Les Éditions Marquette (p. 83-105).

V

Déchéance et relèvement

Dans la ville, le soleil se levait brûlant ; son absence de quelques heures n’avait pas rafraîchi l’atmosphère. Après la nuit, par cette chaleur sans brise, les ouvriers, n’ayant pas dormi, se levaient en se plaignant : « Nous allons encore avoir une journée accablante ; pas un souffle de vent ». Ils déjeunaient sans appétit, puis, d’un pas pesant, le dos courbé, partaient pour l’ouvrage.

Les uns s’en allaient paver des rues sans ombre. Le soleil leur chauffait le crâne à les étourdir ; le pavage, réverbérant la chaleur, brûlait les hommes par tous les côtés. Le travail n’avançait pas vite : les bras étaient mous. Mais le contremaître surveillait.

« Voyons, Morneau ! pousse un peu ; la rue ne se pave pas à la regarder. Holà, Breton ! un peu plus vite ; tu n’es pas payé pour fumer. Écoute Chicoine ! si tu ne veux pas travailler, il y a du monde pour prendre ta place ». Les pauvres travailleurs frappaient du pic l’asphalte qui résistait. Ils n’avaient pas même le loisir d’exécuter en paix leur pénible tâche ; à chaque instant : gare à la voiture, au tramway, à l’auto, au piéton.

D’autres s’étaient dirigés vers les usines. Là, l’air plus lourd était encore réchauffé par la chaleur des machines. La besogne devait s’y poursuivre activement, car une compagnie se montre plus exigeante qu’une municipalité. Quelques-uns, payés à la pièce, devaient employer toutes leurs forces pour gagner un salaire raisonnable. Bien que mal disposés, bien qu’accablés par cette chaleur torride, ils devaient déployer toute leur ardeur. Leur quantité de pain à manger dépendrait de la somme de travail fournie. Il leur fallait aller comme cela, sans trêve ni repos, par une température d’étuve, et pendant dix heures.

Que dire des ouvriers en métallurgie, des fondeurs de métaux ? C’était une vraie vision de l’enfer. Les hommes, demi-nus, dans une chaleur insupportable à tout être inaccoutumé, tiraient, des hauts-fourneaux, des coulées de métal fondu dont la seule approche brûlait la peau. Toute leur force de résistance devait être employée pour tenir dans de pareilles conditions. Combien de ces gens voyaient, en imagination, comme une vision du paradis, un coin de campagne ombré et verdoyant.

Dans la rue, les piétons circulaient harassés ; l’asphalte leur renvoyait d’en bas la chaleur qu’elle captait du soleil. Les vêtements, imprégnés de sueur, collaient à la peau. Enfin, le soir arriva amenant la fin de la tâche. Les privilégiés déguerpissaient vers la campagne. Le pauvre tâcheron regagnait son logis, mais n’y trouvait ni le repos, ni la fraîcheur. Le manque d’appétit ne lui permettait pas d’absorber la nourriture dont ses muscles auraient eu besoin. Pas un endroit dehors pour y goûter l’air frais du soir. Seulement que la maison étouffante et le trottoir brûlant. Il y avait bien les parcs, mais il aurait fallu avoir la force de s’y rendre.

