le charme là où nous n’apercevions plus qu’un chaos qui nous obsédait.

Cette opposition entre l’esprit français, assez fort pour ne point redouter l’abstraction et la généralisation, mais trop étroit pour imaginer quoi que ce soit de complexe avant de l’avoir classé en un ordre parlait — et l’esprit ample, mais faible, de l’Anglais, nous la retrouvons sans cesse en comparant les monuments écrits qu’ont élevés ces deux peuples.

La voulons-nous constater entre les œuvres des dramaturges ? Prenons un héros de Corneille, Auguste hésitant entre la vengeance et la clémence ou Rodrigue délibérant entre sa piété filiale et son amour. Deux sentiments se disputent son cœur ; mais quel ordre parfait dans leur discussion ! Ils prennent la parole, chacun à son tour, comme feraient deux avocats au prétoire, exposant en des plaidoiries parfaitement composées leurs motifs de vaincre ; et lorsque, de part et d’autre, les raisons ont été clairement exposées, la volonté met fin au débat par une décision précise comme un arrêt de justice ou comme une conclusion de géométrie.

Et maintenant, en face de l’Auguste ou du Rodrigue de Corneille, plaçons la lady Macbeth ou le Hamlet de Shakespeare ; quel bouillonnement de sentiments confus, inachevés, aux contours vagues, incohérents, tour à tour dominants et dominés ! Le spectateur français, formé par notre théâtre classique, s’épuise en vains efforts pour comprendre de tels personnages, c’est-à-dire pour déduire d’un état d’âme défini avec netteté cette foule d’attitudes et de paroles imprécises et contradictoires. Le spectateur anglais ignore ce labeur ; il ne cherche pas à comprendre ces personnages, à en classer et à en ordonner les gestes ; il se contente de les voir dans leur vivante complexité.

Cette opposition entre l’esprit français et l’esprit anglais, la voulons-nous reconnaître en étudiant les écrits philosophiques ? À Corneille et à Shakespeare substituons Descartes et Bacon.

Quelle est la préface par laquelle Descartes ouvre son œuvre ? Un Discours de la Méthode. Quelle est la méthode de cet esprit fort, mais étroit ? Elle consiste à « conduire par ordre ses pensées, en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu, comme par degrés, jusqu’à la connaissance des plus composés ; et supposant même de l’ordre entre ceux qui ne se précèdent point naturellement les uns les autres ».

Et quels sont ces objets « les plus aisés à connaître » par lesquels « il est besoin de commencer » ? Descartes le répète à plusieurs reprises : Ce sont les objets les plus simples et, par ces mots, il entend les notions les plus abstraites, les plus dépouillées d’accidents sensibles, les principes les plus universels, les jugements les plus généraux concernant l’existence et la pensée, les vérités premières de la géométrie.

À partir de ces idées, de ces principes, la méthode déductive déroulera ses syllogismes dont la longue chaîne, aux maillons tous éprouvés, reliera fermement aux fondements du système les conséquences les plus particulières : « Ces longues chaînes de raisons, toutes simples et faciles, dont les géomètres ont coutume de se servir, pour parvenir à leurs plus difficiles démonstrations, m’avaient donné occasion de m’imaginer que les choses qui peuvent tomber sous la connaissance des hommes s’entre-suivent de même façon, et que pourvu seulement qu’on s’abstienne d’en recevoir aucune pour vraie qui ne le soit, et qu’on garde toujours l’ordre qu’il faut pour les déduire les unes des autres, il n’y en peut avoir de si éloignées auxquelles enfin on ne parvienne, ni de si cachées qu’on ne découvre. »

Dans l’emploi de cette méthode si précise, si rigoureuse, quelle est la seule cause d’erreur que redoute Descartes ? L’omission, car il sent qu’il a l’esprit étroit, qu’il a peine à se figurer un ensemble complexe ; à l’égard de celle-là seule il se met en garde, il prépare une contre-épreuve, se proposant « de faire de temps en temps des dénombrements si entiers et des revues si générales qu’il soit assuré de ne rien omettre ».

Telle est cette méthode cartésienne, dont les Principes de Philosophie sont l’exacte application ; en elle, l’esprit fort et étroit a clairement exposé le mécanisme selon lequel il fonctionne.

