Les Éditions Marquette (p. 56-82).

IV

Triste début

À la gare de Lévis, Hubert chercha vainement Delphis Morin. Plusieurs fois, il tenta de s’en informer, mais aussitôt, par timidité, il s’en abstenait : le public s’occupait si peu de lui. Un peu désorienté, il se décida à suivre la foule. Il observait de tous ses yeux, afin d’imiter les autres voyageurs ; il craignait tant de paraître nigaud. De cette façon, il parvint à l’embarcadère du bateau, paya son billet et, sans attirer l’attention, se trouva sur le traversier. Durant tout le trajet, il se tint sur le pont, parmi les voitures, s’émerveillant des évolutions du vapeur à travers les banquises, et de sa puissance à fendre d’énormes glaçons. Du fleuve, la ville de Québec lui parut énorme, imposante, juchée dans les cieux. Elle lui représentait l’inconnu, le mystère ; la seule pensée de s’y aventurer lui donnait le frisson.

Là où il se sentit bien hébété, ce fut quand il aborda sur la rive nord. Tout un rang de cochers gesticulaient en criant ; « Voiture, messieurs ; » « carriole, madame. » De l’œil, du bras, même du doigt, s’adressant à tel ou tel voyageur en particulier, ils employaient tous les accents de la voix humaine : ici, le ton interrogeait ; là, c’était une imploration ; d’autres fois il insinuait paraissant dire : « Oui, vous me choisirez, il n’y a pas de doute. » Au moindre signe, un des hommes se croyant appelé ou feignant de l’être, bondissait des rangs et se précipitait vers un des passagers, empoignait ses bagages. Un policier, bâton au poing, en les gourmandant, les retenait à grand’peine.

Hubert, pris de force, ne se résigna pas du premier coup.

— Pouvez-vous me dire où se trouve située la pension de Delphis Morin ?

— Delphis Morin ?… connais pas de Delphis Morin qui tienne une pension.

— Non, il n’en tient pas une, mais il pensionne là.

Le cocher, voyant qu’il parlait à un campagnard, prit un air important :

— C’est une grande ville ici ; on connaît bien du monde, mais pas tous. Savez-vous la rue ?

Le jeune homme, sortant alors une lettre de sa poche, le cocher s’en empara comme si son client n’avait pas su lire.

— Montrez-moi ça… ; ah, rue St-Paul. C’est un bon bout de chemin, mais je vais vous conduire quand même. Embarquez. Avez-vous une malle ?… Quand vous voudrez l’avoir, vous n’aurez qu’à me le dire. Je me tiens toujours ici. Tiens, voici mon nom sur cette carte, gardez-là.

Comme le conducteur allait l’envelopper de fourrures, le villageois, peu habitué aux petits soins, refusa :

— Bah ! ce n’est pas nécessaire de mettre la « peau de carriole ».

Peu après, se ravisant, il s’en couvrit lui-même. La randonnée commença, interminable : une longue montée, des courbes à droite, à gauche, de petites rues désertes, de grandes artères commerciales. La voiture coupait le passage à une autre, passait devant un tramway ; à chaque instant notre voyageur pensait se faire écraser. Avec cela, seul dans le fond de cette large voiture : il se sentait mal à l’aise, se croyait observé par tous les promeneurs. Au passage, son guide lui faisait remarquer les endroits qui l’intéressaient lui-même ; il les lui désignait dans l’espoir d’en retirer son propre profit.

— Tiens, voici une taverne ici. Quand on a soif, c’est une bonne place.

Un peu plus loin :

— Nous voici justement devant une des meilleures tavernes de la ville. Oui, là, droit ici, regardez.

Comme le cheval paraissait s’être arrêté de lui-même, mais en réalité sous la pression des guides, et l’invitation ne venant pas :

— Marche donc, animal de cheval ! tu ne dois pas avoir soif, toi.

Un peu plus loin, le voiturier se retournant sur son siège, et avec un sourire complaisant et entendu, renouvelant ses invitations à peine déguisées, s’informait un peu bas :

— Aimez-vous bien les belles filles, vous, mon ami ? J’en connais qui ne sont pas piquées des vers. Il n’y a pas de gêne à y avoir vous savez : on entre là comme chez nous. Marche donc.

Enfin, on arriva à l’adresse donnée.

