Éditions Jules Tallandier (p. 83-96).

CHAPITRE VI

À cheval. — Poursuite. — Fusillade. — L’escalade. — L’attaque. — Entre le marteau et l’enclume. — La charge. — Passage souterrain. — Ascension dans les ténèbres. — Le repaire du bandit. — Lutte terrible. — Prisonniers ! — L’avalanche de pierres. — Comment Marko fait la guerre. — Anéantissement.

Avec l’aisance de parfaits cavaliers, les trois compagnons poussent leurs chevaux. Le galop succède au trot. Les montagnes se rapprochent. Des cimes escarpées : coupent de dentelures brunes la ligne d’horizon.

« Arriverons-nous aujourd’hui ? demande, pensif, Joannès.

— Où cela ?… chez Marko ?… ajoute Michel.

— Oui ! chez ce maudit ; je ne croyais pas que ce fût si loin.

— Connais-tu le chemin ?

— D’une façon vague… nous devons suivre, à partir du gué de la Sitnitza, la direction du couchant.

« Mais en cherchant nous trouverons.

— Chose facile, dit Panitza, car cette route m’est familière… trop familière, hélas !

« Je l’ai suivie plusieurs fois, en transportant dans nos charrettes, le produit du tchetel.

— Alors, tu vas pouvoir nous guider.

— Oui, chef ! Tiens, c’est là-bas, tout là-bas… tu vois, sur la troisième cime, ces blocs carrés, tout blancs, qui semblent des pans de murs.

— Je vois une véritable citadelle…

— Qui arrêterait un corps d’armée !

« Pour y parvenir, des sentiers à donner le vertige… des escarpements à pic… nous devions mettre pied à terre, et porter sur notre dos les charges, comme des mulets !

« Et puis, des coups de pied, des coups de crosse, quand, rompus, courbaturés, nous n’avancions pas assez vite ! Un vrai martyre, pour nous autres gens de la plaine.

— Alors, que deviennent leurs chevaux ?

— De damnées bêtes mâtinées de chèvres !

« Ça grimpe sur les éboulis, ça marche sur les pierrailles croulantes, ça se tient sur les pointes et ça se hisse, je ne sais par quel prodige, au-dessus des précipices affreux… des abîmes où le moindre faux pas vous entraîne ! »

À ce moment, une sonnerie de trompette leur arrive, éloignée, mais vibrante et distincte.

Tous trois arrêtent leurs chevaux, font un quart de conversion et regardent en arrière.

À un kilomètre environ, ils aperçoivent un peloton de cavalerie assez nombreux. Environ vingt-cinq hommes.

Un second appel de trompette retentit. C’est bien un appel, et Michel ne s’y trompe pas.

« Mais, dit-il étonné, c’est la retraite !… Pourquoi ?

— Parce que, répond Joannès, on nous prend pour de vrais gendarmes, et le chef du détachement nous intime l’ordre de revenir.

— Eh bien ! il en sera pour ses frais.

« Tiens !… quoi encore ?… Ah ! mais ça se gâte.

— Quoi donc ?

— Un autre détachement sur la droite…

— Et un troisième sur la gauche, dit Panitza.

— Et un quatrième groupe en arrière, continue Joannès avec son beau sang-froid.

— Qu’est-ce que cela signifie ?

— Il y a là un escadron… peut-être deux.

— Est-ce une manœuvre de cavalerie ?… une reconnaissance ?… ou nous donnerait-on la chasse ? »

Une troisième sonnerie retentit. Puis toutes les troupes se fractionnent par pelotons et prennent le galop.

« Plus de doute ! on nous poursuit, s’écrie Panitza.

— Les Turcs ! nous n’avons à espérer d’eux ni grâce ni merci… et la voie du retour est coupée.

« Nos deux lascars nous auront dénoncés ! il fallait les massacrer !… Aussi, une autre fois, ça nous apprendra à faire des prisonniers !

— Eh bien ! conclut Joannès, battons en retraite… mais en avant ; c’est notre chemin.

« En avant donc, et au galop ! »

Les trois hommes éperonnent leurs chevaux qui partent à toute bride. Bientôt ils arrivent aux premiers escarpements. Sous peine d’une catastrophe, il faut ralentir. On passe au trot, puis au pas. Mais les autres se rapprochent.

