Les Éditions Marquette (p. 106-127).

VI

L’intrigue dans la beauté

La rentrée des foins s’achevait.

Généralement, les personnes non initiées croient que cette période est terrible pour le cultivateur. Elles le voient trimer depuis le lever jusqu’au coucher du soleil ; elles se le figurent ruisselant de sueurs, travaillant comme sous la conduite d’un garde-chiourme, toujours prêt à défaillir sous une tâche plus grande que ses forces. Pour un observateur, ces travaux sont loin de paraître une corvée surhumaine. La disparition de la rosée commande seule le départ pour la prairie. Chez plusieurs, les chevaux exécutent maintenant le plus gros du travail : fauchage, fenaison et déchargement sur le fenil. L’ouvrage à la fourche est loin, non plus, de tuer son homme. Regardez avec quel entrain la besogne avance : le soleil est chaud, l’air embaumé ; les insectes dérangés de leurs nids, font entendre leurs crissements de partout ; une bonne brise stimule les travailleurs. Dans cette atmosphère limpide et vivifiante, sur cette terre qui lui cède ses trésors, cette manne qu’il n’a qu’à ramasser, l’homme des champs reçoit, durant son travail, un regain de vie.

Observez-le : Le foin, doux à l’odorat, retenant encore un peu de sa couleur, verte, est disséminé par tas sur le champ. Des « veillottes » presque entières, enlevées par un bras musculeux, volent dans le chariot. Les enfants, joyeux « fouleurs », en reçoivent une partie sur la tête ; puis, avec des cris de joie, des rires perlés, se précipitent à l’escalade de la brassée suivante. Aussitôt, le chargeur avertit :

— Tenez-vous bien.

Pendant que la fourragère, avec son cheval la bouche pleine de brins d’herbe, se dirige vers une autre meule, les enfants se laissent tomber ou se culbutent sur la charge molle.

Quelquefois, les jeunes parents du village, pour se procurer une partie de plaisir, viennent « fouler » chez un oncle. C’est alors que les grands cousins chargent avec un perpétuel sourire sur la figure. Leurs sœurs, tout en riant, paraissent songer devant les joyeux ébats de leurs parentes : « Comme il faut que vous soyez naïves pour vous amuser à des riens. »

Souvent une grande fille, pour se montrer plus habile, plus garçonne que les autres, peut-être aussi pour se rapprocher du charmant cousin, s’arme d’un râteau de bois, suit le chargeur et ramasse les brindilles que laisse la fourche. Elle s’avise même de vouloir charger. Avec autant d’efforts qu’il en faudrait pour soulever un lourd fardeau, avec des cris, des exclamations, elle parvient à rendre dans la fourragère, tout juste une poignée de foin. Les quolibets, les taquineries, les bons mots, les éclats de rire, forment alors, autour de la voiture, un orchestre de flûtes vivantes. Cependant, le grand cousin, homme galant, en clignant de l’œil vers la rieuse fille, discrètement dispose pour elle de petits tas de fourrage solidement roulés. La jouvencelle, avec des cris vainqueurs, les soulève et les lance à la tête des « fouleuses ».

La charrette pleine, il faut descendre pour soulager la bête de trait. Malgré les hommes qui tendent leurs bras pour amortir la chute, ce n’est qu’après de grands cris de peur que les jeunes filles se laissent tomber en bas. Les plus espiègles se taisent, restent sur la charge et s’y creusent une cachette. Le cheval est alors forcé de se montrer bon prince comme ses maîtres.

Au repos du soir, après cette journée chaude, l’odeur des foins coupés embaume l’atmosphère. De la grange, pleine à craquer, les parfums du trèfle s’échappent par toutes les ouvertures. L’herbe, avec la nuit, s’imprègne de rosée. La chaleur plus humide, dégage mieux les senteurs du sol. Les fleurs prodiguent les suavités dont elles sont plus mesquines le jour. Peu à peu, par en bas, comme montant de la terre, comme un gaz de plus en plus sombre qui s’en échapperait, l’obscurité recouvre la campagne, s’élève, atteint le firmament, et de la noirceur sortent les étoiles. Les sons, moins nombreux que les bruits du jour, sont par cela même et par l’air moite, rendus plus perceptibles.