— C’est ici votre pension : c’est loin, malgré que j’aie pris bien des raccourcissements. Une piastre et demie : vous avez l’air d’un bon type, on va vous faire du bon. Comme ça, vous n’avez plus besoin d’autre chose ?…

Le jeune homme sonna faiblement. Une forte voix de mégère lui répondit du haut de l’escalier :

— Ouvrez.

Puis quand il fut entré :

— Qu’est-ce que vous voulez ?

— Je voudrais voir Delphis Morin, madame.

— Delphis Morin ? Il n’est pas ici.

— Ah !… il m’avait dit qu’il pensionnait dans cette maison, et demandé de venir l’y rejoindre.

— Il est à l’ouvrage et ne reviendra pas avant six heures. Vous pouvez monter l’attendre. Asseyez-vous là.

Il s’assit à la fenêtre et regarda la rue. Cette contemplation le faisait réfléchir. « Comme c’est immense la ville. Dire que j’ai marché pendant plus d’une heure pour me rendre à cette pension ! » Il ne savait pas qu’il aurait pu s’y rendre dans dix minutes. Il ignorait que le cocher s’était fait payer le pourboire habituel des naïfs. « Jamais, pensait le jeune homme je ne me débrouillerai dans un pareil dédale ». Il admirait comme des phénomènes ces gens qui, si facilement, se dirigeaient dans ce fouillis de maisons.

Un gros goujat, bouffi de bière, vint s’asseoir près de lui et le questionna :

— Vous êtes venu faire un tour à Québec ?

— Non, je suis venu pour y travailler.

— Où travaillez-vous donc ?

— Je ne travaille pas encore, je viens d’arriver, je cherche de l’ouvrage.

— De l’ouvrage ! je vous souhaite bonne chance. Il y a tant de monde à ne rien faire que la Saint-Vincent ne peut fournir. Vous auriez mieux fait de rester chez vous ou d’aller dans le bois.

Puis, s’adressant à un autre individu qui entrait :

— En voilà encore un exemple de la manière que c’est conduit : il y a dans la ville des ouvriers qui payent leurs taxes et ne peuvent se placer. Dans le même temps, les gens des campagnes viennent travailler ici sans rien payer. C’est ainsi qu’il en est avec le conseil municipal actuel. Si j’étais à leur place moi, je les flanquerais dedans à leur arrivée dans la ville. Allons prendre un coup, Ti-Phonse.

Décidément, personne, depuis l’arrivée du pauvre garçon, ne l’avait encore reçu à bras ouverts. Lui, qui, dans sa paroisse, faisait autorité, se trouvait bien petit en ce moment. Mais il se consolait en songeant à l’avenir : il se disait que lui aussi, un jour, deviendrait débrouillard comme tous ceux qu’il rencontrait. Toujours contemplatif à sa fenêtre, il avait bien hâte d’apercevoir une figure amie. Il n’aimait pas bien fortement Delphis, car il lui faisait un peu figure de rival près de Jeanne, mais il l’admirait. Et puis, rien n’est aussi réconfortant à l’étranger, que la rencontre d’un co-paroissien. Il surveillait donc attentivement la rue, cherchant à distinguer, à la lueur des réverbères, dans la foule des passants, la silhouette de son ami. Enfin, un peu après six heures, sans qu’il l’eût distingué sur le trottoir, Delphis se présenta devant lui :

— Te voilà Hubert ! Y a-t-il longtemps que tu es arrivé ?

— Bonjour, Delphis ! je suis bien content de te voir ; je t’attends depuis deux heures au moins.

— J’aurais bien été te rejoindre à Lévis, mais perdre une journée d’ouvrage, c’est autant de sous de moins ; tu sais qu’on en a jamais trop. Tu as trouvé l’endroit facilement, j’espère ?

— Oui, j’ai pris une voiture. Sais-tu que la route est longue ?

— Longue ! Mais il n’y a pas dix minutes de marche. L’animal t’a fait faire le tour de la ville, je suppose ; ils sont tous voleurs ces diables-là. Je t’assure qu’ils n’ont pas si beau jeu avec moi. As-tu soupé ?

— Non, je n’éprouvais pas la faim et ne savais pas où aller.

