Éditions Jules Tallandier (p. 97-111).

CHAPITRE VII


Après le massacre. — Le papier. — Fureur. — Menaces. — Dignité. — La bravoure en impose. — La mort du soldat. — L’Albanais, ses qualités et ses défauts. — Seront fusillés. — Le peloton d’exécution. — Superbe attitude. — Veut commander le feu. — L’instant suprême. — Nikéa.

Un immense cri de joie avait accompagné l’anéantissement des Turcs. Une de ces clameurs que poussent des cannibales à la curée, un pêle-mêle furieux de gens ivres de massacre. L’ennemi était réduit en une bouillie sanglante, mais ce n’était point assez pour ces hommes de proie, pour qui le carnage est comme un besoin de nature. Ils n’avaient point goûté l’abominable volupté de sentir les chairs palpiter sous leur étreinte, le sang gicler sous leurs coups, les corps s’en aller en lambeaux sous leurs griffes de fauves.

La tuerie à distance ne leur suffisait pas. Il leur fallait le meurtre accompagné des supplices raffinés.

Les dernières paroles de Marko leur promettaient tout cela. Et les trois prisonniers allaient bientôt leur fournir cet épilogue inattendu. Aussi, que l’on juge juge de leur allégresse, quand, suivant leur bey, ils se ruent vers le point de l’esplanade où gisent, garrottés, Joannès, Michel et Panitza.

« Frères ! murmure Joannès, la fatalité nous poursuit… nous sommes perdus !… il s’agit de mourir bravement.

— Nous serons forts ! répondent les deux Slaves, et nous montrerons à ces brutes comment succombent des hommes de cœur.

— Et surtout, laissons-leur croire que nous sommes réellement des gendarmes… des Turcs véritables !

« J’espère qu’ils ne nous reconnaîtront pas… et que, nous prenant pour des musulmans, ils se contenteront de nous tuer, sans nous supplicier !

— Oui, tu as raison… tu parleras, toi, et tu diras ce qu’il faut !

— Merci, frères !… merci et adieu !

« J’emporte avec moi deux douleurs !… celle d’avoir perdu Nikéa et celle de vous avoir entraînés avec moi !

— Ne regrette rien, frère ! l’homme qui périt en faisant son devoir n’est pas à plaindre.

« C’était notre destinée.

— Silence !… voici les bourreaux ! »

La horde accourt, suivant Marko. Elle forme un large cercle autour des victimes qui regardent intrépidement ces yeux luisants, ces faces grimaçantes, ces mains crispées en griffes.

Marko les contemple attentivement, examine en détail leurs traits et hausse les épaules. Avec leurs tarbouchs enfoncés jusqu’aux sourcils, leurs joues balafrées par les épines et les pierres éboulées, avec le sang qui les couvre par places, ils sont absolument méconnaissables.

Aussi Marko, qui les a vus seulement pendant la bagarre de Salco, est-il à cent lieues de soupçonner leur individualité.

Du reste, qui pourrait pressentir, sous cet uniforme des soldats d’élite de l’armée ottomane, les trois paysans qui ont résisté là-bas, l’avant-veille. Enfin, Marko ne saurait songer à Joannès qu’il croit, de bonne foi, noyé au fond du gouffre de la Sitnitza.

« Qui es-tu ? demande-t-il brutalement à ce dernier.

Padischaï tchok yayal… longues années au Padischah ! répond avec un sang-froid admirable Joannès.

« Je suis un bas-officier des gendarmes de Sa Hautesse !

— Et ceux-là ?

— Deux gendarmes… mes subordonnés !

— Pourquoi m’a-t-on attaqué ?

— J’ignore les secrets des grands chefs.

— Pourquoi te sauvais-tu avec tes deux camarades ?

— Nous ne fuyions pas, puisque nous courions : en tête de l’escadron des zaptiés (gendarmes).

— Cependant, on vous poursuivait et on vous tirait dessus.

« Encore une fois, pourquoi ?

— Je ne sais pas ! peut-être pour opérer une diversion… te faire croire qu’on voulait s’emparer de nous et arriver ; en feignant de nous, donner la chasse, jusqu’à ta demeure.

— C’est possible !

« N’avais-tu reçu aucun ordre me concernant ?

— Je… ne me souviens pas.

— Tu mens !