Dans le silence, on entend le coin-coin des canards sur l’étang. Les oies qui pataugent dans la mare, pour appeler peut-être leurs congénères sauvages et invisibles, jettent leur cri « mohak, mohak ». À cet appel, les jeunes gens couchés dans l’herbe, rêvent aux palmipèdes libres qu’ils chasseront à l’automne.

Avant le sommeil, les muscles sont déjà détendus. Le fermier et sa famille désirent déjà le lendemain et son labeur, le lendemain qui réveillera des personnes joyeuses, à l’esprit lucide et large comme les horizons que leurs yeux contemplent.

***

C’est par une telle journée, que Delphis Morin, fièrement assis au volant d’un Ford nouveau modèle, se dirigeait vers Trois-Pistoles. De plus en plus, son rêve devenait une réalité ; ses ruses, ses fourberies paraissaient lui assurer la victoire. Depuis longtemps il travaillait à atteindre son but, il calculait ses chances. Pour réussir il n’était pas scrupuleux sur le choix des moyens. Il avait entrepris la lutte pour gagner le cœur, la main et l’argent de Jeanne Michaud ; or, la première manche lui appartenait. Il avait si bien manœuvré ! D’abord, connaissant l’amour de Jeanne pour son voisin, il savait ses chances nulles tant que le jeune Rioux vivrait à Trois-Pistoles. Il avait donc réussi dans ce qu’il croyait être le plus difficile de sa tâche : éloigner le jeune homme, et, par cela, le déposséder de son héritage. Tout s’était passé sans qu’Hubert soupçonnât sa bonne foi. Plus encore : le jeune homme, dans sa naïve droiture, croyait devoir de la reconnaissance à celui qui, dans ses premiers pas de citadin, l’avait guidé. Si Delphis n’avait pas réussi, pour attacher son ami à la ville, à lui procurer toutes les félicités promises, il l’avait au moins aigri contre la terre, il avait fouetté son orgueil pour l’empêcher de revenir aux siens. Il n’était pas encore parvenu à vautrer complètement sa victime dans la débauche, mais il lui avait appris à boire et à jouer ; le reste viendrait facilement. C’en était assez pour perdre l’ancien fiancé dans l’estime de Jeanne Michaud. La jeune fille, libre de son cœur, Delphis se chargerait de la manier à sa guise. Il est vrai que, d’après Hubert, elle ne consentirait pas à venir vivre dans la ville, mais que lui importait à lui, Morin ? La ville, il en avait goûté toutes les misères et tous les plaisirs. Il y avait fait joyeuse jeunesse. Maintenant, il se serait cru bien stupide de ne pas recueillir l’héritage que son père, par tant de labeurs, lui conservait. Jeanne lui apporterait aussi quelqu’argent. Avec cela, il pourrait, de temps en temps, se permettre un voyage à la ville, « se décrasser » un peu, comme il le disait. Plus tard, si la campagne lui devenait insupportable : une terre se vend, une femme doit suivre son époux. Lui qui avait vautré sa jeunesse dans toutes les débauches, il se serait cru bien fou de ne pas prendre une femme saine, jolie et de tout repos. De plus, la possession de quelques mille piastres, valait bien un petit sacrifice.

Le plus difficile maintenant, était la conquête de la jeune fille. Il lui faudrait ruser avec elle, se montrer bon, pieux, reprendre goût à la culture, admirer les beautés de la campagne, louer la sagesse de ceux qui s’attachent à la terre, décrier la vie des villes, regretter le séjour qu’il y avait fait. Delphis pouvait se plier à toutes ces hypocrisies. Par-dessus tout, il fallait en imposer à Jeanne, flatter la vanité que possède toute femme, éclipser les prétendants par ses allures d’homme aisé. Il possédait pour cela l’arme nécessaire : une automobile lui appartenant en propre.

Ce midi-là, Pierre Michaud entra chez lui mi-grondeur, mi-souriant :

— Je viens, annonça-t-il de voir une chose renversante : Delphis Morin qui arrive de Québec en automobile ; et une machine lui appartenant, à ce qu’il dit.