— Suis-moi. Ensuite, tu feras les arrangements avec la vieille pour ta chambre et ta pension. Ne la laisse pas faire, car elle surcharge tous les nouveaux ; c’est une vieille crasse. Écoute : c’est huit piastres pour une chambre seule, et sept piastres à deux.

Là-dessus on se mit à table.

— Du bœuf ou des fèves au lard ? demanda une servante à Hubert.

Le bœuf était la viande qu’il aimait le moins ; de plus, les assiettées qu’il en voyait devant lui n’étaient guère alléchantes.

— Des fèves au lard, si ça ne vous fait pas de différence, répondit-il.

On apporta les fèves ; l’assiette était bien remplie, mais surtout de sauce claire.

— Qu’est-ce que vous allez boire ?

— Je vais prendre du lait.

Quelques instants plus tard, il entendit la mégère hurler de sa cuisine :

— Est-il malade, celui-là ? En voilà une menette ! Croit-il que le lait se ramasse sous les gouttières pour en avaler comme un veau ? il a besoin de changer de régime s’il veut que je le pensionne.

Tout de même, le précieux breuvage fut apporté. Le pauvre garçon constata qu’en effet, il y avait du produit de gouttières dans son bol. Chez ses parents, les porcs le mangeaient plus gras.

— Du pouding au pain ou du sirop d’érable ?

Notre affamé se sentait l’estomac vide. Il aurait de grand cœur, accepté une nouvelle portion des détestables fèves, mais puisqu’on ne lui en offrait pas, il fallait s’en passer. Il regrettait bien assez son malheureux lait. « Du pouding ou du sirop ? ». Les deux auraient fait, à son idée, de charmants compagnons ; cependant, il fallait, paraît-il, laisser l’un et prendre l’autre. Or ce dessert, à cause des croûtes qu’il voyait éparses sur la table, lui inspirait une médiocre fringale. Il choisit donc le sirop d’érable, un mets de chez lui et dont il se promettait des délices.

Hélas ! le produit qu’on apporta ne ressemblait à l’original que par la couleur… et encore… Comme on ne lui offrait plus rien, il se leva de table plus affamé qu’en s’y plaçant.

— Heureusement, se dit-il, qu’on ne travaille pas fort ici. S’il me fallait tenir les mancherons de la charrue, toute une journée, avec ce lest dans le corps, j’aurais l’estomac joliment dégonflé vers le soir ; je devrais m’attacher les jambes pour avoir la force de les tenir au tronc.

En sortant de la salle à manger, il rencontra deux pensionnaires qui arrivaient complètement saouls. L’un d’eux, en titubant, le heurta et faillit le renverser.

— Excusez-moi, dit Hubert, je ne vous avais pas vu.

— Pas vu ! on regarde où on met les pieds et on n’assomme pas le monde.

Il fuma une couple de pipes avec son ami, laissa à la maîtresse le temps de se dépêtrer dans sa boutique, puis, s’y dirigea et frappa :

— Pas besoin de « cogner », vous n’arrivez pas de dehors, cria la mégère.

— Je viens pour faire des arrangements au sujet de la pension.

— Quoi ? des amendements ? L’amendement qu’il y a à faire, c’est de prendre la porte si vous n’êtes pas content. Vous m’avez l’air bien regardant. Personne ici ne s’est jamais plaint de la nourriture. Vous vous lamentez peut-être parce qu’on vous nourrit au lait tandis que les autres boivent du thé ?

— Je ne viens pas me plaindre, je viens vous demander si vous pouvez me loger, me nourrir et quel prix vous me chargez.

— Êtes-vous pour longtemps ?

— Je le pense.

— Je charge moins cher aux gens qui pensionnent à l’année. Dans le moment, il me reste une chambre double ; c’est un nommé Tapageau qui l’habite, un bon garçon qui ne se plaint jamais.

— J’aurais préféré une chambre à moi seul, mais puisque vous n’en avez pas.

— Oui, mais vous n’auriez pas une telle chambre pour le même prix. À deux, je ne charge que huit piastres.

— Ah ! je pensais que c’était là le prix d’une chambre simple.

— J’ai remonté mes prix, c’est tout : il le faut bien, puisque tout remonte. À part cela, je suis la maîtresse ici, moi. Allez-vous venir me montrer ce que j’ai à faire ? Est-ce vous ou moi qui tiens cette maison. Ce n’est pas mon habitude de me faire mener, surtout par des arrivants.

