La Théorie physique/PREMIERE PARTIE/Chapitre I/III

Chevalier & Rivière (p. 10-16).
§ III. — Selon l’opinion précédente, la valeur d’une théorie physique dépend du système métaphysique que l’on adopte.

Les propositions qui composent les sciences purement mathématiques sont, au plus haut degré, des vérités de consentement universel ; la précision du langage, la rigueur des procédés de démonstration, ne laissent place à aucune divergence durable entre les vues des divers géomètres ; à travers les siècles, les doctrines se développent par un progrès continu, sans que les conquêtes nouvelles fassent rien perdre des domaines antérieurement acquis.

Il n’est aucun penseur qui ne souhaite à la science qu’il médite un cours aussi paisible et aussi régulier que celui des Mathématiques ; mais s’il est une science pour laquelle ce vœu puisse sembler particulièrement légitime, c’est bien la Physique théorique ; car, de toutes les branches de connaissances, elle est assurément celle qui s’écarte le moins de l’Algèbre et de la Géométrie.

Or, mettre les théories physiques dans la dépendance de la Métaphysique, ce n’est certes pas le moyen de leur assurer le bénéfice du consentement universel. En effet, aucun philosophe, si confiant qu’il soit dans la valeur des méthodes qui servent à traiter des problèmes métaphysiques, ne saurait contester cette vérité de fait : Que l’on passe en revue tous les domaines où s’exerce l’activité intellectuelle de l’homme ; en aucun de ces domaines, les systèmes éclos à des époques différentes, ni les systèmes contemporains issus d’Écoles différentes, n’apparaîtront plus profondément distincts, plus durement séparés, plus violemment opposés, que dans le champ de la Métaphysique.

Si la Physique théorique est subordonnée à la Métaphysique, les divisions qui séparent les divers systèmes métaphysiques se prolongeront dans le domaine de la Physique. Une théorie physique, réputée satisfaisante par les sectateurs d’une École métaphysique, sera rejetée par les partisans d’une autre École.

Considérons, par exemple, la théorie des actions que l’aimant exerce sur le fer et supposons, pour un instant, que nous soyons péripatéticiens.

Que nous enseigne, au sujet de la nature réelle des corps, la Métaphysique d’Aristote ? Toute substance et, particulièrement, toute substance matérielle, résulte de l’union de deux éléments, l’un permanent, la matière, l’autre variable, la forme ; par la permanence de sa matière, le morceau de fer que j’ai sous les yeux demeure, toujours et en toutes circonstances, le même morceau de fer ; par les variations que sa forme subit, par les altérations qu’elle éprouve, les propriétés de ce même morceau de fer peuvent changer suivant les circonstances ; il peut être solide ou liquide, chaud ou froid, affecter telle ou telle figure.

Placé en présence d’un aimant, ce morceau de fer éprouve dans sa forme une altération spéciale, d’autant plus intense que l’aimant est plus voisin ; cette altération correspond à l’apparition de deux pôles ; elle est, pour le morceau de fer, un principe de mouvement ; la nature de ce principe est telle que chaque pôle tend à se rapprocher du pôle de nom contraire de l’aimant et à s’éloigner du pôle de même nom.

Telle est, pour un philosophe péripatéticien, la réalité qui se cache sous les phénomènes magnétiques ; lorsqu’on aura analysé tous ces phénomènes jusqu’à les réduire aux propriétés de la qualité magnétique et de ses deux pôles, on en aura donné une explication complète ; on en aura formulé une théorie pleinement satisfaisante. C’est une telle théorie qu’en 1629 construisait Nicolas Cabeo[1] dans sa remarquable Philosophie magnétique.

Si un péripatéticien se déclare satisfait de la théorie du magnétisme telle que la conçoit le P. Cabeo, il n’en sera plus de même d’un philosophe newtonien fidèle à la cosmologie du P. Boscovich.

Selon la Philosophie naturelle que Boscovich[2] a tirée des principes de Newton et de ses disciples, expliquer les lois des actions que l’aimant exerce sur le fer par une altération magnétique de la forme substantielle du fer, c’est ne rien expliquer du tout ; c’est proprement dissimuler notre ignorance de la réalité sous des mots d’autant plus sonores qu’ils sont plus creux.

La substance matérielle ne se compose pas de matière et de forme ; elle se résout en un nombre immense de points, privés d’étendue et de figure, mais doués de masse ; entre deux quelconques de ces points s’exerce une mutuelle action, attractive ou répulsive, proportionnelle au produit des masses des deux points et à une certaine fonction de la distance qui les sépare. Parmi ces points, il en est qui forment les corps proprement dits ; entre ces points-là, s’exerce une action mutuelle ; aussitôt que leur distance surpasse une certaine limite, cette action se réduit à la gravité universelle étudiée par Newton. D’autres, dépourvus de cette action de gravité, composent des fluides impondérables, tels que les fluides électriques et le fluide calorifique. Des suppositions convenables sur les masses de tous ces points matériels, sur leur distribution, sur la forme des fonctions de la distance dont dépendent leurs mutuelles actions, devront rendre compte de tous les phénomènes physiques.