Hubert était un des acteurs dans cette ruche surchauffée. Il était maintenant lancé dans la vie des ouvriers sans famille. Toute la journée, quand le chômage ne l’obligeait pas au repos, il peinait rudement. Bien que possédant une moyenne instruction, il n’avait pas la pratique des affaires. À deux reprises, il avait pu travailler à la plume, mais son inexpérience l’empêchait de gagner suffisamment pour vivre. Alors, il lâchait la position pour accepter ces gros ouvrages plus rémunérateurs. Depuis l’hiver, il avait tâté un peu de tout : matelot sur le traversier, teneur de liste de paye, charretier, paie-maître, commis-épicier, débardeur, enfin garçon boucher. Toujours à son dernier sou, il payait sa pension et dépensait le reste dans les tavernes. Presque tout son temps libre se passait, avec des camarades de bas étage, à s’abrutir dans l’alcool. Lui jadis si sobre, si fier de sa belle conduite ! Seules les lettres de sa sœur avec les conseils de sa mère, l’empêchaient, sans qu’il le réalisât lui-même, de descendre encore plus bas. Quelquefois, sa bonne formation première le faisait réagir. Alors, il aurait voulu lire un peu, se cultiver l’esprit comme il le faisait avec sa sœur à la maison paternelle. Mais, où prendre un livre dans cette pension ? On y lisait à peine les journaux jaunes. En acheter ? Le peu d’argent qui lui restait servait à figurer le mieux possible avec ses amis de cabaret. Quand il voulait se retremper, pratiquer sa religion en chrétien comme chez lui, il se heurtait à son milieu, aux railleries de ses compagnons, à l’alcool trompeur étourdissant ses salutaires regrets. Il vivait ainsi comme un être qui ne pense pas. À une rude journée de travail succédait une soirée de ripaille, puis un sommeil alourdi par les liqueurs. Petit à petit, il enfonçait sans le savoir ; les soubresauts de sa conscience se faisant de plus en plus rares, ce genre de vie nulle et stupide lui devenait familier. Bientôt il ne verrait plus rien en dehors de ce cercle : travailler uniquement pour manger et jouir de plaisirs malsains. La prédiction de son vieux curé ne se réalisait hélas que trop vite. Quelquefois, quand la pénurie d’argent le forçait à la tranquillité, il pensait au temps où il était son maître à la maison paternelle, au temps la vie s’écoulait libre et paisible au milieu des siens. Il éprouvait alors une grande tristesse ; mais avant de se raisonner, de se convaincre que l’ancienne vie était meilleure, plus douce, plus facile que la présente, l’orgueil chassait ses bonnes pensées, annihilait son jugement sans lui permettre de comparer. La fierté légitime, la ténacité, l’énergie, qui avaient conduit son père dans le bien, n’étaient chez lui que fol orgueil, opiniâtreté à suivre sa mauvaise voie. Plutôt la dernière misère, plutôt mourir à la tâche, que de revenir sur sa décision, que de s’humilier, demander pardon, avouer ses torts. Puis quand, fourni de monnaie, il était grisé par l’alcool et la grasse jovialité de ses amis, il lui semblait vivre la vraie belle vie, et trouvait l’ancienne mesquine et insipide. Dans son esprit, il ne voyait alors sa paroisse natale, la maison de son père, qu’à travers une lentille grise. Dans ces moments surtout, il jurait que les siens ne le reprendraient jamais. De plus en plus égoïste, son plaisir seul comptait ; le bonheur des autres ; « Eh bien, tant pis, c’est de leur faute, qu’ils fassent comme moi ». Dans les premiers temps, il songeait, avec un peu de pitié, au grand délaissement des siens, maintenant, il n’y voulait plus penser. Les saines joies d’antan, la vie libre sur la terre, le patrimoine des aïeux avec sa maison blanche, tout s’effaçait peu à peu dans l’oubli.

Par ce jour fatiguant, Hubert avait souffert de la chaleur, peut-être plus que les autres. Comme un grand nombre, il ne voyait qu’un remède à sa fatigue : la taverne. Ces établissements sont toujours fort achalandés durant la belle saison. Commis de bureau, fonctionnaires de toutes sortes, ouvriers en habits de travail, s’y rencontrent et s’y coudoient. Chacun reste d’abord tranquillement collé à son siège et se plaint de la journée. Après quelques verres, les muscles sont engourdis et la fatigue ne paraît plus. Petit à petit, on en vient à ne plus s’apercevoir de la chaleur. Les voix s’élèvent : on s’interpelle d’un bout à l’autre de la salle. Les cerveaux s’échauffent de plus en plus, les propos grossiers se croisent, les farces vulgaires ont un franc succès. L’un raconte ses chicanes, l’autre à pleine voix dit ses misères : un autre, en public, dévoile les secrets de sa famille. Quelques-uns, entrés là la tête lucide, l’intelligence brillante, tombent, avant la fin de la soirée, au niveau des buses. Dans un coin, on se chamaille pour un oui ou un non. Deux ivrognes, quoique partageant la même opinion, discutent avec acrimonie. Un soulard, ayant mal interprété un mot, persiste à ne pas vouloir comprendre, et s’indigne, malgré les explications répétées de ses compagnons.

Hubert Rioux, attablé avec quelques amis, buvait comme une éponge. Les têtes s’échauffaient de plus en plus, les nerfs se surexcitaient. Soudain, d’une table voisine, un client, cherchant noise à quelqu’un, avisa un compagnon de Rioux et hurla :

— Qu’as-tu à me regarder, toi, est-ce que je te dois quelque chose ?