— C’est bien : je vais prendre la chambre à huit piastres.

— Je me fais toujours payer d’avance par les nouveaux : moins de risques de se faire voler. Si vous partez avant la fin de la semaine, je n’ai rien à vous remettre : cela compte pour le dérangement.

L’hôtesse et son pensionnaire conclurent le marché sur cette base.

Ce soir-là, Morin se rendait à une partie de hockey. Son ami, brisé par les aventures de son arrivée, décida de se coucher de bonne heure. On le conduisit à sa chambre. Tapageau était absent, Hubert ferma la porte, content de se sentir enfin seul dans un chez lui. Comme il n’y avait pas de chaise, il s’étendit tout habillé sur la couche. Mais croyant la fenêtre ouverte, il se leva aussitôt pour la fermer. Tout était bien clos. Il dut donc constater que la maison n’était pas chaude. Après avoir entrebâillé la porte pour laisser pénétrer la chaleur d’en bas, il se recoucha en étendant son paletot sur lui. Se trouvant dans une position avantageuse pour inspecter la pièce, il en commença l’examen : D’abord le lit, une couchette de fer émaillé ; seulement, il ne restait d’émail que juste pour prouver sa présence antérieure. Le drap était gris, les couvertures grises et les oreillers de coutil bleu. C’était la première fois qu’il voyait des oreillers d’une autre couleur que le blanc. Aux murs de crépi, pendaient quelques lambeaux de papier-tenture. Le plâtre du plafond, fumé ici, détaché ailleurs, laissait en partie voir le lattage à nu. À la fenêtre : rien ; non, le givre adhérant aux vitres. Près de cette ouverture, une petite table sans couleur, supportait un bassin de tôle. Dans deux coins, des bouteilles vides, couchées et debout. Pendant son inspection, il entendit sous sa couche, un bruit qui le fit sursauter. Croyant à une niche de quelque farceur caché là-dessous, il se leva d’un bond. Il aperçut alors deux énormes rats qui se disputaient une savate et détalèrent à sa vue. Il les avait d’abord pris pour des chats.

« Si je puis commencer à gagner, songea-t-il, je ne moisirai pas dans cette maison. Au prix que je paie, il doit y avoir moyen de se loger plus proprement. Comment se fait-il que Delphis, dans la ville depuis si longtemps, ne soit pas mieux installé. Cette chambre est peut-être pour les arrivants ; les bonnes sont sans doute réservées aux anciens ».

Il se retourna alors vers un endroit qu’il n’avait pas encore observé. À sa surprise, il découvrit une boîte d’une bonne grosseur, presque pleine de carottes ; à côté, un sac de pommes de terre.

« Pourtant je ne suis pas à la cave, puisque j’ai gravi plusieurs escaliers. Drôle de maison ; c’est au grenier que l’on emmagasine les légumes. Goûtons les carottes ; ce sera quelque chose dans le ventre. »

Les légumes, tous mous, se mâchaient à peu près comme des éponges.

Vers dix heures s’amena, un peu gris, son compagnon de chambre. Comme il regardait Hubert sans le saluer, sans rien dire mais sans méchanceté ce dernier lui demanda :

— C’est vous monsieur Tapageau, je suppose ?

— Oui.

— Il paraît que nous allons chambrer ensemble ; ça ne vous dérange pas trop ?

— Cela m’est égal, car je ne viens ici que pour me coucher. Le lit est assez grand pour deux. Moi, vous savez, je suis fait ainsi : je suis toujours content de tout.

— Fait-il toujours froid de même ici ?

— En hiver, c’est souvent plus froid, mais jamais plus chaud.

— Ça ne doit pas être facile de dormir ?

— On n’a qu’à se coucher saoul, on ne s’aperçoit pas de la température. Moi, j’aime mieux coucher ici en hiver qu’en été : au moins les punaises sont gelées.

— Comment ! il y a des punaises ?

— Plein les murs. Mais ça ne fait rien ; on s’habitue et puis, on se couche presque toujours gonflé de bière.

Ça les chasse ça ?

— Non, mais on ne les sent pas.

— J’ai vu tantôt un rat qui voulait emporter une bottine.

— « Cré gieux » ! j’ai encore oublié de suspendre mes chaussures au plafond. On dirait que ces bêtes crèvent de faim ; elles m’ont déjà massacré deux paires de bottes.