En même temps des sifflements bizarres se font entendre. Piiioûûû !… bziiioûûû !… bziiioûûiiii !…

Les chevaux dressent les oreilles. Les hommes, d’instinct, baissent la tête et enflent le dos.

Des éclats de roches volent de tous côtés, puis aussitôt, dans le lointain, des coups secs : paf !… patapaf !… brrraf !…

« Il paraît, dit Michel, qu’on nous tire dessus.

— Dessus, mais trop haut, rectifie Panitza.

— Et nous saluons les premières balles, ajoute Joannès.

« Oh ! sans honte… de plus braves l’ont fait et l’avouent. »

On tiraille toujours et la position s’aggrave. D’autant plus que les assaillants se rapprochent.

« Pied à terre ! commande brièvement Joannès.

« Conduisons les chevaux par la bride et défilons-nous dans la ligne de leur corps.

— Pas bête, ça ! dit Michel en sautant agilement sur les roches.

— La manœuvre des gendarmes ! ajoute Panitza.

« Puisse-t-elle nous réussir mieux qu’à eux.

— En avant !… en avant !… » crie Joannès.

Ils pressent leur allure et par bonheur échappent jusqu’à présent aux balles. Maintenant, ceux qui les poursuivent sont à leur tour forcés de prendre le pas. Ils commencent à monter et l’accès des pentes est au moins difficile.

Poursuivis et poursuivants conservent donc leur distance.

Le groupe de Joannès arrive au pied d’un escarpement dominé par de grossières constructions. Il y a des blocs formant une sorte d’enceinte primitive, mais redoutable, et d’où émergent des toitures en chaume, brunies par les saisons.

« C’est le clan de Marko », dit Panitza d’une voix basse, un peu tremblotante.

Là-haut, tout semble désert, et cette solitude qui fait pressentir des embûches sournoises n’en est que plus poignante. Les Turcs à leur tour ont mis pied à terre. Ils montent le chemin à flanc de montagne, une corniche croulante bordée par l’abîme.

Maintenant, ils ne tiraillent plus, tant ils semblent certains de prendre les trois fuyards. Mais est-ce bien là le but réel d’un pareil déploiement de forces ?

Cette idée vient à Joannès qui la résume d’un mot :

« On dirait plutôt qu’ils attaquent Marko !

— Pourtant, ils nous ont tiré dessus, objecte Michel.

— On peut faire d’une pierre deux coups.

— Je ne dis pas non, mais pourquoi attaquer Marko ?

— On affirme qu’il est riche… puissamment riche… qu’il possède un trésor énorme… grossi de père en fils et jalousement gardé… ce trésor doit tenter la cupidité d’un gouvernement rapace et indigent.

— Possible ! et à voleur, voleur et demi !

« Mais nous, chef, où allons-nous ?… Bientôt plus moyen d’avancer ni de reculer… la fuite nous a entraînés malgré nous jusqu’ici… à présent, nous voilà pris entre Marko et les Turcs…

— Le marteau et l’enclume.

— Et voici le marteau qui tombe ! s’écrie Panitza en pâlissant.

— Collez-vous à la montagne, dit froidement Joannès.

Un bloc de pierre vient de se détacher du sommet, sans cause apparente. Il roule d’abord lentement. De la grosseur d’une futaille, il bondit sur les obstacles, gagne de la vitesse, jaillit, ressaute, passe comme la foudre, broyant les arbustes, fauchant les broussailles…

Il arrive à la corniche, en plein sur le groupe formé par les trois hommes et les trois chevaux.

« Il passera ! » dit Joannès incrusté à la roche.

Ils sentent comme le vent d’un boulet. Le bloc s’abat sur le cheval de Michel. Effrayé, tirant sur sa bride, le pauvre animal est atteint en plein flanc. Il culbute comme un lapin, jaillit dans le précipice, et s’abat en tournoyant sur les arêtes qui le mettent en lambeaux.

« Ouf ! j’en ai eu la petite mort, souffle Michel.

— Ce n’est peut-être qu’un accident, dit Joannès qui n’en croit rien, mais veut rassurer ses amis.

— Ou un avertissement ! » rectifie Panitza.

