La Théorie physique/PREMIERE PARTIE/Chapitre IV/II

Chevalier & Rivière (p. 89-93).
§ II. — Un exemple d’amplitude d’esprit : L’esprit de
Napoléon.

Lorsqu’un zoologiste se propose d’étudier un certain organe, il découvre avec bonheur un animal où cet organe a pris un développement exceptionnel, car il en dissèque plus aisément les diverses parties, il en voit plus clairement la structure, il en saisit mieux le fonctionnement ; de même, le psychologue qui désire analyser une faculté est servi à souhait s’il rencontre un être qui possède cette faculté à un degré éminent.

Or, l’histoire nous présente un homme en qui cette forme intellectuelle, que Pascal nomme amplitude et faiblesse d’esprit, est développée à un degré presque monstrueux ; cet homme est Napoléon.

Que l’on relise le portrait si profondément fouillé, si curieusement documenté, que Taine nous trace[1] de l’esprit de Napoléon ; on y reconnaîtra de suite, saillants au point qu’ils ne sauraient échapper au regard le moins clairvoyant, ces deux caractères essentiels : puissance extraordinaire à rendre présent à l’intelligence un ensemble extrêmement complexe d’objets, pourvu que ces objets tombent sous les sens, qu’ils aient figure et couleur aux yeux de l’imagination ; incapacité à l’abstraction et à la généralisation poussée jusqu’à l’aversion profonde pour ces opérations intellectuelles.

Les idées pures, dépouillées du revêtement des détails particuliers et concrets qui les eussent rendues visibles et tangibles, n’ont point accès dans l’esprit de Napoléon : « Dès Brienne[2], on constatait que pour les langues et les belles-lettres il n’avait aucune disposition. » Non seulement il ne conçoit pas aisément les notions abstraites et générales, mais il les repousse avec horreur : « Il n’examinait les choses que sous le rapport de leur utilité immédiate, dit Mme de Staël ; un principe général lui déplaisait comme une niaiserie ou comme un ennemi. » Ceux qui font de l’abstraction, de la généralisation, de la déduction, leurs moyens habituels de pensée lui apparaissent comme des êtres incompréhensibles, manques, incomplets ; il traite avec un profond mépris ces « idéologues » : « Ils sont là douze ou quinze métaphysiciens bons à jeter à l’eau, dit-il ; c’est une vermine que j’ai sur mes habits. »

En revanche, si sa raison se refuse à saisir les principes généraux ; si, au témoignage de Stendhal, « il ignore la plupart des grandes vérités découvertes depuis cent ans », avec quelle puissance il peut voir d’un seul coup, d’une vue qui comprend clairement tout l’ensemble et qui, cependant, ne laisse échapper aucun détail, l’amas le plus complexe de faits, d’objets concrets ! « Il avait, dit Bourrienne, peu de mémoire pour les noms propres, les mots et les dates ; mais il en avait une prodigieuse pour les faits et les localités. Je me rappelle qu’en allant de Paris à Toulon, il me fit remarquer dix endroits propres à livrer de grandes batailles… C’était alors un souvenir des premiers voyages de sa jeunesse, et il me décrivait l’assiette du terrain, me désignait les positions qu’il aurait occupées, avant même que nous fussions sur les lieux. » D’ailleurs, Napoléon lui-même a pris soin de marquer cette particularité de sa mémoire si puissante pour les faits, si faible pour tout ce qui n’est point concret : « J’ai toujours présents mes états de situation. Je n’ai pas de mémoire assez pour retenir un vers alexandrin, mais je n’oublie pas une syllabe de mes états de situation. Ce soir, je vais les trouver dans ma chambre, je ne me coucherai pas sans les avoir lus. »

De même qu’il a horreur de l’abstraction et de la généralisation, parce que ces opérations s’accomplissent en lui à grand’peine et labeur, de même, c’est avec bonheur qu’il fait fonctionner sa prodigieuse faculté imaginative, en athlète qui prend plaisir à éprouver la puissance de ses muscles. Sa curiosité des faits précis et concrets est « insaturable », selon le mot de Mollien. « La bonne situation de mes armées, nous dit-il lui-même, vient de ce que je m’en occupe tous les jours une heure ou deux, et, lorsqu’on m’envoie chaque mois les états de mes troupes et de mes flottes, ce qui forme une vingtaine de gros livrets, je quitte toute autre occupation pour les lire en détail, pour voir la différence qu’il y a entre un mois et l’autre. Je prends plus de plaisir à cette lecture qu’une jeune fille n’en prend à lire un roman. »

Cette faculté imaginative, que Napoléon exerce si aisément et si volontiers, est prodigieuse de souplesse, d’amplitude et de précision ; les exemples abondent, qui permettent d’en apprécier les merveilleuses qualités ; en voici deux qui sont assez caractéristiques pour nous dispenser d’une longue énumération :

« M. de Ségur, chargé de visiter toutes les places du littoral du Nord, avait remis son rapport. « J’ai vu tous vos états de situation, me dit le Premier Consul, ils sont exacts. Cependant, vous avez oublié à Ostende deux canons de quatre. » — Et il lui désigne l’endroit, « une chaussée en travers de la ville ». — C’était vrai. — « Je sortis confondu d’étonnement de ce que, parmi des milliers de pièces de canon répandues par batteries fixes ou mobiles derrière le littoral, deux pièces de quatre n’eussent point échappé à sa mémoire. »

« Revenant du camp de Boulogne, Napoléon rencontre un peloton de soldats égarés, leur demande le numéro de leur régiment, calcule le jour de leur départ, la route qu’ils ont prise, le chemin qu’ils ont dû faire, et leur dit : « Vous trouverez votre bataillon à telle étape. » — Or, l’armée était alors de 200.000 hommes. »

C’est par des faits, par des attitudes et par des gestes visibles que l’homme se fait connaître de son semblable, qu’il lui révèle ses sentiments, ses instincts, ses passions ; en une semblable révélation, le détail le plus infime et le plus fugace, une imperceptible rougeur, un plissement de lèvres à peine esquissé, sont souvent le signe essentiel, celui qui projette une lueur vive et soudaine sur une joie ou sur une déception cachée au fond même de l’âme. Ce minuscule détail n’échappe pas au regard scrutateur de Napoléon et sa mémoire imaginative le fixe à jamais comme ferait une photographie instantanée. De là, sa connaissance profonde des hommes auxquels il a affaire : « Telle force morale invisible [3] peut être constatée et approximativement mesurée par sa manifestation sensible, par une épreuve décisive, qui est tel mot, tel accent, tel geste. Ce sont ces mots, gestes et accents qu’il recueille ; il aperçoit les sentiments intimes dans leur expression extérieure, il se peint le dedans par le dehors, par telle physionomie caractéristique, par telle attitude parlante, par telle petite scène abréviative et topique, par des spécimens et raccourcis si bien choisis et tellement circonstanciés qu’ils résument toute la

  1. H. Taine : Les Origines de la France contemporaine. Le Régime moderne, t. I, I. I, c. i, art. 2, 3, 4. Paris, 1891.
  2. Les citations sont toutes extraites de l’ouvrage de Taine.
  3. Taine : Loc. cit., p. 35.