— Dans ton coin, dégoûtant ! rétorqua l’insulté.

Mais il n’avait pas fini de répondre que l’autre s’était levé et le frappait à la figure. Toute la salle était debout ; les deux groupes, maintenant ennemis, en venaient aux prises. Les commis voulaient rétablir l’ordre ; les partisans encourageaient leurs amis respectifs :

— Donne-lui ça !

— Cogne dur !

— Tu l’as, oh ! oh ! tape, tape !

— Pas avec des bouteilles !

— Homme à homme, pas deux sur le même !

Les adversaires se battaient en hurlant ; à leur ardeur, on eût dit qu’ils défendaient la plus noble des causes. Une couple gisaient déjà sur le plancher, quand les gendarmes arrivèrent. Ce fut un sauve qui peut général. Mais Hubert et quelques autres furent conduits au poste de police ; on les écroua dans une cellule.

— Le lendemain, avant le jour, notre héros s’éveilla. Il était couché sur le parquet, étourdi, l’estomac en feu, la tête endolorie. Ses premiers regards tombèrent sur les barreaux de la grille qui le retenait captif. Il comprit aussitôt. Dans la geôle, lui, Hubert Rioux, lui qui appartenait à une famille sans taches. Ah, si les siens savaient cela : si les gens de la paroisse l’apprenaient ! Son esprit, lourd encore des libations de la veille, petit à petit, devint plus lucide. Vaguement, il se rappela une terrible bagarre dans une taverne, des hommes à terre, du sang. Juste ciel ! s’il avait commis un meurtre ! Rendu nerveux par les excès, à cette pensée, son cœur se serra, il faillit perdre connaissance. Il voulait savoir, il voulait connaître des détails. Il appela : pas de réponse : il secoua les barreaux de sa cellule : rien ne bougea. Il attendit dans les transes.

Quelques heures après, deux gendarmes vinrent le chercher pour le conduire devant le juge :

— Qu’est-ce que j’ai fait ? leur demanda-t-il.

— Tu le sauras bien tantôt, répondit rudement l’un d’eux.

Il parut devant le tribunal.

— Votre nom ?

— Hubert Rioux.

— Domicile ?

— Rue St-Paul.

— Occupation ?

— Je travaille chez un fabricant de liqueurs.

— Prévenu ! vous êtes accusé d’avoir troublé la paix, de vous être battu et enivré. Qu’avez-vous à répondre ?

— Ce sont les autres qui ont commencé à nous insulter et à battre mes amis.

— Ah, je vois que c’est une bagarre entre voyous. Vous êtes une bande de propres à rien ; vous n’êtes bons qu’à causer du désordre. Je suis bien décidé à purger la ville de cette mauvaise graine qui lui fait perdre son bon renom. Je ne vous condamne qu’à dix piastres et les frais, ou quinze jours, parce que vous en êtes à votre première offense. Cependant, je vous préviens que si vous revenez devant moi, ce sera la prison et pour un bon terme. À part cela, je ne vous tiens pas complètement quitte. Si les gens qui ont été blessés le sont sérieusement, vous aurez à répondre à une accusation beaucoup plus grave. C’est souvent dans des aventures de ce genre que les meurtres se commettent et entraînent la pendaison. Allez.

À sa sortie de l’audience, des hommes de police le happèrent ; ils lui demandèrent s’il choisissait l’amende ou la prison.

— L’amende, répondit-il.

— Alors, il faut payer immédiatement.

— Je n’ai pas d’argent.

— Comment, pas d’argent ! alors c’est la prison pour quinze jours.

Le pauvre garçon avait envie de pleurer.

— Je ne veux pas y retourner en prison, j’en ai assez de la nuit.

— Alors mon garçon, il faut payer ; il n’y a pas autre chose à faire. Tu n’as pas d’amis qui pourraient t’avancer le montant ?

— Oui, j’en ai, mais comment les atteindre ?

— Viens au téléphone.

Hubert appela tous les amis qu’il se connaissait. Personne ne put l’aider ; même ceux pour qui la veille il s’était battu se dirent incapables de lui porter secours. Ne sachant où donner de la tête, il risqua une tentative désespérée ; il s’adressa à sa terrible maîtresse de pension :

— Madame Rudineau ?