— Pourquoi ne les détruit-on pas ?

— C’est inutile d’essayer, il y en a trop.

— Le diable doit être dans la cuisine avec de pareils animaux.

— Bah ! quand c’est cuit on ne s’en aperçoit pas.

— Hein ? quoi ? vous ne dites pas qu’on les fait cuire ?

— Je ne pourrais pas assurer ; je veux seulement parler de ce qu’ils peuvent faire dans les armoires.

Tout en poursuivant cette intéressante conversation, les deux nouveaux copains s’étaient dévêtus et mis au lit.

***

À quelques jours de là, par un dimanche avant-midi, Hubert et Delphis causaient en fumant, dans la chambre de ce dernier.

— Qu’as-tu envie de faire aujourd’hui, Hubert ?

— Je ne sais pas. Il ne faut pas songer à visiter des amis, je ne connais même pas mes voisins. Toi, où vas-tu ?

— Il fait un temps de chien : il n’y a rien de mieux à faire que de s’enfermer dans un hôtel et de boire toute la journée.

— Je ne suis pas assez « argenté » pour cela.

— Tu peux aller au théâtre.

— Je vais d’abord penser à diner ; je n’ai pas encore mangé à mon appétit depuis que j’habite la ville. J’espère que nous aurons un repas de dimanche.

— À propos du diner : on va t’offrir des fraises pour dessert, mais…

— Comment, des fraises ! Dis-tu bien des fraises ? de vraies fraises, pas des imitations ? Il nous font donc crever la semaine pour nous faire mieux apprécier les douceurs du dimanche.

— Laisse-moi donc achever : je veux te conseiller de ne pas choisir les fraises, mais plutôt les biscuits au gingembre.

— Veux-tu rire de moi ?

— Non, on va t’offrir des fraises, mais on n’en apporte qu’une.

— Une ! et piquée sur une épingle, je suppose ?

— Ce ne sont pas de petites fraises sauvages, mais de grosses fraises de jardin ; elles en valent plusieurs autres. On en sert une dans beaucoup de jus.

— Dis donc Delphis : il doit y avoir d’autres pensions à Québec.

— Oui, mais on paie plus cher. Plusieurs paraissent plus propres et la nourriture y est meilleure, mais on n’y gagne pas, les assiettes sont plus vides.

— Si elles sont plus vides qu’ici, on ne doit les mettre sur la table que pour servir de miroir.

— Et puis, continua Delphis, ce ne serait pas commode pour nous : il nous faudrait faire une grande toilette à chaque repas.

— Ici, ce n’est pas nécessaire : on ne mange qu’en rêve.

— Chacun son idée, Hubert : mais je préfère en avoir un peu moins dans le ventre et plus sur le dos et dans mes « poches » pour mes plaisirs.

— Je ne sais pas comment on peut avoir la force de s’amuser quand les deux parois du ventre se frottent l’une contre l’autre, rétorqua Hubert.

— Laisse donc faire. On s’habitue, tu verras.

— Oui, s’habituer à vivre d’air. Seulement, dans cette maison, l’air est trop froid pour nourrir.

— Veux-tu fumer une cigarette ? offrit Delphis.

— Non, merci ; tu ne fumes pas la pipe ?

— Non, affirma Morin.

— Crois-tu la cigarette plus nutritive ?

— Je ne le sais pas.

— Mâcher de la gomme, qu’en penses-tu ? questionna Rioux.

— La digestion se fait plus vite.

— Connais-tu un moyen de la retarder ?

— Se coucher la tête en bas ou se pendre par les pieds, répliqua Morin.

— La mort par strangulation doit être moins triste que celle par inanition.

— Alors, tu n’as rien décidé pour après-midi ? demanda Delphis.

— On dit qu’à ne rien faire, on ne perd pas de force, expliqua Hubert ; alors on peut vivre plus longtemps sans manger. Ainsi, je suis tenté de dormir toute la journée. Par malheur, je n’ai que des songes de famine. Il me vient une idée : si je buvais de l’eau ; il y a quelque nourriture là-dedans. Un gallon à la fois, par exemple : je me sentirais au moins le creux de l’estomac bouché. Je vais commencer, même au risque de mourir noyé ; on dit que c’est la mort la plus silencieuse. Dans une maison où chacun se fâche quand on l’éveille pendant qu’il cuve son vin, une telle mort a son utilité.

