La Théorie physique/PREMIERE PARTIE/Chapitre I/IV

Chevalier & Rivière (p. 16-20).
§ IV. — La querelle des causes occultes.

Il est une forme que prennent le plus souvent les reproches adressés par une École cosmologique à une autre École ; la première accuse la seconde de faire appel à des causes occultes.

Les grandes Écoles cosmologiques, l’École péripatéticienne, l’École newtonienne, l’École atomistique et l’École cartésienne, peuvent se ranger dans un ordre tel que chacune d’elles admette, en la matière, un moindre nombre de propriétés essentielles que ne lui en attribuent les précédentes.

L’École péripatéticienne compose la substance des corps de deux éléments seulement, la matière et la forme ; mais cette forme peut être affectée de qualités dont le nombre n’est pas limité ; chaque propriété physique pourra ainsi être attribuée à une qualité spéciale ; qualité sensible, directement accessible à notre perception, comme la pesanteur, la solidité, la fluidité, le chaud, l’éclairement ; ou bien qualité occulte, que seuls ses effets manifesteront d’une manière indirecte, comme l’aimantation ou l’électrisation.

Les newtoniens rejettent cette multiplicité sans fin de qualités pour simplifier à un haut degré la notion de la substance matérielle ; aux éléments de la matière, ils laissent seulement masses, actions mutuelles et figures, quand ils ne vont pas, comme Boscovich et plusieurs de ses successeurs, jusqu’à les réduire à des points inétendus.

L’École atomistique va plus loin : chez elle, les éléments matériels gardent masse, figure et dureté ; mais les forces par lesquelles ils se sollicitaient les uns les autres selon l’École newtonienne disparaissent du domaine des réalités ; elles ne sont plus regardées que comme des apparences et des fictions.

Enfin les cartésiens poussent à l’extrême cette tendance à dépouiller la substance matérielle de propriétés variées ; ils rejettent la dureté des atomes, ils rejettent même la distinction du plein et du vide, pour identifier la matière, selon le mot de Leibniz[1], avec « l’étendue et son changement tout nud ».

Ainsi chaque École cosmologique admet dans ses explications certaines propriétés de la matière que l’École suivante se refuse à prendre pour des réalités, qu’elle regarde simplement comme des mots désignant, sans les dévoiler, des réalités plus profondément cachées, qu’elle assimile, en un mot, aux qualités occultes créées avec tant de profusion par la Scolastique.

Que toutes les Écoles cosmologiques, autres que l’École péripatéticienne, se soient entendues pour reprocher à celle-ci l’arsenal de qualités qu’elle logeait dans la forme substantielle, arsenal qui s’enrichissait d’une qualité nouvelle chaque fois qu’il s’agissait d’expliquer un phénomène nouveau, il est à peine besoin de le rappeler. Mais la Physique péripatéticienne n’a pas été seule à essuyer de tels reproches.

Les attractions et les répulsions, exercées à distance, dont les newtoniens douent les éléments matériels, semblent aux atomistes et aux cartésiens une de ces explications purement verbales dont l’ancienne Scolastique était coutumière. Les Principes de Newton avaient à peine eu le temps de voir le jour qu’ils excitaient les sarcasmes du clan atomistique groupé autour de Huygens : « Pour ce qui est de la cause du reflus que donne M. Newton, écrivait Huygens à Leibniz[2], je ne m’en contente nullement, ni de toutes ses autres théories, qu’il bastit sur son principe d’attraction, qui me paraît absurde. »

Si Descartes eût vécu à cette époque, il eût tenu un langage analogue à celui de Huygens ; le P. Mersenne, en effet, lui avait soumis un ouvrage de Roberval[3] où cet auteur admettait, bien avant Newton, une gravitation universelle ; le 20 avril 1646, Descartes exprimait son avis en ces termes[4] :

« Rien n’est plus absurde que la supposition ajoutée à ce qui précède ; l’auteur suppose qu’une certaine propriété est inhérente à chacune des parties de la matière du monde et que, par la force de cette propriété, elles sont portées l’une vers l’autre et s’attirent mutuellement ; il suppose aussi qu’une propriété semblable est inhérente à chacune des parties terrestres, considérée dans ses rapports avec les autres parties terrestres, et que cette propriété ne gêne nullement la précédente. Pour comprendre cela, il faut non seulement supposer que chacune des particules matérielles est animée, et même qu’elle est animée d’un grand nombre d’âmes diverses qui ne se gênent pas l’une l’autre, mais encore que ces âmes des particules matérielles sont douées de connaissance, et qu’elles sont vraiment divines, afin qu’elles puissent connaître sans aucun intermédiaire ce qui se passe en des lieux fort éloignés d’elles et y exercer leurs actions. »

Les cartésiens s’accordent donc avec les atomistes lorsqu’il s’agit de condamner comme qualité occulte l’action à distance que les newtoniens invoquent dans leurs théories ; mais, se retournant ensuite contre les atomistes, les cartésiens traitent avec la même sévérité la dureté et l’indivisibilité que ceux-ci attribuent à leurs corpuscules. « Une autre chose qui me fait de la peine, écrit[5] à l’atomiste Huygens le cartésien Denis Papin, c’est… que vous croyez que la dureté parfaite est de l’essence des corps ; il me semble que c’est là supposer une qualité inhérente qui nous éloigne des principes mathématiques ou méchaniques. » L’atomiste Huygens, il est vrai, ne traitait pas moins durement l’opinion cartésienne : « Vostre autre difficulté, répond-il à Papin[6], est que je suppose que la dureté est de l’essence des corps, au lieu qu’avec M. des Cartes, vous n’y admettez que leur étendue. Par où je vois que vous ne vous estes pas encore défait de cette opinion que, depuis longtemps, j’estime très absurde. »

Il est clair qu’en mettant la Physique théorique sous la dépendance de la Métaphysique, on ne contribue pas à lui assurer le bénéfice du consentement universel.


  1. Leibniz : Œuvres, édition Gerhardt, t. IV, p. 464.
  2. Huygens à Leibniz, 18 novembre 1690. (Œuvres complètes de Huygens, t. IX, p. 528.)
  3. Aristarchi Samii : De mundi systemate, partibus et motibus ejusdem liber singularis ; Parisiis, 1643. — Cet ouvrage fut reproduit, en 1647, dans le volume III des Cogitata physico-mathematica de Mersenne.
  4. Descartes : Correspondance, édition P. Tannery et Ch. Adam, No CLXXX, t. IV, p. 396.
  5. Denis Papin à Christian Huygens, 18 juin 1690 (Œuvres complètes de Huygens, t. IX, p. 429.)
  6. Christian Huygens à Denis Papin, 2 septembre 1690. (Œuvres complètes de Huygens, t. IX, p. 484.)