Ouvrons maintenant le Novum Organum. N’y cherchons pas la méthode de Bacon ; il n’en a pas. L’ordonnance de son livre se réduit à une division d’une simplicité enfantine. En la Pars destruens, il invective Aristote, qui « a corrompu la philosophie naturelle avec sa dialectique et construit le monde avec ses catégories ». En la Pars ædificans, il prône la véritable philosophie ; celle-ci n’a point pour objet de construire un système clair et bien ordonné de vérités, logiquement déduites de principes assurés ; son objet est tout pratique, j’oserais dire tout industriel : « Il faut voir quel précepte, quelle direction on peut surtout désirer pour produire et faire naître sur un corps donné quelque propriété nouvelle, et l’expliquer en termes simples et le plus clairement possible. »

« Par exemple, si l’on veut donner à l’argent la couleur de l’or ou un poids plus considérable (en se conformant aux lois de la matière) ou la transparence à quelque pierre non diaphane, ou la ténacité au verre, ou la végétation à quelque corps non végétant, il faut voir, disons-nous, quel précepte et quelle direction on désirerait surtout recevoir. »

Ces préceptes vont-ils nous apprendre à conduire et à ordonner nos expériences selon des règles fixes ? Cette direction nous enseignera-t-elle le moyen de classer nos observations ? Point. L’expérience se fera sans idée préconçue, l’observation sera recueillie au hasard ; les résultats en seront enregistrés tout bruts, au fur et à mesure qu’ils se présenteront, en des tables de faits positifs, de faits négatifs, de degrés ou de comparaisons, d’exclusions ou de rejets, où un esprit français ne verrait que des amas désordonnés de documents inutilisables. Il est vrai, Bacon consent à établir certaines catégories de faits privilégiés ; mais ces catégories, il ne les classe pas, il les énumère ; il ne les analyse pas afin de fondre en une même espèce celles qui ne seraient point irréductibles les unes aux autres, il en compte vingt-sept genres et nous laisse ignorer pourquoi il clôt la liste après le vingt-septième genre ; il ne cherche point une formule précise qui caractérise et définisse chacune des catégories de faits privilégiés, il se contente de l’affubler d’un nom qui évoque une image sensible : faits isolés, de migration, indicatifs, clandestins, en faisceau, limitrophes, hostiles, d’alliance, de la croix, du divorce, de la lampe, de la porte, du cours d’eau. Tel est le chaos que certains — qui n’ont jamais lu Bacon — opposent à la méthode cartésienne et appellent méthode baconienne. En aucune œuvre, l’amplitude de l’esprit anglais n’a mieux laissé transparaître la faiblesse qu’elle recouvre.

Si l’esprit de Descartes semble hanter toute la philosophie française, la faculté imaginative de Bacon, son goût du concret et du pratique, son ignorance et son mépris de l’abstraction et de la déduction, semblent avoir passé dans le sang qui fait vivre la philosophie anglaise. « Tour à tour[1] Locke, Hume, Bentham et les deux Mill ont exposé la philosophie de l’expérience et de l’observation. La morale utilitaire, la logique de l’induction, la psychologie de l’association, tels sont les grands apports de la philosophie anglaise » à la pensée universelle. Tous ces penseurs procèdent moins par suite de raisonnements que par entassements d’exemples ; au lieu d’enchaîner des syllogismes, ils accumulent des faits ; Darwin ou Spencer n’entament pas avec leurs adversaires la savante escrime de la discussion ; ils les écrasent en les lapidant.

L’opposition entre le génie français et le génie anglais se marque dans toutes les œuvres de l’esprit ; elle se marque également dans toutes les manifestations de la vie sociale.

Quoi de plus différent, par exemple, que notre droit français, groupé en codes, où les articles de lois se rangent méthodiquement sous des titres énonçant des notions abstraites clairement définies, et la législation anglaise, prodigieux amas de lois et de coutumes, disparates et souvent contradictoires, qui, depuis la Grande-Charte, se juxtaposent les unes aux autres sans qu’aucune des nouvelles venues abroge celles qui l’ont précédée ? Les juges anglais ne se sentent point gênés par cet état chaotique de la législation ; ils ne réclament ni un Pothier, ni un Portalis ; ils ne souffrent point du désordre des textes qu’ils ont à appliquer ; le besoin d’ordre manifeste l’étroitesse d’esprit qui, ne pouvant embrasser un ensemble tout d’une vue, a besoin d’un guide capable de lui présenter, l’un après l’autre, sans omission ni répétition, chacun des éléments de cet ensemble.