Par exemple, pour expliquer les effets magnétiques, on imagine que chaque molécule de fer porte des masses égales de fluide magnétique austral et de fluide magnétique boréal ; que, sur cette molécule, la distribution de ces fluides est régie par les lois de la Mécanique ; que deux masses magnétiques exercent l’une sur l’autre une action proportionnelle au produit de ces masses et à l’inverse du carré de leur mutuelle distance ; enfin, que cette action est répulsive ou attractive selon que les deux masses sont de même espèce ou d’espèces différentes. Ainsi s’est développée la théorie du Magnétisme qui, inaugurée par Franklin, par Œpinus, par Tobias Mayer, par Coulomb, a pris son entier épanouissement dans les classiques mémoires de Poisson.

Cette théorie donne-t-elle des phénomènes magnétiques une explication capable de satisfaire un atomiste ? Assurément non. Entre des parcelles de fluide magnétique distantes les unes des autres, elle admet l’existence d’actions attractives ou répulsives ; or, pour un atomiste, de telles actions figurent des apparences ; elles ne sauraient être prises pour des réalités.

Selon les doctrines atomistiques, la matière se compose de très petits corps, durs et rigides, diversement figurés, répandus à profusion dans le vide ; séparés l’un de l’autre, deux tels corpuscules ne peuvent en aucune manière s’influencer ; c’est seulement lorsqu’ils viennent au contact l’un de l’autre que leurs deux impénétrabilités se heurtent et que leurs mouvements se trouvent modifiés suivant des lois fixes. Les grandeurs, figures et masses des atomes, les règles qui président à leurs chocs, doivent fournir la seule explication satisfaisante que puissent recevoir les lois physiques.

Pour expliquer d’une façon intelligible les mouvements divers qu’un morceau de fer éprouve en présence d’un aimant, on devra imaginer que des torrents de corpuscules magnétiques s’échappent de l’aimant en effluves pressés, bien qu’invisibles et impalpables, ou bien se précipitent vers lui ; dans leur course rapide, ces corpuscules heurtent de manières variées les molécules du fer et, de ces chocs, naissent les pressions qu’une philosophie superficielle attribuait à des attractions et à des répulsions magnétiques. Tel est le principe d’une théorie de l’aimantation déjà esquissée par Lucrèce, développée au xviie siècle par Gassendi et souvent reprise depuis ce temps.

Ne se trouvera-t-il plus d’esprits, difficiles à contenter, qui reprochent à cette théorie de ne rien expliquer et de prendre les apparences pour des réalités ? Voici venir les cartésiens.

Selon Descartes, la matière est essentiellement identique à l’étendue en longueur, largeur et profondeur dont discourent les géomètres ; on n’y doit rien considérer que diverses figures et divers mouvements. La matière cartésienne est, si l’on veut, une sorte de fluide immense, incompressible et absolument homogène. Les atomes durs et insécables, les vides qui les séparent, autant d’apparences, autant d’illusions. Certaines portions du fluide universel peuvent être animées de mouvements tourbillonnaires persistants ; aux yeux grossiers de l’atomiste, ces tourbillons sembleront des corpuscules insécables. D’un tourbillon à l’autre, le fluide interposé transmet des pressions que le newtonien, par une insuffisante analyse, prendra pour des actions à distance. Tels sont les principes d’une Physique dont Descartes a tracé la première ébauche, que Malebranche a fouillée plus profondément, à laquelle W. Thomson, aidé par les recherches hydrodynamiques de Cauchy et de Helmholtz, a donné l’ampleur et la précision que comportent les doctrines mathématiques actuelles.

Cette Physique cartésienne ne saurait se passer d’une théorie du Magnétisme ; Descartes, déjà, s’était essayé à en construire une ; les tire-bouchons de matière subtile qui remplaçaient, en cette théorie, non sans quelque naïveté, les corpuscules magnétiques de Gassendi ont cédé la place, chez les cartésiens du siècle XIXe siècle, aux tourbillons plus savamment conçus par Maxwell.

Ainsi nous voyons chaque École philosophique prôner une théorie qui ramène les phénomènes magnétiques aux éléments dont elle compose l’essence de la matière ; mais les autres Écoles repoussent cette théorie où leurs principes ne leur laissent point reconnaître une explication satisfaisante de l’aimantation.


  1. Philosophia magnetica, in qua magnetis natura penitus explicatur et omnium quæ hoc lapide cernuntur causæ propriæ afferuntur, multa quoque dicuntur de electricis et aliis attractionibus, et eorum causis ; auctore Nicolao Cabeo Ferrariensi, Societ. Jesu ; Coloniæ, apud Joannem Kinckium, anno MDCXXIX.
  2. Theoria philosophiæ naturalis redacta ad unicam legem virium in natura existentium, auctore P. Rogerio Josepho Boscovich, Societatis Jesu, Viennæ, MDCCLVIII.