Mais le brutal passage de ce rocher provoque une véritable avalanche de débris. Dans son sillage se meut une effroyable coulée de blocs déracinés. Cela roule, croule, bondit en trombe, avec un fracas qui se répercute au loin, dans les montagnes, comme des grondements de tonnerre.

Instinctivement les trois hommes s’allongent, à plat ventre, le long de la muraille bordant le chemin. Ils lâchent la bride des chevaux qui s’affolent, renâclent et hennissent d’effroi.

L’avalanche passe et les balaye comme des fétus de paille, au fond de l’abîme. Joannès, Michel et Panitza, étourdis, assommés, se trouvent ensevelis sous de menues pierrailles, mais n’éprouvent aucun dommage sérieux.

« Soyons prudents et faisons les morts », dit avec son prodigieux sang-froid Joannès.

Michel dresse un peu la tête, regarde et répond :

« Une chose extraordinaire : cette mitraille de pierres a creusé comme un nouveau chemin… un ravin, plutôt… et, qui sait ! peut-être un endroit pour fuir, ou nous cacher.

— Il faut voir. »

Avec d’infinies précautions, ils s’arrachent de dessous les débris, retinrent leurs armes, et s’engagent, en rampant, dans le conduit. Ils se faufilent sous les buissons éventrés, les ronces enchevêtrées, progressent lentement, mais sûrement, sans être aperçus.

D’en bas, les Turcs ont vu cet étrange et dramatique incident. Loin d’être effrayés et découragés, confiants dans leur nombre, très braves d’ailleurs, ils continuent la périlleuse montée.

Des commandements sont proférés et la trompette retentit.

« La charge ! murmure Joannès.

« Ce n’est pas à nous qu’ils en veulent… ils doivent nous croire anéantis et l’attaque de Marko…

— Tiens ! du nouveau… » interrompt Michel qui rampe le premier.

Il trouve sur sa droite une excavation, mise à découvert par l’arrachement de la croûte supérieure. Il ajoute :

« C’est large comme l’entrée d’un four… on peut y pénétrer à l’aise.

— Une fameuse cachette ! dit Panitza.

« En ramenant sur l’entrée les broussailles et les ronces, elle sera complètement invisible.

— Excellente, l’idée !… merveilleuse, la cachette !

— Allons y donc ! et faisons comme chez nous. »

Presque aussitôt le conduit s’élargit. Un homme peut y cheminer en se courbant. Mais l’obscurité est complète.

« Tu parlais de l’entrée d’un four, dit Joannès.

« Mais c’est le fond du four lui-même, comme éclairage… »

Toujours prudent, il avance pas à pas, en sondant, avec le canon de sa carabine, le terrain ; puis il ajoute :

« Pas de trous… pas d’aspérités, nous montons…

— Et raide ! Où diable cela va-t-il nous conduire ?

— Si c’était une voie détournée, un passage secret aboutissant chez ce bandit de Marko ?

— Ce serait une fière chance !

« Avançons donc, et vérifions la chose… elle est d’un intérêt capital pour nous… tant pour délivrer Nikéa que pour nous venger ! »

Le conduit monte, monte toujours. Chose étonnante, l’air y est respirable, comme s’il était depuis longtemps ouvert. De temps en temps, les trois amis perçoivent de sourds roulements, comme ceux de voitures pesamment chargées et qui s’arrêteraient brusquement.

Des coups de feu ? De nouveaux blocs roulant en avalanche ? Ils ne savent et avancent. Il y après d’une demi-heure qu’ils cheminent ainsi, quand l’extrémité du souterrain s’éclaircit d’un jour terne et blafard.

« Attention et en douceur ! » commande Joannès.

Avec d’infinies précautions, ils arrivent derrière de maigres buissons, des herbes folles et des ronces recouvrant en partie l’ouverture.

Ils les écartent, bien doucement, et regardent, étonnés. Devant eux s’étend une sorte d’esplanade, entourée d’épais remparts formés de rochers superposés. Sur l’esplanade, s’élèvent quantité de maisonnettes ; séparées, bâties en argile et couvertes en chaume. Chacune d’elles, percée d’étroites fenêtres, en forme de meurtrières, est, avec ses murailles trapues, une sorte de petite forteresse. Au milieu, un vaste pavillon, bariolé de couleurs éclatantes, est surmonté du taugh, la bannière formée d’une queue de cheval.