— Ah bien, tu m’apprends là une nouvelle incroyable, répondit sa femme : le garçon de Charles Morin qui marche comme un millionnaire ?

— C’est comme je te le dis : il est arrêté au « faubourg ; » il y a tout un rassemblement autour de lui. Dès qu’il m’a aperçu, il est venu me donner la main, m’a dit que je rajeunissais, s’est informé de toute la famille ; il doit arrêter vous voir en passant. Il voulait me faire attendre pour me faire monter avec lui. Il a joliment le tour de faire le monsieur ; on dirait un ministre qui visite son comté ; avec cela, pas laid garçon.

— Je t’assure mon pauvre vieux, constata l’épouse, qu’à la ville on peut s’attendre à tout ; ils vous revirent un homme pour le bien ou le mal en un tournemain.

— Il y a toujours bien du sortilège là-dedans. D’après monsieur le curé et Jean Rioux, par là, les gens crèvent de faim ; ils viennent se promener à la campagne pour s’engraisser. D’après Jean, ce serait tous des chenapans, des vauriens, des renégats. D’un autre côté, je vois Delphis Morin, parti d’ici depuis peu, avec la seule chemise qu’il avait sur le dos, et encore, de grosse flanelle, puis nous revenir habillé comme un seigneur, poli, la parole en bouche comme un candidat qui fait des promesses électorales, et dans une voiture qui vaut la moitié d’une terre. Il y a là-dedans quelque chose que je ne puis pas comprendre.

— N’empêche, répliqua Jeanne, que son père se tue à l’ouvrage. S’il était riche comme il le dit et s’il avait un peu de cœur, il pourrait bien payer un serviteur au vieux. Un jeune homme qui laisse son vieux père s’échiner sur le bien, moi…

— Tout ça, ma fille, interrompit la mère, ce sont des idées de Jean Rioux ; à l’entendre, si un homme ne laboure pas la terre il est damné. La terre, je ne dis pas que ce ne soit pas beau, ni qu’on n’y vive pas bien, mais ce n’est pas avec elle qu’on peut acheter des automobiles.

Ça, c’est vrai, ma femme, il faut là-bas qu’ils ramassent l’argent comme des roches. Pourtant, il paraît que le jeune Hubert tire le diable par la queue, et même que souvent elle lui casse dans les mains. Si ce qu’on dit est vrai, ce ne serait pas surprenant : on répète qu’il boit comme un canard.

— Hein ? Tu me surprends, mon vieux. Lui qui ne prenait un coup qu’aux Fêtes et pour rendre une politesse Où as-tu appris cela ?

— C’est de Samuel à Pierre, avec qui je revenais tantôt. Je lui parlais de l’automobile de Delphis, lui disant que peut-être un jour, Hubert arriverait avec une pareille. Là-dessus, il m’a dit qu’il dépensait tellement d’argent à boire qu’il ne lui en restait pas assez pour manger à sa satisfaction.

— Papa, vous savez qu’il ne faut pas croire tous les cancans qui se colportent.

La jeune fille, toute rouge de cette nouvelle blessure au cœur, et aussi d’avoir défendu son ancien fiancé, sortit comme pressée de finir quelqu’ouvrage.

— Ah bien, moi, ma fille, continua le père, je ne sais pas, je répète tout bonnement ce qu’on m’a dit. Seulement, je ne voudrais pas le raconter en dehors de la famille : ce pauvre Jean en a bien assez sur les épaules ; il se croit déshonoré. Bon, bien ! j’ai pu me procurer le morceau de faucheuse que j’ai cassé hier. À cette heure, il faut se préparer pour une bonne après-midi d’engrangement. En attendant le diner, je vais poser cette pièce de rechange à la faucheuse et commencer à couper le tour des clôtures, dans la pièce d’orge.

— Inutile de te tailler de l’ouvrage pour trois heures, avertit l’épouse, nous dinons dans quelques minutes. Les garçons vont finir de tourner la pièce du Rocher Carré et aussitôt… ; tiens, je les vois qui reviennent. Soigne les chevaux et la table sera servie. Jeanne !

— Oui, maman.