— Oui.

— Écoutez, madame Rudineau : c’est Hubert Rioux qui parle. Hier soir, on a pris un coup, puis on a été attaqué et obligé de se battre. À cette heure, le juge me charge dix piastres pour me libérer. Vous ne pourriez pas me les passer sans trop vous déranger ?

— Comment ! chenapan ! te voilà en prison ! tu ne l’as pas volé. Il y a belle lurette que je m’y attends et te le souhaite. Et tu voudrais maintenant que je paie pour tes saletés ? Merci bien, sans cœur !

— Écoutez, madame Rudineau : je vous ai toujours bien payé ma pension, je ferai de même ; à ma prochaine paye, je vous rendrai cela.

— Je vais t’aider pour une fois, gibier de potence ! Si cela t’arrive encore, je vais en personne apprendre au juge que tu es le plus sale renégat de la ville ; je lui demandrai de te condamner à six mois. Maintenant, écoute un peu, crapule ! Tu vas te rendre immédiatement à la maison et me signer un papier afin que je puisse retirer ton premier salaire.

Malheureux jeune homme ! toi si digne et si fier, jadis, avaler les pires injures d’une mégère qui, après tout, possède un meilleur cœur que tes prétendus amis. Si ton vieux père était témoin d’une telle avanie, lui qui n’a jamais reçu la moindre offense.

Au sortir du palais de justice, le jeune homme paraissait être un malfaiteur qui se cache. Il regardait à droite et à gauche, voulant s’assurer que personne de sa connaissance ne le voyait. Il se croyait reluqué par tous les passants, s’imaginant avoir sa sentence écrite dans le dos. Dans la Côte du Palais, il se sentit un peu plus rassuré. Plus loin, il rencontra deux compagnons de la veille, arrêtés et relâchés comme lui.

— Hurrah pour toi, Rioux ! s’exclama l’un d’eux ; te voilà maintenant un vrai Québécois ; marche avec nous. Tu te bats comme un chien ; c’est des gars comme toi qu’il nous faut. Si tu veux, tu vas entrer dans la bande de Ti-Lou ; nous allons vider les tavernes à la demande. On a bien commencé hier soir ; as-tu vu la raclée qu’ils ont reçue ? Si Gus Moreau n’a pas la gueule cassée, ce n’est pas ma faute, je lui ai relevé la margoulette avec une bouteille. Ça nous a coûté dix piastres, mais c’est égal, je suis content de ma soirée. À cette heure, mon vieux, allons fêter notre victoire ; on a le temps d’entonner plusieurs pintes et de se mettre joliment en ribote avant d’aller travailler.

— Non, je suis malade et je vais me coucher, répondit Hubert.

— Tu ne sais pas, dit l’autre compagnon, ce que j’ai appris tantôt à la taverne ? Il paraît que c’est ce chien de Delphis qui a appelé la police pour nous faire arrêter.

— Est-ce bien possible ? mais, il était avec nous ! Bonjour, je suis fatigué et vais me reposer avant le travail, termina Rioux.

À la pension, la vieille femme ne le reçut pas aussi mal qu’il s’y attendait. Il monta à sa chambre et s’y coucha, mais le sommeil le fuyait ; les réflexions lui venaient trop nombreuses à l’esprit.

« Dans quel cercle suis-je tombé, se disait-il ; quelle bande de voyous, quel avilissement ! En prison !… Moi qui croyais que seuls les véritables scélérats allaient dans ce lieu. Et dire que mes copains se glorifient de leur coup ; dire qu’ils sont prêts à recommencer ! Eh bien, moi, non ! Heureusement, la population n’est pas uniquement composée de gens de ce calibre. Je sortirai de ce sale milieu ; je me ferai d’autres amis ou je resterai seul ; je suis déjà descendu assez bas. Ils sont fiers d’eux et moi je n’ai pas eu le courage de leur cracher mon mépris à la face. J’ai été lâche parce que je me voyais à leur niveau. « Être Québécois par ces moyens ! Oui, Québécois, mais dans la lie ».

En ce moment arrivait Morin. Rioux l’entendit et alla le trouver ;

— Malchanceux, hein mon gars ? lui dit Morin.

— Oui, plus que toi, tu t’en es bien tiré.