— As-tu des nouvelles de chez vous ? demanda Morin.

— Non, je n’ai pas même écrit. J’ai bien essayé l’autre jour, mais les idées ne me venaient pas ; je ne pensais qu’au porc frais et aux volailles rôties. Quand je me suis aperçu de ma distraction, j’avais mangé la moitié du manche de ma plume.

— J’ai reçu des nouvelles du père, moi.

— Il ne t’a pas envoyé de victuailles avec la lettre ? s’enquit Rioux.

— Non, il dit qu’ils vont tous bien.

— C’est qu’ils ont le corps plein. Quand tu lui écriras, recommande-lui de ne pas jeter aux cochons les bidons de soupe aux pois qu’ils ont de trop ; ça ne serait pas perdu ici.

— Il n’y a rien de bien nouveau par là, continua Delphis.

— Personne de mort de faim, alors.

— Le nouveau est encore plus rare l’hiver que durant l’été.

— Oui, car tu n’y vas que l’été et c’est du nouveau que de manger à ta satisfaction. Tu te fais des forces pour plusieurs mois, prononça ironiquement Rioux.

— Tu m’assommes à la fin avec tes histoires de mangeaille. Pourquoi n’y es-tu pas resté chez vous, pourquoi n’y retournes-tu pas ?

— Écoute, Delphis ! tu ne me feras pas croire qu’il faille nécessairement crever de faim dans la ville. Laisse-moi la connaître, me gagner quelques sous et je trouverai bien le moyen de me loger convenablement.

— Je te plains, mon vieil Hubert ! Avec de telles idées, tu n’auras jamais un maigre sou dans ton gousset pour tes plaisirs. Tu vivras comme un ermite. L’amusement des autres sera ta seule distraction.

— Alors, à ton avis, il n’y a que deux alternatives, constata Hubert : mourir de faim en s’amusant, ou d’ennui le ventre plein. Pourtant, les gens que je rencontre me paraissent vivre ; à moins qu’ils ne soient tous que des revenants. Dans ce cas, Québec ne serait qu’un purgatoire.

— Tu ne me parais pas aimer beaucoup la ville. Si tu désires t’enterrer vivant, c’est bien facile : retourne à la campagne. Cependant, je te conseillerais d’attendre un peu, d’étudier la vie de citadin : quand tu la connaîtras, tu ne voudras jamais l’abandonner.

— J’aime la ville mais non la pension. Pour retourner chez nous, jamais de ma vie. Je souffrirai plusieurs fois de la faim avant de me résigner à une telle humiliation. D’autant plus que, d’après les propres paroles du père, puisque j’ai quitté la maison, elle m’est fermée à tout jamais.

— Il faudra pourtant bien que tu ailles y chercher ta Jeanne, si tu veux l’épouser.

Hubert feignit l’indifférence :

— Elle n’est pas la seule fille au monde. Depuis que je vois celles qui se promènent sur les rues, je constate que celles de chez nous feraient piètre mine auprès d’elles.

Delphis eut peine à cacher un tressaillement de satisfaction. Habitué à la fréquentation de filles légères, il connaissait mieux la valeur d’une femme sérieuse et irréprochable. Croyant Hubert déjà plus faible dans son amour, il profita de ses dispositions :

— Mon vieux, il me vient une superbe idée : Allons veiller chez des gens que je connais : une vraie maison où s’amuser : d’aimables et jolies filles, de la danse, du chant, de la musique. Sans même entamer notre fortune, nous allons rire comme des fous.

— J’en suis, approuva Hubert. Crois-tu que nous pourrons attraper une bouchée ?

***

Hubert continuait son apprentissage de citadin. Malheureusement, le groupe d’amis qu’il s’était donné, ne contribuait pas à sa formation morale. La position promise par Delphis n’avait pas duré. Ne sachant aucun métier, il lui fallait servir comme manœuvre. Il ne s’occupait qu’à de rudes travaux : terrassement, construction de béton, pavage de rues et bien d’autres. Il peinait dix heures par jour sous la conduite d’un contremaître. Ce n’était plus le travail libre des champs, dans l’air pur, sous le beau soleil, sans autre maître que l’entente mutuelle avec son père.