— Viens donc commencer à préparer la table, ma petite fille. Il faut diner de bonne heure, car les hommes ont gros de foin à rentrer et le temps paraît se salir. Ce serait malheureux que le fourrage attrapât de la pluie, car il est à point. Si les nuages deviennent trop menaçants, nous irons donner un coup de main. As-tu fini de sarcler ta plate-bande de fleurs ?

— Oui, et j’ai posé des tuteurs aux dahlias.

— Le rose commence-t-il à faire des boutons ?

— Oui, mais ils ne sont pas encore gros ; nous l’avons planté après les autres.

— Il a besoin de faire des fleurs, et des fleurs roses. S’il ne rapporte rien, après ce que dit le catalogue et ce que nous avons payé pour l’acheter, je l’arrache, le retourne tout vivant et réclame mes sous. Tasse donc les couverts un peu, je ne serais pas surprise que Delphis Morin nous arrive sur le coup de midi.

— Pensez-vous ? Il n’est pas encore allé chez lui, puisqu’il vient d’arriver. Il doit avoir hâte de montrer sa nouvelle voiture à sa famille.

— Bah ! une demi-heure plus tôt ou plus tard. Songe que ses parents demeurent à trois bons milles. Je ne sais trop, mais j’ai un pressentiment qu’il va apparaître. Après tout, je n’en serais pas fâchée ; j’aime toujours à voir des gens qui viennent de loin : ils ont tant de nouvelles à nous apprendre. Avec cela, le garçon est amusant, il a la langue bien pendue.

— Je crois plutôt qu’il ira chez monsieur Rioux pour leur donner des nouvelles.

— Ah, ah ! c’est Jean Rioux qui le mettrait dehors du bout du pied. Il ne peut pas le voir sans que le sang lui fasse un tour. Pourtant, c’est lui qui a trouvé de l’ouvrage à son garçon, à Québec.

— Oui, mais il lui a aussi conseillé de partir.

— Hubert n’était pas un enfant ; il ne l’a pas emmené de force.

— N’empêche, maman, que si Hubert n’avait pas rencontré Delphis, il ne serait pas parti ; la maison des voisins serait beaucoup plus joyeuse qu’elle ne l’est actuellement. Delphis leur a fait bien du mal ; c’est en voulant les aider, sans doute, mais le mal est là quand même.

— C’est bien malheureux pour les Rioux, ma fille, mais si Hubert parvenait aussi bien que l’autre, ce serait une chance. Il est vrai que Delphis est un débrouillard peu ordinaire. Parti d’ici sans le sou, le voilà qui, après quelques années, nous revient comme un homme riche. Il n’y a que les richards qui ont de telles voitures dans la paroisse ; je pense que la fille qui le décrochera, sera chanceuse.

— Si elle aime la ville.

— Toi Jeanne, tu aurais bien fait d’être la fille ou plutôt le garçon de Jean Rioux ; tu me parais avoir ses entêtements pour la terre.

— Mais, c’est naturel ! Vous l’aimez bien, vous aussi, la terre.

— Parce qu’il faut que j’y reste. Sans cela, je te dirai bien franchement, je n’aurais pas détesté être une dame de la ville, une personne qui n’a qu’à se promener et voir de belles choses. Voici Delphis : je t’avais bien dit qu’il arrêterait nous voir en passant. Es-tu assez proprement vêtue ? Arrange-toi vite les cheveux.

Morin, sous le sourire engageant de la maîtresse, entra en se rengorgeant.

— Bonjour, madame Michaud, ça va bien ?

— Bonjour, monsieur Morin ; oui, ça va, je vous remercie ; mais ça ne va pas encore aussi bien que vous, à ce que je vois. Vous n’arrivez pas à pied.

— Bonjour, mademoiselle Jeanne, la santé est bonne ?

— Oui, merci.

— Seigneur de Dieu ! regardez-moi donc cette belle voiture, s’exclama madame Michaud. Ça reluit à s’y mirer. Vous avez dû en payer des piastres pour une pareille machine ?

— Oui, un peu. Mais que voulez-vous ; il faut bien mettre son argent quelque part. J’aime autant le placer sur cette machine que sur une terre :

— Vous avez bien raison, répondit la mère.

— Seulement la récolte est moins forte, répliqua la jeune fille.