— Une absence de mémoire n’est pas un mensonge. »

Marko réfléchit un moment. Il tiraille sa longue moustache fauve, sourit et dit :

« Nous allons voir. »

Il se baisse, empoigne le revers du dolman qui recouvre le faux zaptié, le déboutonne avec violence et tâtonne. Le vêtement est pourvu d’une poche intérieure fermée par une agrafe. Il arrache l’agrafe, introduit sa main dans la poche et en tire une grosse enveloppe cachetée de rouge.

Puis il ajoute, goguenard :

« Tu voulais me cacher ce papier !

— Je l’avais oublié !… Tout à l’heure, nous avons été assommés par la grêle des débris… puis, je viens de faire une chute… c’est à peine si je vois et si j’entends. »

Marko déchire l’enveloppe et lit à demi-voix :

« Le bey de Kossovo, notre ami très affectionné Marko, est invité, au reçu des présentes, à se rendre, sans retard, au vilayet de Prichtina. Il serait convenable que le bey Marko partît aussitôt et revînt au vilayet accompagné du porteur.

« Signé : Omer-Pacha, vali de Prichtina. »

Pas de date, pas d’autre indication, pas la moindre formule protocolaire, mais, au-dessous de la signature du gouverneur général, s’étale en belle place le sceau impérial. L’emblème redouté devant lequel s’inclinent les plus orgueilleux et les plus forts.

Marko éclate de son rire aigu et ajoute :

« C’était bel et bien un guet-apens !

« Je pouvais partir d’ici avec une faible escorte, j’arrivais, comme un dindon, au beau milieu de l’escadron, et j’étais ou massacré, ou emmené prisonnier.

« Mais cela ne m’explique toujours pas pourquoi ceux qui t’envoyaient te poursuivaient et te tiraient dessus.

— Je ne sais pas », réplique Joannès, qui sait fort bien…

… Les gendarmes ont retrouvé les chevaux morts, le cadavre déshabillé du sous-officier, et ont compris une partie du drame sans du reste en soupçonner la cause.

Dès lors, sachant l’ordre concernant Marko en des mains étrangères, devinant, dans ces trois hommes qui fuyaient, les meurtriers, ils ont à tout hasard modifié le plan primitif et brusqué l’attaque. On vient devoir l’épouvantable résultat de ce coup demain téméraire, surtout avec un tel adversaire.

« Ainsi, reprend Marko avec son mauvais sourire, tu t’associais à cet acte de félonie contre un zélé sectateur d’Allah… contre un fidèle sujet du Padischah !

— Je suis soldat et j’exécutais sans hésiter ni discuter l’ordre de mes chefs.

— Tu n’es qu’un imbécile !

« Il fallait me prévenir… me vendre ce papier… me dire tout ce que tu savais… je t’eusse donné un bacchich digne d’un roi.

— Je ne mange pas de ce pain-là !

— Tu es le seul et je te regarde comme un phénomène. Mais je n’en crois rien, car tout est à vendre en y mettant le prix, et je suis généreux.

— Oui, comme un bandit… comme un voleur… Et eur… Et puis, en donnant largement d’une main, tu aurais repris, plus largement encore, en assassinant.

— Tu mens ! fils de truie.

— Lâche !

— Moi !… Marko !… un lâche…

— Oui, je le répète : un lâche !…

À cette insulte proférée d’une voix éclatante devant tout le clan rassemblé, un rictus effrayant contracte la face du bey. Ses yeux s’injectent, ses moustaches se hérissent, et des plaques livides marbrent ses joues.

Pour un moment, il perd toute mesure, tout sang-froid. Il grince des dents avec une telle force qu’on les entend craquer. Il serre les poings, trépigne sur place et pousse quelques cris étranglés de bête en furie.

« Assez !… assez !… triple fils de chienne… et de pourceau… je vais te faire déchirer par mon lucerdal.

— « Hadj !… ici… Hadj !… »

Le léopard bondit, tombe en arrêt, l’œil clignotant, les oreilles couchées sur la nuque, et pétrissant de ses ongles la terre durcie.

D’un violent effort, Joannès, accroupi, parvient à se mettre sur ses pieds. Il se dresse fièrement devant les deux fauves, l’homme et le léopard, et les regarde face à face, intrépidement.

Mais Marko ne lance pas le cri familier, ce signal d’égorgement auquel obéit le lucerdal avec sa frénésie sensuelle d’animal de proie.

Il hurle de nouveau :

« Non !… ce ne serait point assez !