Le soir, malgré sa rude journée, avec sa robuste constitution, il pouvait encore se livrer aux plaisirs dont l’attrait l’avait détaché du sol. Par malheur, ils n’étaient pas tous recommandables. Il fallait bien suivre les amis, ne pas se montrer trop villageois. Aussi, afin de paraître déluré, joyeux compagnon, Rioux s’en donnait-il quelquefois plus qu’il n’eût désiré. Les soirées se passaient au théâtre et plus souvent dans les buvettes. À ce jeu, il attendait toujours son salaire de la semaine. Jamais plus riche, jamais plus heureux. Dix heures de dur travail pour une veillée de plaisir souvent malsain. La même vie triste et inutile, tous les jours de la semaine, toutes les semaines de l’année et peut-être toute la vie. Le salaire de chaque jour à peine suffisant pour vivre ; pas plus d’épargnes d’un mois à l’autre.

Petit à petit, Hubert en vint à faire le coup de poing dans les tavernes et aux coins des rues. Ses compagnons, spéculant sur sa grande force musculaire, attisaient des chicanes, comptant sur lui pour rester maîtres du terrain. Un soir, à la suite d’une de ces rixes, poursuivi par un gardien de la paix, il arriva chez lui à moitié ivre. Une lettre de sa sœur l’attendait.



Mon cher Hubert : —

La fatigue de la journée m’accable, mais pas au point de m’empêcher de t’écrire. Tout est bien silencieux à la maison ce soir. Papa, se levant avec le soleil, ne tarde pas à se mettre au lit. Moi, je n’ai pas sommeil et je voudrais quelqu’un avec qui causer. Te souviens-tu des bonnes veillées que nous passions ensemble autrefois ? Tout nous était sujet à plaisir, car la vie était heureuse alors. Toi, tu imitais à s’y méprendre la voix et les gestes des originaux de la paroisse, tu savais découvrir tous leurs petits ridicules. Moi, je te faisais le potinage. J’avais toujours un tas de nouvelles à t’apprendre. Nous y mettions bien quelquefois un peu de malice, tu te rappelles ? Maintenant, la maison est bien tranquille et les veillées bien longues. Heureusement, j’ai mes travaux à l’aiguille et quelques livres. À propos de livres : tu devrais bien m’en envoyer quelques-uns ; il est si facile de se les procurer chez toi ; je t’enverrai l’argent. Nous ne voyons pas beaucoup de monde et faisons peu de visites ; on dirait que le deuil est sur la maison. Te rappelles-tu les joyeuses veillées de jeunes que nous faisions jadis ? La maison était alors pleine de nos amis ; c’était un plaisir fou. Papa même venait s’en mêler ; il se montrait aussi jeune et gai que nous tous.

Pauvre père ! il n’est pas aussi joyeux maintenant, il se tue à l’ouvrage, malgré les recommandations de maman. Nous avons bien un serviteur qui passe pour laborieux, mais père prétend que ce n’est qu’un cheval de plus à conduire. Il dit qu’il n’est pas intéressé, fait juste sa journée de travail, et que lui, le père, doit tout surveiller. Aussi, ce qu’il en taille de l’ouvrage ! Il travaille comme deux. Plusieurs lui ont conseillé de vendre, mais à chaque fois, il devient rouge de colère. Je trouve qu’il a parfaitement raison, car, de mon côté, j’aimerais autant mourir que de voir des étrangers maîtres chez nous. Ce printemps, il voulait faire les semences seul, disant qu’il n’avait besoin de personne. Ce n’est que sur les instances de maman qu’il a fini par prendre un homme. Je l’aide de mon mieux, je herse même. Certains prétendent que c’est une honte, au temps où nous vivons, de voir une jeune fille se promener dans le labour du matin au soir. À mon avis il n’est pas dégradant de tenir en ordre et de faire pousser ses champs. Tout de même, j’étais bien fatiguée le soir ; quelquefois, je ne me sentais plus les jambes. Avec tout cet ouvrage, il m’a fallu négliger mes chères fleurs ; mais elles m’aiment tant qu’elles poussent quand même. Une couple de fois quand, avec les chevaux, j’étais de retour des champs, papa, tout sérieux, m’a regardée une « secousse », m’a mis la main sur l’épaule et m’a secouée un peu fort ; puis, se détournant, il s’est éloigné à grands pas. Que voulait-il dire ? Me reproche-t-il d’être une fille, ou est-ce sa façon de me remercier ?