L’Anglais est essentiellement conservateur ; il garde toutes les traditions, d’où qu’elles viennent ; il n’est point choqué de voir un souvenir de Cromwell accolé à un souvenir de Charles Ier ; l’histoire de son pays lui apparaît telle qu’elle a été : une suite de faits divers et contrastants, où chaque parti politique a connu successivement la bonne et la mauvaise fortune, a commis tour à tour des crimes et des actes glorieux. Un tel traditionalisme, respectueux du passé tout entier, est incompatible avec l’étroitesse de l’esprit français ; le Français veut une histoire claire et simple, qui se soit déroulée avec ordre et méthode, où tous les événements aient découlé rigoureusement des principes politiques dont il se réclame, comme des corollaires se déduisent d’un théorème ; et si la réalité ne lui fournit pas cette histoire-là, ce sera tant pis pour la réalité ; il altérera des faits, il en supprimera, il en inventera, aimant mieux avoir affaire à un roman, mais clair et méthodique, qu’à une histoire vraie, mais confuse et complexe.

C’est l’étroitesse d’esprit qui rend le Français avide de clarté, d’ordre et de méthode ; et c’est cet amour de la clarté, de l’ordre, de la méthode, qui, en tout domaine, le porte à jeter bas et raser tout ce que lui lègue le passé, pour construire le présent sur un plan parfaitement coordonné. Descartes, qui fut peut-être le représentant le mieux caractérisé de l’esprit français, s’est chargé de formuler[2] les principes dont se sont réclamés tous ceux qui ont si souvent brisé la chaîne de nos traditions : « Ainsi voit-on que les bâtiments qu’un seul architecte a entrepris et achevés ont coutume d’être plus beaux et mieux ordonnés que ceux que plusieurs ont tâché de raccommoder, en faisant servir de vieilles murailles qui avaient été bâties à d’autres fins. Ainsi ces anciennes cités, qui, n’ayant été au commencement que des bourgades, sont devenues, par succession de temps, de grandes villes, sont ordinairement si mal compassées, au prix de ces places régulières qu’un ingénieur trace à sa fantaisie dans une plaine, qu’encore que, considérant leurs édifices chacun à part, on y trouve souvent autant ou plus d’art qu’en ceux des autres ; toutefois, à voir comment ils sont arrangés, ici un grand, là un petit, et comme ils rendent les rues courbées et inégales, on dirait que c’est plutôt la fortune, que la volonté de quelques hommes usant de raison, qui les a ainsi disposés. » En ce passage, le grand philosophe loue, par avance, le vandalisme qui, au siècle de Louis XIV, jettera bas tant de monuments des siècles passés ; il prophétise Versailles.

Le Français ne conçoit le développement de la vie sociale et politique que comme un perpétuel recommencement, une série indéfinie de révolutions ; l’Anglais y voit une évolution continue ; Taine a montré quelle influence dominante l’esprit classique c’est-à-dire l’esprit fort, mais étroit, dont la plupart des Français sont pourvus, a eue sur l’histoire de la France ; on pourrait tout aussi justement suivre, au cours de l’histoire de l’Angleterre, la trace de l’esprit ample, mais faible, du peuple anglais[3].

Maintenant que nous avons appris à connaître, en ses diverses manifestations, la puissance à imaginer une multitude de faits concrets, jointe à l’inaptitude aux idées abstraites et générales, nous ne nous étonnerons pas que cette amplitude et cette faiblesse d’esprit aient opposé un type nouveau de théories physiques au type qu’avait conçu l’esprit fort, mais étroit ; et nous ne nous étonnerons pas non plus de voir ce type nouveau atteindre sa plénitude dans les œuvres de « cette grande École anglaise[4] de physique mathématique dont les travaux sont une des gloires du XIXe siècle ».


  1. A. Chevrillon : Sidney Smith et la renaissance des idées libérales en Angleterre au XIXe siècle, p. 90 ; Paris, 1894.
  2. Descartes : Discours de la Méthode.
  3. Le lecteur trouvera une analyse très profonde, très fine et très documentée d’un esprit anglais à la fois ample et faible dans l’ouvrage d’André Chevrillon : Sydney Smith et la renaissance des idées libérales en Angleterre au XIXe siècle, Paris, 1894.
  4. O. Lodge : Les Théories modernes de l’Électricité. Essai d’une théorie nouvelle. Traduit de l’anglais et annoté par E. Meylan, p. 3, Paris, 1891.