En ce moment, les garçons arrivaient des champs. On se donna la main, on admira la voiture, on s’informa des conditions du travail dans la ville, des personnes de la paroisse qui l’habitaient. Delphis accepta l’invitation à diner, et l’on se mit à table.

— Et Hubert, demanda l’un des garçons, le vois-tu, comment s’arrange-t-il ?

— Ah bien, pas trop mal. Il se tire d’affaire comme il peut ; seulement, il n’a pas eu beaucoup de chance : il a manqué d’ouvrage. Après tout, ce n’est pas un mauvais garçon. Mais vous comprenez : tout nouveau, tout beau. Au bout de quelque temps il va s’habituer et ne sera pas pire qu’un autre.

— Il n’a pas eu envie de descendre avec toi ? demanda le père.

— Peut-être, mais le voyage coûte toujours quelque chose. J’aurais bien pu lui prêter de l’argent, mais en donner sans savoir s’il nous sera rendu, on se corrige de cela. J’en ai déjà bien perdu en le prêtant à des amis.

— Pourtant, opina l’un des garçons, Hubert était bien honnête, par ici.

— Je ne veux pas dire qu’il soit voleur ; seulement, s’il emprunte sans pouvoir payer, bien fou qui se laisse prendre.

— D’après ce que je vois, songea tout haut le père, le pauvre garçon aurait mieux fait de demeurer chez lui. Mais, dis-moi donc, Delphis, comment se fait-il que tu ramasses tant d’argent, pendant qu’un si grand nombre ne font que vivoter ?

— Voici le grand secret, monsieur Michaud : se tenir à l’affût des occasions et ne pas les manquer.

— Oui, le secret doit être grand, et il n’est pas divulgué à bien des gens.

— Moi je dis, énonça la mère, qu’à la ville, les pauvres le sont par leur faute.

La vieille femme, à son habitude, parlait comme une linotte ; frappée uniquement par ce qui éblouit, elle n’allait jamais au fond des choses. Son époux, doué d’un meilleur jugement, et ne voulant pas laisser ses garçons subir l’influence de Morin, répliqua :

— Pour un qui gagne de l’argent, quelques centaines d’autres végètent.

— Au moins, rétorqua sa femme, on ne travaille pas dur comme sur la terre.

— Pas dur ! répliqua le mari, en s’échauffant. Vois-tu un cultivateur travailler dix heures par jour, pendant trois cents jours de l’année, et sans répit ? Il n’y en a pas un seul. Ici, nous donnons un coup de temps en temps, puis nous avons des loisirs. Comparer notre travail à celui des ouvriers des villes, ce serait ridicule. Ces gens travaillent le double de nous, dans de plus mauvaises conditions et sous l’œil d’un maître. Si nous sommes fatigués, nous avons droit à un repos, eux, non. Si un jour nous ne sommes pas disposés à exécuter un certain travail, nous sommes libres d’en choisir un autre ; là-bas, il leur faut marcher quand même. Si la maladie nous force au chômage, la terre gagne notre vie ; à la ville, le salaire n’entre qu’à la force des bras.

— C’est peut-être vrai, répondit la femme, mais ils sont payés en argent qui sonne dans leurs « poches » pleines.

— Il n’y sonne pas longtemps dans leurs poches. Ils le prennent du patron pour le porter au fournisseur ; c’est toute la sonnerie qu’ils en entendent. Et, j’en connais quelque chose de la ville ; j’en ai tâté dans ma jeunesse ; mais ça n’a pas été long, je vous l’assure. Je suis venu m’acheter une terre à crédit. Maintenant, ma propriété vaut dix mille piastres et j’en ai quelques autres mille en plus. Croyez-vous qu’à la ville j’en aurais autant ? j’ai travaillé, c’est vrai, mais moins que je ne l’aurais fait là-bas. Malgré mon âge, je me sens vigoureux comme un jeune homme. Pensez-vous que ma santé serait aussi bonne, si j’avais passé ma vie dans les ateliers ?

Morin, connaissant le caractère malléable de la femme, en homme avisé, approuva les opinions de Pierre Michaud, qui étaient aussi celles de Jeanne.