Maman m’a dit une fois, qu’à mon départ, le père vieillirait de plusieurs années d’un seul coup. Ensuite, elle a ajouté qu’il fallait suivre le chemin tracé par Dieu, ne pas manquer sa vie à cause des vieillards qui, eux, n’en ont que pour quelques années à vivre. Après un instant de silence, elle a continué : « Tu sais, ma petite fille, ton père serait bien affligé à ton départ, mais encore plus de te savoir melheureuse ». Elle parlait sans me regarder, mais je voyais qu’elle était toute rouge. Je pense qu’elle regrettait ses premières paroles et ne savait plus comment s’en tirer.

Après cela, j’ai réfléchi pendant toute une semaine et j’ai bien prié. Enfin, l’autre jour, j’ai pris une décision, j’ai fait une chose qui m’a bien gonflé le cœur. Tu sais que je devais me marier après les foins. Eh bien, j’ai rencontré Paul ; il m’a parlé du mariage. Alors je lui ai dit que je ne pouvais pas laisser mes parents, que je devais lui rendre sa parole. Il est devenu comme pétrifié. Je me sentais les yeux tout pleins, et j’allais me sauver. Il m’a demandé : « C’est vrai cela, Adèle, C’est pour les vieux seulement, vous avez toujours de l’estime pour moi ? » J’ai répondu : « Oui ». Je n’étais plus capable de parler et je m’éloignais vite, lorsqu’il m’a crié : « Adèle ! je vous attendrai tant qu’il faudra ». Il m’en a fallu du courage pour lui parler ainsi. Je ne craignais pas pour moi, car je puis supporter bien des petites douleurs ; mais ce pauvre Paul ! j’ai bien peur qu’il ne souffre beaucoup. Tu dois trouver mon cher Hubert, que je te raconte un tas de petites choses, mais j’avais besoin de m’épancher et n’avais personne. Il y a bien Jeanne, ma grande amie, mais on dirait qu’elle préfère ne pas me rencontrer. Elle ne m’a jamais parlé de toi ; de mon côté, je n’ose pas lui donner de tes nouvelles.

Je te renseigne sur mes affaires sans m’être encore informée des tiennes. Surveille ta santé et reste bon garçon ; j’espère que tu ne souffres de rien.

Tu sais, si tu voulais revenir, je pourrais peut-être parler à papa.

Bons baisers et bonne chance.
Adèle.

Après cette lecture, le frère fut envahi par une foule de pensées confuses s’entre-choquant au hasard.

« Ce que la petite travaille à cause de moi ! Pourquoi aussi se river de la sorte à une motte de terre ? Pourquoi ne vient-elle pas me rejoindre ? Ce serait tout de même un rude choc pour les vieux. J’ai peut-être mal agi en les quittant. Cependant, la mère l’a dit à ma sœur : « Il faut suivre le chemin qui nous est tracé ». Or, le mien est situé dans la ville. Retourner là-bas ?… non, jamais ! Qu’y aurais-je fait de ma soirée, aujourd’hui ? Dormir comme les vieux, ou m’ennuyer comme Adèle. Au lieu de cela, je me suis fièrement amusé. Le père travaille dur, oui, mais le vieil entêté n’a qu’à vendre. Jeanne est une belle et bonne fille, surtout quand on n’en a pas vu d’autres. Mais quand on a passé quelques mois à Québec, on la trouve engourdie près des citadaines. C’est curieux :… est-ce que je n’aurais plus envie de l’aimer ? Pourtant, je me serais fait tuer pour elle autrefois. On serait bien scandalisé, chez nous, si on connaissait mon genre de vie. Bah ! elle n’est pas si mauvaise après tout : je ne fais de mal à personne. C’est vrai que dans ma paroisse les gens s’épouvantent de peu. Là-bas, je passerais pour un diable ; ici, on me considère comme un bon garçon. Enfin, je suis content de mon sort ; que Dieu les protège à la maison. À chacun de courir sa chance dans le monde. N’empêche que la Jeanne est une charmante fille ».

À la suite de ces réflexions décousues, Hubert, lourd d’ivresse, s’endormit.