— Me pensais-tu assez bête pour me laisser coffrer ? s’excusa Delphis. J’ai pris le large.

— Il paraît que tu nous en as joué une bonne, que tu as fait venir les gendarmes.

— Es-tu fou ? J’ai appelé les hommes de police, parce que, moins nombreux, nous allions recevoir une tripotée.

— Je t’ai crié de me suivre ; tu ne m’as donc pas entendu ?

— Non, je ne t’ai pas entendu, affirma Rioux.

— Tu te battais avec tant d’ardeur.

— Enfin, ce n’est pas une aventure bien honorable.

— Ne te casse pas la tête pour si peu ; c’est passé, eh bien ! c’est passé, conclut Morin.

— Tâche de ne pas ébruiter cela chez nous, conseilla Hubert.

— Oui, ce serait une jolie vantardise. Me prends-tu pour un imbécile ?

Hubert tint sa promesse. Petit à petit, il abandonna ses compagnons, il évita les lieux qu’ils fréquentaient. Sous un prétexte quelconque, il se dérobait à toutes leurs offres. À la fin, ses refus finirent par exaspérer ses anciens amis ; ils en vinrent à le prendre en grippe. Mais, sa solide carrure leur en imposait. Un jour, l’un d’eux lui demanda :

— Il paraît que tu sors avec une bande qui est contre nous ?

— M’as-tu vu ? questionna fièrement Rioux.

— Non, mais c’est Toine Légaré qui me l’a dit.

— Tu lui diras qu’il vienne m’en parler à moi.

— Pourquoi ne sors-tu plus avec nous ? continua l’autre.

— Je marche comme bon me semble. Je suis maître de moi, je pense.

— Tu fais le fier.

— Des fois, affirma Hubert.

Voyant que Rioux avait le rouge à la figure, l’autre jugea prudent d’éclipser sa personne.

Il était un peu difficile pour le jeune homme de se présenter dans un milieu approprié à son éducation, car le métier de manœuvre l’obligeait à la fréquentation des ouvriers. Pourtant, dans sa paroisse, il était reçu chez les gens de la meilleure société. Il ne faut pas dire que les ouvriers de Québec sont tous des rustauds. Au contraire, la plupart sont d’honnêtes gens, sortant de familles honorables et qui, s’ils n’ont pas le vernis des personnes raffinées, n’en sont pas moins de bonnes mœurs et de commerce agréable. Cependant, quitter ses anciens compagnons pour un foyer où l’on s’amuse en famille, ne pouvait se faire d’emblée. Ses vieux camarades n’étaient pas des bandits, loin de là ; ils n’étaient que de gais lurons à la soif ardente et prisant un peu trop la force musculaire. Peut-être comptaient-ils, parmi leurs ancêtres, de ces anciens guerriers ayant toujours l’épée au poing. Pour eux, s’ils n’avaient plus l’épée, il leur restait le poing, et il fallait voir s’ils aimaient à le lever. À part cela, honnêtes garçons et de mœurs passables. Beaucoup d’entre eux, plus tard, devaient se ranger et devenir de braves chefs de famille. Cependant, un étranger candide, en les imitant, risquait plus qu’eux de croupir dans la mauvaise voie.

Par une chance inespérée, le jeune Rioux obtint une position comme préposé aux bagages à la gare du Pacifique Canadien. C’était pour lui le salut : le travail était facile, le salaire excellent, la société meilleure. Du coup, il se trouva changé de milieu.

Dans le même temps, il fit la connaissance d’une famille Dion. Plusieurs garçons et filles, tous joyeux, maintenaient dans cette maison l’entrain et la franche gaîté. Hubert, présenté une première fois par un des fils, son compagnon de travail, y retourna une semaine plus tard ; puis, il prit l’habitude de s’y rendre trois ou quatre fois par semaine. Ces bonnes gens, découvrant chez Hubert un brave garçon, le sachant isolé dans la ville, lui ouvrirent leur porte toute grande. Le jeune homme, peu à peu, leur parla de sa paroisse et de sa famille, sans insister toutefois sur les incidents de son départ.

— Mais, mon garçon, lui demanda un jour le père, je ne connais guère la campagne, je n’y ai même jamais été, mais il me semble que vous aviez un bel avenir chez vous ; pourquoi donc venir à la ville ? Il paraît que les cultivateurs vivent fort à leur aise ; on le voit bien par le prix qu’ils nous vendent leurs produits sur le marché.