« Ce qu’il me faut, c’est te hacher menu… me repaître de ton agonie… me divertir de tes plaintes… me soûler de ton sang ! »

De sa main crispée il arrache, du fourreau son cimeterre dont la lame flamboie. Puis il rugit :

« Oh ! pour cette insulte… il me faut ta vie miette à miette… ta chair fibre à fibre… ton sang goutte à goutte !… »

Très pâle, mais plus calme que jamais, Joannès, pour la troisième fois, lance le mot atroce qui claque comme un soufflet :

« Lâche !… car tu insultes des prisonniers sans défense. »

Évidemment, il veut le mettre à bout. Il cherche à provoquer en lui un de ces élans furieux de colère irrésistible, qui font voir rouge et poussent à l’homicide.

Alors, plus de supplices raffinés, plus de tortures savantes, mais la mort brutale, instantanée, libératrice, pour les trois malheureux que rien ne peut sauver !

Tous, parmi les spectateurs, s’attendent à voir voler, dans un éclair sanglant, la tête de Joannès.

Marko recule d’un pas. La main qui brandit le cimeterre s’abaisse lentement. On dirait qu’instinctivement le bey ébauche, avec une gravité hautaine et très noble, le salut des armes.

Alors, la gorge encore serrée, la poitrine houleuse, la parole entrecoupée, il tâche de se ressaisir par un effort énergique de volonté, mais aussi de dignité.

« Tu es brave ! dit-il enfin d’un ton moins rude, avec une sorte de déférence dans la voix.

— Je suis homme, et je vais mourir !

« Je ne demande ni grâce ni pitié… mais est-ce trop que d’exiger le respect de cette chose formidable et sacrée : la mort !

— Oui, je le répète, tu es brave et tu me rappelles mon devoir.

— Je te mets en présence de toi-même.

« Tu descends de chefs glorieux qui furent des hommes de sang… mais, aussi, des héros !

« Ils furent terribles, mais toujours dignes !

— Oui !…

— Eh bien, si tu es vraiment de leur lignée, si ces lions n’ont pas engendré un loup… frappe-moi, mais ne m’insulte pas !…

« Une balle !… un coup de sabre… soit !… mais pas l’injure qui ravale autant celui qui la profère que celui qui la reçoit !

— Par Allah ! tu me plais ainsi… et sauf la vie que je ne dois ni ne veux t’octroyer, je t’accorderai tout ce que tu me demanderas, pour toi et tes compagnons.

— Tu me le promets ?

— Je le jure !

— Puisque les hasards de la guerre nous ont mis en ton pouvoir, puisque nous devons fatalement périr, je demande pour nous la mort du soldat !

« Et non pas celle des bêtes écorchées vives par des gens ivres, abrutis de vin et de fureur.

— Je le jure !

— Fais-nous fusiller si bon te semble… mais épargne-nous les liens aux poignets, le bandeau sur les yeux, le bâillon sur la bouche, et laisse-moi commander le feu !

— Accordé ! »

Il ne faut pas s’étonner outre mesure d’un retour aussi complet et aussi rapide à un peu d’humanité. Retour d’ailleurs plus apparent que réel, puisque Marko épargne seulement les tortures à ses prisonniers, mais n’entend pas leur faire grâce de la vie.

Un plus généreux ou un plus civilisé leur rendrait sans condition la liberté. Mais l’Albanais a conservé à travers les siècles, avec un vieux fond de férocité, un mépris absolu pour l’existence humaine. Il est demeuré un sauvage, un impulsif, c’est-à-dire un être de violence et de cruauté tempérées par des vertus innées chez les primitifs.

Il est intrépide, sobre, hospitalier, esclave de la parole donnée. Cette bravoure est légendaire. Depuis longtemps, depuis toujours, on peut dire : Brave comme un Albanais. La conquête de l’Albanie par Ali, le terrible pacha de Janina, en offre un exemple superbe. Quand ce conquérant sanguinaire envoya ses massacreurs dans les montagnes, il ne se trouva pas une femme, pas un enfant, pas un vieillard pour courber la tête sous le sabre et demander grâce. Et ce fut regorgement furieux, méthodique, inlassable de patriotes dont pas un seul ne fléchit devant le vainqueur.