— Monsieur Michaud, ce que vous dites est parfaitement vrai, répondit-il, personne ne connaît la ville mieux que moi, et je vous approuve. Jusqu’à présent, je n’ai pas eu à me plaindre, et cependant, entre amis, je vais vous confier mes intentions : je veux me ramasser encore un peu d’argent et m’établir ici sur une terre.

— Je t’y engage, mon jeune homme. Vois-tu, un cultivateur sur sa terre est plus roi qu’un roi ; le royaume est plus petit, mais il le tient mieux dans sa main. Être son propre maître, n’avoir à répondre de rien à personne, se dire que chaque heure d’ouvrage ajoute à sa propre richesse, c’est une satisfaction extrême : le cultivateur la possède.

— C’est bon pour les hommes, répliqua madame Michaud, mais les femmes y ont la vie autrement rude que les citadaines.

— Écoute, ma vieille, ne va pas te figurer que la mère de famille, dans la ville, passe son temps à se promener sur la rue. Je te dirai même qu’un grand nombre ne peuvent sortir que pour aller à la messe. Le reste du temps, elles le passent entre quatre murs sombres, sans jamais voir le soleil, à se casser la tête, à ménager sur la nourriture, afin de rattacher les deux bouts. Les filles entrent à la fabrique à quinze ans et leur misère continue. Ici, nos filles sont toujours en vacance, Mais, ma chère femme, va voir la figure pâle de l’ouvrière, à la ville ; ensuite regarde-toi dans le miroir ; vois ta fille, et dis-moi si ces femmes-là font une plus belle vie que toi.

L’épouse, conquise par cet hommage à sa fraîcheur, devint prête à toutes les concessions. La taquinerie du père avait déridé tout son monde.

— Ah bien moi, conclut la mère, je ne sais pas, je ne répète que ce j’entends dire par les autres, mais je n’ai jamais vécu dans la ville.

— Que Dieu te continue cette grâce, dit le mari en riant.

Après le diner, Delphis, craignant de voir se prolonger une discussion épineuse, et satisfait de sa visite, prétexta pour s’éloigner aussitôt, le grand désir qu’il avait de revoir ses parents. Il avait habilement calomnié son ami, avait ébloui la famille et surtout la mère, fait croire à ces braves gens qu’il touchait presque la richesse, s’était attiré les bonnes grâces du père en paraissant approuver ses opinions. Restait la jeune fille ; elle ne semblait pas enjouée, mais avec l’appui de la famille et l’idée qu’il avait émise de revenir à la terre, il en viendrait bien à bout.

— Crois-tu, lui demanda un des garçons en sortant, crois-tu qu’Hubert revienne parmi nous ?

— Je ne le crois pas ; il paraît trop aimer son nouveau genre de vie ; il semble dans son véritable élément. D’ailleurs, comme vous ne le répéterez pas, je vais vous le confier ; Il m’a dit qu’il ne reviendrait pas pour une fortune.

C’était un nouveau coup de dague au cœur et aux sentiments de la jeune fille.

Comme le citadin allait démarrer, comme les garçons, en le reconduisant, se faisaient expliquer le fonctionnement de la voiture, Jean Rioux passa.

— Holà, Jean ! cria Pierre Michaud, arrête donc une minute.

En même temps il s’empressait vers son voisin.

— Ta pièce de foin d’en haut est-elle prête à être rentrée ?

— Oui, je vais tâcher d’en sauver ce que je pourrai aujourd’hui.

— Les garçons ont fané la mienne ce matin ; elle est prête plus tôt que je ne le croyais. Si nous pouvons finir de bonne heure, nous irons te donner un coup de main pour la tienne.

— C’est bien bon de ta part, Pierre, mais je t’assure que durant les foins, tu en as bien assez à faire chez toi.

— Entre voisins, il faut s’aider. Quand j’ai besoin d’un service, je te trouve toujours ; eh bien donne-moi une chance de te rendre la pareille. Nous sommes à la nouvelle lune et je crains le « nordet » pour cette nuit ; il n’y a pas à lambiner.

— C’est bien, je ne te refuse pas ; j’ai peur aussi du mauvais temps qui me ruinerait ma pièce de foin. Tout de même, ne laisse rien de côté pour moi.