— Oui, ajouta la mère, une piastre et demie que j’ai payée encore aujourd’hui pour une pauvre poche de patates. Si ce n’est pas un vrai vol ! On dirait que ces gens-là ne savent pas que la guerre est finie.

— Ah, madame, répliqua Hubert, si vous saviez ce qu’il faut de travail pour la rendre sur le marché cette poche.

— Mais de l’ouvrage, je ne vois pas moi. On sème, et c’est le bon Dieu qui fait le reste.

— Le bon Dieu, oui ; mais il faut, tout de même, lui donner un fier coup de main.

— Ta, ta ! le grand Maître fait pousser chaque brin d’herbe, il peut bien faire pousser une poche de patates.

Ça, c’est vrai, mais il faut lui aider, insista Hubert.

— Comment, lui aider ! mon cher garçon, c’est lui qui vous a fait tout rond, tel que vous êtes, et lui avez-vous aidé ? Eh bien, les patates, c’est pareil.

— Ah, c’est différent, objecta le jeune homme.

— C’est la même chose. Je ne veux pas dire que vous êtes une patate, ah non, mais s’il a pu vous créer, il peut bien créer une patate.

— En fait-il pousser dans votre cave ? questionna railleusement Hubert.

— Il faut avoir du bon sens. Faire pousser des patates dans une cave ; il n’est pas un nigaud.

— Comme ça, il faut lui aider un peu ?

— Pas dans le champ ; s’obstina madame Dion. Vous n’avez qu’à semer et puis ; « Laisse border Joseph », c’est le grand Maître qui fait le reste. Quand bien même vous souffleriez dessus, elles ne pousseraient pas plus vite.

— En semant, c’est tout de même un coup de main qu’on lui donne ; c’est une bonne partance.

— Si vous ne les sortiez pas de la terre, elles pousseraient bien toutes seules ; mais non vous êtes trop voraces d’argent ; vous ramassez jusqu’à la dernière pour les vendre une piastre et demie la poche.

— Alors, pourquoi les semer, si on ne les récolte pas ? insista Rioux.

— Est-ce que je sais ? N’en semez pas.

— Oui, mais vous n’en mangeriez pas.

— Ce serait tout aussi bien ; à une piastre et demie la poche, c’est dur à la dent.

— Ainsi, le bon Dieu serait tout aussi bien de n’en pas faire pousser, puisqu’elles ne serviraient à rien ?

— Je ne comprends plus rien, convint la femme.

— Ni moi non plus.

Ces amicales discussions se poursuivaient toujours avec le sourire sur les lèvres ; les éclats de rire de toute la famille les accompagnaient. Madame Dion, femme économe, surveillait de fort près le budget de sa famille. Tout de même, elle était affligée d’un petit défaut — quelle personne, prétendue parfaite, n’en a pas ? — : quand elle avait décidé qu’un objet était blanc, il fallait qu’il le fût. Inutile de s’époumoner à lui faire comprendre qu’il était noir.

Alphonse, un des fils de la maison, voyant que sa mère dansait sur le bon pied, entreprit de la taquiner un peu. Il était, celui-là, agent voyageur.

— Si maman me le permet, dit-il, je vais vous raconter l’histoire d’un sale tour que je lui ai joué, il y a quinze ans. Si elle m’avait découvert j’aurais goûté d’une fameuse tripotée. Cependant, si elle veut me promettre de ne pas trop reluquer le manche à balai, je vais aujourd’hui vous conter l’histoire.

— Je ne promets rien, mais conte toujours, répondit la mère.

— Vas-y, ajouta le père, les anciennes fautes sont pardonnées.

— Dans le temps, commença le fils, j’étais commis en mercerie ; ou plutôt non, je commençais à vendre aux détaillants de la ville. J’étais un peu gommeux. Aussi, notre déménagement d’un troisième pour un deuxième et une rue plus aristocratique me souriait fort ; mais, aider au trimbalement des meubles, ne me flattait pas autant.