À cette vue, Joannès sent comme une flamme ardente lui montera la face. Un frisson de colère le secoue de la tête aux pieds et il gronde sourdement :

« Marko !… oh ! bandit !… la revanche est proche… »

Quelques femmes circulent affairées d’une maison à l’autre, vont et viennent, portant des ballots, des caisses, des couffins tressés. Derrière les remparts, bien abrités et complètement invisibles, des hommes veillent, tapis au pied des blocs. Nul ne bouge et ne fait un mouvement susceptible de trahir sa présence.

En face, de l’autre côté de l’esplanade, se profile, entre deux précipices, une mince arête rocheuse, large de deux mètres, et qui serpente jusqu’aux gorges les plus inaccessibles des plus hautes montagnes.

Et Joannès pense à part lui. :

« C’est la ligne de retraite, un véritable chemin de chèvres…

« Cette forteresse est bien défendue, et je m’en souviendrai. »

Ils restent quelques minutes immobiles à contempler ce spectacle étrange, ces allées et venues des femmes, cette immobilité des hommes tapis comme des fauves à l’affût, et attendant l’ennemi.

« L’attaque tarde bien, dit Joannès.

— Cette ruée en masse des Turcs, et qui seule peut nous sauver, n’est-ce pas, chef ? répond Panitza.

— Oui ! car on ignore notre présence et pendant le combat il nous serait possible de revenir sur nos pas…

— Alors, attendons ! interrompt Michel.

«… Une idée ! pour employer utilement notre temps, si nous mangions !

« J’ai conservé mon bissac… la bouteille d’eau-de-vie est encore à demi pleine… il reste trois ou quatre oignons et quelques morceaux de pain…

— Excellente idée !… mangeons. »

Les trois compagnons se restaurent à bons coups de dent, boivent une gorgée, et, ragaillardis, s’essuient la bouche d’un revers de main. Au loin, des rumeurs s’élèvent. Un tumulte de voix humaines, d’éclats de trompettes ponctués de coups de feu.

Machinalement, ils s’avancent au bord de l’ouverture. Inconscients d’une imprudence qui peut être mortelle, ils se penchent. Tout à coup, le sol manque sous leurs pieds, comme si la mince corniche de pierre était minée.

Un cri leur échappe et, sans pouvoir se retenir, ils dégringolent bruyamment, dans un pêle-mêle d’armes froissées. Ils roulent sur la pente à quarante-cinq degrés et arrivent en culbutant jusqu’au bord de l’esplanade.

« Malédiction !

— Nous sommes perdus ! »

Étourdis, à moitié assommés, ils n’ont même pas le temps d’essayer une défense inutile et désespérée. Les femmes les aperçoivent tout d’abord et poussent ssent des clameurs aiguës. En véritables mégères, elles se précipitent sur eux, les empoignent rudement, les désarment et les garrottent.

La vue de ces hommes aux vêtements déchirés, à la face lacérée par les épines, les met en fureur. Elles sont une soixantaine, et leur nombre les rend redoutables ; sans plus tarder, elles vont les massacrer.

Un homme a vu toute la scène. Tenant à la main une carabine encore fumante, il arrive en courant. Un léopard, flairant une curée prochaine, bondit à ses côtés.

D’un coup d’œil Joannès reconnaît son mortel ennemi, le bandit féroce et implacable, le bourreau des siens : Marko ! Ce dernier les regarde et, d’un mot, d’un geste, calme les furies.

Montrant les faux gendarmes du bout de sa carabine, il s’écrie :

« Que personne ne les touche !… Sur votre vie !… gardez-les à vue… pendant que nous exterminons les autres…

« Je veux, tout à l’heure, les retrouver intacts !… Vous entendez… je le veux ! »

Marko est le chef redouté auquel on obéit aveuglément, sans réplique ni hésitation. Les prisonniers ont encore quelques moments à vivre. Mais tout à l’heure !… comme vient de le dire le bey… quels supplices va leur infliger son ingénieuse cruauté ! Malgré leur vaillance éprouvée, ils frissonnent jusqu’aux moelles, s’encouragent d’un regard et s’efforcent de rester impassibles.