Les femmes donnaient l’exemple d’une vaillance poussée jusqu’au délire. Elles mettaient le feu aux poudres, incendiaient les moissons, brûlaient les demeures, faisaient le désert. Puis, quand tout espoir d’échapper était anéanti, elles se prenaient par la main, entonnaient, dans une ronde funèbre, leur chant de mort et se précipitaient du haut des rochers ou s’élançaient dans les torrents.

La sobriété de l’Albanais est extraordinaire. Du moins celle du montagnard qui s’isole sur les cimes, dans de véritables nids d’aigles, et loin des villes ou des plaines. Il vit de riz, de farine de maïs délayée dans du lait, de fromage et de pain. De temps en temps-, on sert un peu de viande bouillie avec des pois-secs. Et c’est seulement aux fêtes ou dans les occasions solennelles que l’on voit apparaître le pilau turc ou le grand rôti de chèvre, de mouton ou de porc. La bête cuite en son entier est servie sur un immense plat de bois et découpée par chaque convive qui taille en pleine chair, et selon son appétit, avec son poignard.

Les habitations sont en général d’une simplicité qui bannit le plus élémentaire confort. Des maisons d’argile, peu ou point closes, avec, pour cheminée, un trou au plafond servant à l’échappement de la fumée. Quelques meubles grossiers et absence complète de lits. On couche sur la dure, sur la terre battue, recouverte de nattes en paille tressée, ou de tapis razziés un peu partout. Il n’y a guère, que les harems des beys ou chefs de clan pour offrir, un certain luxe absent des autres demeures.

Le seul besoin de faste et d’ostentation éprouvé par ces montagnards a pour objet la somptuosité, des vêtements et des armes. Mais ce besoin est poussé à l’extrême, et jamais ce demi-sauvage ne trouve qu’il y ait pour lui quelque, chose de trop beau et de trop cher.

Ainsi qu’il vient d’être dit, son hospitalité est digne des temps bibliques, et sa foi à la parole donnée, est proverbiale. Il est, cela va sans dire, superstitieux. Il croit aux vampires, à ces morts terribles et mystérieux qui viennent sucer pendant la nuit le sang, des vivants et les font périr d’épuisement. Il croit aux fantômes, aux sorciers, aux jeteurs de sorts, et parfois, encore aujourd’hui, on brûle tout vifs des vieillards soupçonnés de pouvoir tuer par leur haleine.

Enfin, la folie est pour eux l’objet d’un respect, d’une vénération qui s’accompagnent d’une sorte de terreur. Tout ce que font, disent ou veulent les malheureux frappés de démence est pour l’Albanais une chose sacrée.

On voit, par là, combien cet homme, cet Européen est à la fois si simple et si complexe, si près de nous par l’habitat, la similitude de race, et si éloigné par les coutumes et la mentalité.

C’est ainsi que Marko, féroce par atavisme, pillard par habitude, possède une sorte de générosité plus apparente que réelle, une sorte de formalisme étroit, embryon de la véritable grandeur d’âme que l’éducation développerait et que l’occasion ferait surgir.

Il ne veut pas être un lâche. Mais cela lui est bien égal d’être un bourreau qui tue froidement, sans avoir l’excuse de l’ardente lutte, et pourvu que le geste mortel lui semble élégant ou nécessaire.

Il donne l’ordre d’emmener les prisonniers dans un véritable cachot attenant à sa demeure et ajoute :

« Je veux qu’ils soient bien traités… qu’on leur donne à boire et à manger et qu’à la première tentative d’évasion ou de rébellion, on leur brûle la cervelle. »

Les trois malheureux demeurent enfermés dans ce cube de pierre, sans autre distraction que la visite d’un geôlier rébarbatif, armé jusqu’aux dents, et qui leur apporte leur provende grossière, mais abondante.

Écrasés de fatigue, meurtris, sanglants, ils se sont laissé tomber sur les nattes garnissant le fond de l’oubliette et se sont endormis d’un sommeil de plomb.

Ce sommeil réparateur éteint la douleur de leurs âmes, calme leurs angoisses et retrempe leur juvénile énergie. Maintenant, ils n’ont plus à redouter la suprême défaillance, toujours possible, chez des gens exténués et ils sauront tomber la tête haute, le regard fier, sous les balles de leurs bourreaux.

La journée s’écoule dans un calme absolu. Puis la nuit. Le soleil se lève. Une heure passe encore. On leur apporte de nouveau à manger.

Ce repas sera-t-il le dernier ? Ils ne savent et se gardent bien d’interroger leur pourvoyeur qui pourrait prendre cette curiosité pour de la faiblesse.