C’était une atteinte à mes jeunes prétentions que d’exposer nos vieilles nippes en public. Je m’arrangeais donc, autant que possible, pour ne travailler qu’à l’intérieur. Nous avions alors à la maison, notre cousin Louis, fonctionnaire aux douanes. Il était joyeux, plein de ressources et d’esprit. Soudain, maman nous ordonna à tous deux de descendre une énorme boite remplie de cruchons, bocaux et bouteilles vides. Elle était tellement chargée que le contenu dépassait les bords d’un bon pied : impossible de placer le couvercle. Je n’étais pas bien aise de me pavaner dans la rue avec une pareille charge ; je craignais de faire rire les badauds. J’eus donc avec maman une forte discussion à propos de la boîte. Louis nous écoutait en souriant. Il avait déjà son plan, le pendard ! Enfin, bon gré mal gré, nous voilà à la sortie avec notre fragile fardeau. Rendu là, c’était plus fort que moi : je ne me sentais pas capable d’aller plus loin. Je dis au cousin :

— Il n’y a jamais moyen de sortir dans la rue avec cette cargaison ; on va nous prendre pour des acheteurs de bouteilles.

— C’est en effet un peu raide, répondit mon aide.

— Si nous pouvions placer le couvercle ; mais il faudrait enlever des bouteilles et où les cacher ?

— Écoute, j’ai une idée, me déclara Louis.

Je le regardais avec une figure en point d’interrogation. Je ne pouvais pas comprendre comment fermer cette boîte, sans diminuer son contenu. Or, il était impossible de rien enlever. Le cousin continua :

— Tu sais qu’une bouteille cassée prend moins de place qu’une bouteille ronde ?

Je commençais à rire.

— Tiens, j’ai le marteau dans ma poche, ajouta-t-il.

— Oui, mais le bruit !

— Nous allons hurler comme des possédés pour étouffer le son.

Et nous voilà tous deux, tout en frappant du marteau :

— Hoooo hop ! hooo hop !

Les rires nous étouffaient. Nous venions de terminer quand la voix de maman se fit entendre d’en haut :

— Qu’est-ce que c’est donc que ce train-là ? Nous ne répondîmes pas. Le couvercle était déjà placé et nous sortions, aussi fiers que si nous avions porté les bijoux de la famille. Il fallait entendre maman tempêter contre les déménageurs quand elle ouvrit la boîte. »

— Ah mes pendards ! éclata la mère, c’est dommage que je ne l’aie pas su dans le temps ! J’ai presque envie de te la donner quand même. Et Louis, avec sa petite figure d’ange ! qui s’en serait imaginé ? Dire qu’il a l’audace de venir diner ici presque tous les dimanches ; on croirait qu’il ne m’a jamais rien fait.

Tous les assistants riaient aux éclats.

— Bon, dit Hubert, je m’amuse beaucoup, mais il faut songer à demain ; autrement, monsieur Dion sera obligé d’agir à la façon du père Tancrède Bérubé.

— Qu’était donc ce père Tancrède ? questionna madame Dion.

— C’était un vieux de par chez nous qui aimait à se coucher de bonne heure. Comme il était le père de jolies filles, la maison était fort achalandée par les amoureux. Or, le père Tancrède, homme prudent, tenait aux bonnes mœurs. La mère dormait toute la soirée dans sa chaise berçante ; ce n’était pas une sûreté. Alors, le père imagina un stratagème : Sur le coup de neuf heures, il s’installait devant le poêle et fendait le bois d’allumage pour le lendemain ; puis : « Puce, va dehors avant de te coucher, » il faisait sortir la chatte. Ensuite il grimpait sur une chaise et, à grand bruit, remontait l’horloge.

Les visiteurs eurent vite compris ce que signifiait ce manège et décampaient au premier coup de hache sans même muser à la porte. Mais, peu de temps après, le jeu du père Bérubé tourna contre lui : Tous les soirs, la maison s’emplisait de jeunes qui, goguenards, attendaient le coup de neuf heures pour jouir du spectacle. Maintenant, moi je me sauve.

— Vous avez bien le temps, fumez donc.

— On ne fait que commencer à rire, ajouta Gertrude, la seconde fille.

— Bonne nuit à tout le monde ; bonne nuit, mademoiselle Gertrude.

— Bonsoir.

— Monsieur Dion, n’oubliez pas de remonter l’horloge.

— Vous reviendrez ?

— Oui, certain.

Tout en cheminant vers sa pension, Hubert songeait à la jolie et gentille Gertrude.