Marko, de nouveau, s’élance aux remparts. Joannès, Michel et Panitza le voient escalader, d’un bond, un pan de muraille.

Il s’appuie fièrement sur son martini, et sa silhouette altière se découpe en vigueur sur le firmament clair, comme une statue de porphyre.

Du point élevé où ils se trouvent, les trois prisonniers embrassent d’un coup d’œil l’attaque et la défense. Et c’est là un spectacle vraiment tragique dont l’action se prépare terrible. Quant au dénouement, qui peut le prévoir ? Et ce dénouement leur importe peu, d’ailleurs, puisqu’ils n’ont à espérer, du vainqueur, quel qu’il soit, ni grâce ni merci !

Résolument, les Turcs achèvent l’escalade. Hérissée d’armes scintillant au grand soleil, leur troupe forme un ruban capricieux qui festonne sur l’abominable chemin bordant l’abîme. Sur l’esplanade et derrière les remparts, les Albanais, arc-boutés à de puissants leviers engagés sous des rocs, attendent l’ordre du bey.

Vingt coups de feu saluent l’apparition de Marko. Pas un seul ne l’atteint. Téméraire, intrépide et railleur, il agite, en signe de bravade, son arme.

Puis il crie d’une voix retentissante qui domine le tumulte :

« Vous m’attaquez sans motif et sans sommation… c’est là une trahison et une félonie…

« Aussi, moi Marko, bey de Kossovo, descendant des princes d’Albanie, je vous déclare traîtres et félons au vieux pacte d’amitié…

« Ma justice vous condamne à mort, et ceux de mon clan vont vous exterminer !

« À moi, mes braves ! et à mort !… à mort ! »

Cette insolente sommation, cette menace qui semble une fanfaronnade remplissent les Turcs de stupeur et de colère. Eh quoi !… ce demi-sauvage oserait s’insurger contre l’autorité du sultan ! Ce chef d’une horde qui ne compte pas deux cents hommes est rebelle au maître de trente-six millions de sujets !…

De brefs commandements répondent au cri de mort :

« Feu sur ce coquin !… et en avant !… en avant ! »

Avec son agilité de félin, Marko bondit sur le sol.

Déjà il est à l’abri derrière le rempart, au moment où la seconde salve éclate. Les balles passent, inoffensives, en sifflant, ou s’écrasent sur le roc.

Tout à coup, ces pierres énormes, qui paraissent là depuis des siècles, se soulèvent. Lentement, par petits coups, elles quittent d’alvéole de terre et de mousse où s’implante leur base. Cramponnés à leurs leviers, les Albanais raidissent leurs muscles.

Un nouvel effort !… Ahan !… les rochers se dressent… Un dernier coup !… Ahan !…

« Nous les tenons ! hurle Marko… à mort !… à mort ! »

Et soudain, toute la portion de rempart qui domine l’unique voie d’accès s’écroule avec un fracas épouvantable.

Sous la poussée des leviers, les blocs s’écroulent sur le chemin où se pressent, en masse compacte, les hommes et les chevaux. C’est l’avalanche de pierres, à laquelle rien ne résiste et que rien n’arrête. La voilà partie avec son fracas de cinquante pièces d’artillerie, fauchant et broyant tout. Pris en enfilade et de flanc, serrés d’un côté par la montagne et de l’autre par l’abîme, les Turcs voient la mort fondre sur eux, atroce, inévitable.

Un dernier cri leur échappe. Un cri de terreur et d’agonie. Puis, l’avalanche passe, anéantissant tout : hommes, chevaux, armement.

En un clin d’œil, cette belle troupe ne forme plus qu’une bouillie sanglante qui roule, méconnaissable, au fond du précipice.

Le torrent de pierres, après avoir entraîné tous les débris, les recouvre maintenant, là-bas, à une profondeur que l’œil ne peut mesurer. Ils ont pour jamais disparu, et nul ne pourra soupçonner ce que sont devenus ces gendarmes partis de Prichtina, pour une expédition mystérieuse.

Nul, sauf les trois prisonniers, vers lesquels, son effroyable besogne accomplie, Marko se dirige en disant :

« Je crois que nous allons nous amuser ! »