— Mais non, mon foin dedans, je n’ai rien à faire du reste de la journée.

Morin avait entendu cette conversation. Il partit en se disant que les voisins dans la ville n’avaient pas tant d’égards les uns pour les autres.

— As-tu vu le garçon de Charles Morin ? demanda Pierre Michaud à son ami.

— Je l’ai vu, le chenapan !

— Il est bien attelé, le pendard !

— Te laisses-tu boucher les yeux par ce luisant-là, Pierre ? Il ne me fera pas croire qu’il peut s’acheter un tel jouet lui qui, l’hiver dernier, dut se faire hiverner par son père. Si elle lui appartient, c’est qu’il l’a volée, ou, il l’a empruntée, ou louée, ou achetée à crédit ; dans ce dernier cas, on va la lui saisir à son retour. C’est un propre à rien ; on ne devrait pas laisser un pareil gibier entrer dans la paroisse.

— Il me raconte qu’il veut se ramasser de l’argent et venir se remettre à la culture.

— Il en a un bel outil pour accumuler les écus ; c’est ça ces machines-là qui en rapportent ! De la blague, Pierre, tout de la blague, des menteries. Prends garde, mon vieux, méfie-toi : il m’a gaspillé mon garçon, il pourrait bien aussi te gâter les tiens.

— J’aurai l’œil, Jean.

— L’œil, et les deux, et encore… La meilleure sûreté c’est de jeter ces crapauds-là à la porte comme des chiens galeux. Bonjour Pierre.

— À tantôt.

Après le départ de Delphis, Jeanne Michaud s’était remise à ses travaux domestiques. Inconsciemment, ses pensées trottaient : elles allaient d’Hubert à Delphis. Jusque là, elle n’avait jamais estimé Morin : même il lui était antipathique. Elle l’avait vu se poser hypocritement en rival de son fiancé : or, son âme, pleine encore d’un unique amour, lui faisait détester presque, celui qui se mettait entre elle et son ami. Hubert lui apparaissait noble et solide, devant l’autre superficiel et vain. La haine de Jean Rioux pour Delphis, ne contribuait pas à rehausser ce dernier dans l’esprit de la jeune fille : car sa grande admiration pour le vieil ami de son père lui faisait adopter les sentiments que le vieillard éprouvait pour autrui. Le citadin, cause première du départ de Rioux, lui avait à peu près volé son fiancé.

Après le départ du jeune voisin, elle avait d’abord beaucoup souffert : puis, petit à petit, sans cesser de l’aimer, elle s’était faite à l’idée qu’elle ne serait jamais à lui : l’éloignement engendre toujours l’indifférence. Elle se demandait souvent si Hubert l’avait réellement aimée : pas un mot de lui depuis son départ. Il est vrai qu’elle ne lui avait pas laissé d’espoir, s’il ne revenait pas. Mais alors, puisqu’il persistait dans son entêtement, il préférait les plaisirs de la ville à sa fiancée. Plus que tout, la lutte que livrait le vieux Rioux pour maintenir sa terre, le délaissement, l’indifférence du fils devant cette grande pitié, lui faisaient douter du cœur du jeune homme. Elle ne voulait d’abord pas croire aux habiles calomnies de Delphis, mais, peu à peu, la défiance naissait. Toutes ces circonstances, jointes à l’opinion de sa famille, opéraient dans le cœur de Jeanne un grand travail de grignotement.

Morin était arrivé au moment propice ; calculant les dispositions d’esprit de la jeune fille, il avait choisi son heure. Il était apparu en affichant tout l’éclat possible ; avec d’apparentes réticences, il avait dénigré son compagnon. Il en avait imposé à Jeanne dont les préventions, contre lui, tombaient une à une ; ce n’était pas l’amour, ah non, loin de là, mais ce n’était déjà plus le mépris. Pour sa vanité de vingt ans, il était si flatteur de se voir préférée aux autres par le brillant citadin.

Pendant que son rival employait toute son intelligence à le rouler, Hubert, ignorant la fourberie, travaillait en toute tranquillité ; dans son idée, il préparait le moment qui lui permettrait de dire à Jeanne ; « Vois comme j’avais raison ; maintenant, tu peux me suivre, je te rendrai heureuse. »