Oui, ce sera le dernier, Marko a hâte d’en finir. On vient les chercher. Ils s’embrassent fraternellement et répondent avec fermeté :

« Nous sommes prêts. »

Pas un mot, pas une plainte, pas la plus légère récrimination. Certes, ils souffrent terriblement ; Joannès que torture la pensée de son amour brisé ; Michel et Panitza qui songent au village qu’ils ne reverront plus, aux vieux parents qui pleurent, aux fiancées qui se désespèrent.

Mais leurs traits sont calmes, et chacun dévore en silence la douleur intime qui fait saigner son cœur.

Une troupe nombreuse est rangée devant la demeure de Marko où se trouve l’oubliette. Tous armés jusqu’aux dents, la carabine sur l’épaule, ces hommes accueillent les condamnés par un bref salut de la tête.

De tous côtés accourent, en tumulte, les femmes et les enfants, curieux de contempler de tout près ce spectacle de mort. Marko, théâtralement vêtu de son plus riche costume, arrive flanqué de son léopard. Derrière lui, quelques femmes habillées de soie blanche, voilées étroitement jusqu’aux yeux, le suivent en babillant. Probablement ses épouses et leurs esclaves.

Tout le clan est là. Environ cinq à six cents personnes de tout sexe et de tout âge.

Les hommes armés, composant le peloton d’exécution, conduisent les prisonniers à l’extrémité de l’esplanade. On les place le dos tourné vers le précipice, béant à cinq pas derrière eux. Quand ils seront tombés sous les balles, l’abîme recevra leurs cadavres. Il n’y a pas de terre végétale sur ces rocs. Il serait impossible de creuser une fosse.

Les hommes armés — ils sont une vingtaine — se rangent à une quinzaine de pas. Derrière eux, tout près, à les toucher, se presse la foule qui déborde à droite et à gauche.

Tête nue, debout, sans liens, face au grand soleil, admirables de vaillance, les trois jeunes gens se profilent sur l’horizon d’une pureté infinie.

« Vous êtes prêts ? demande Marko dont la voix sèche s’étrangle légèrement.

— Nous sommes prêts ! répond Joannès.

— Tu m’as demandé la faveur de mourir sans liens, debout, et de commander le feu…

« Je t’ai accordé cette faveur… le moment est venu.

— C’est bien, et je te remercie… »

Il cambre sa poitrine en avant et s’écrie d’une voix qui fait taire les cris, les rires, les chuchotements :

« Skipétars[1]… garde à vous ! »

Les montagnards ont presque tous été soldats. Le maniement d’armes leur est familier. Ils manœuvrent avec précision et prennent une position irréprochable.

Joannès, impassible, continue, les regardant bien en face :

« Apprêtez… armes ! »

On entend craquer les culasses mobiles au milieu du silence de mort qui plane sur la foule haletante.

« En vérité, ils sont superbes, murmure Marko ; mais, ils ne sont que plus dangereux ! »

D’une voix qui vibre comme un clairon, Joannès commande :

« En joue !… »

Toutes les crosses viennent s’appliquer pour ainsi dire mécaniquement aux épaules des montagnards. La ligne des canons bronzés se profile rigide et menace les trois poitrines.

Joannès va lancer l’ordre suprême qui déchaînera l’ouragan de projectiles. Il respire fortement, comme pour donner plus de force à sa voix, quand elle va proférer le mot de : Feu !

L’irréparable va s’accomplir… les hommes se crispent en épaulant fortement et en tâtant du doigt la détente.

Un cri retentit et ce n’est pas Joannès qui le jette, c’est une clameur d’épouvante qui vibre dans le grand silence, emplit l’espace et fait frémir l’assistance.

Puis, un nom proféré par une voix déchirante, une voix de cauchemar et qui semble n’avoir plus rien d’humain.

« Joannès !… oh !… Joannès !… »

En même temps, une forme blanche surgit, comme un spectre, du groupe des femmes qui suivent le bey.

Le peloton d’exécution, Marko, la foule, tous, grands et petits, jeunes et vieux demeurent interdits, sans voix, presque sans souffle.

Alors un frisson terrible secoue de la tête aux pieds Joannès et ses compagnons, pendant qu’un nom vient mourir sur ses lèvres :

« Nikéa !… oh !… Nikéa ! »



  1. Skipétars est le nom que se donnent les Albanais à l’exclusion de tout autre.