La maison de librairie Beauchemin (p. 271-285).

XXXVI


Puisant une consolation et une force à sentir son opinion partagée par Marcelle, le père de Beaumont était revenu sur le sujet, le lendemain. Tout réjoui, dans une agitation d’esprit et de mouvement qui l’empêchait de tenir en place, il racontait, en les mimant, une foule de traits à l’honneur de Yves, les rappelait avec orgueil comme pour le mieux grandir au rang de Jacqueline : Cette réunion de comité, par exemple, où tous l’avaient si fièrement acclamé.

— « Si tu l’avais vu, Marcelle, ce soir-là, pendant qu’il faisait entendre sa profession de foi, son respect pour la vieille terre, son affirmation que le salut et la stabilité de la race et de l’idée françaises en ce pays ne se mesureront toujours qu’au degré d’attachement des nôtres au sol… Et puis ce regard inspiré qu’il avait ; et ces appels puissants, quoique très doux, qui fouettaient les poitrines et les faisaient vibrer, de même que le battement amorti de nos fléaux fait tout vibrer et trépider dans l’aire ; et ces apostrophes de feu qui, après avoir ricoché sur l’odieux charlatan qui l’avait précédé à la tribune, enflammaient les auditeurs : Messier, Lusignan, le docteur, Isa et les vieux comme moi qui pleuraient, eux, et se demandaient en même temps jusqu’à quel inaccessible sommet pourrait bien monter le fils du laboureur, « l’habitant », qui déciderait de semer dans sa vie de telles idées avec une telle éloquence… Aurait-elle été empoignée et subjuguée, la petite Jacqueline, si elle l’eut entendue ? »

Se fouettant sans cesse de ces réflexions, il avait finalement arrêté de mettre à exécution un projet qui s’était déjà présenté à son esprit, mais dont jamais, comme à cette heure, il n’avait aussi nettement espéré l’heureux accomplissement.

« Yves aime sûrement la demoiselle Duvert et la petite ne l’aime pas moins, » avait-il souvent raisonné dans sa vieille tête. « N’ai-je pas le témoignage de leurs sentiments réciproques dans les incidents qui ont accompagné le départ de Yves ? Ce baiser spontané que j’ai reçu des lèvres de Jacqueline était, je l’ai senti, à celui qui partait. Lui-même l’a senti sans doute et c’est à cause de ce souvenir qu’il était si ému et si empressé d’aller saluer le docteur à son retour. J’ai secondé son tendre dessein, espérant qu’il en résulterait une liaison plus significative, mais je le vois bien, il est trop défiant de lui-même, trop sauvage pour tenter une démarche décisive auprès du docteur… J’irai moi. Pour assurer le bonheur de son enfant, un père ne peut-il point tout oser sans rougir ? »

Son intention était bien de jeter au cou de Yves une délicieuse amarre propre à l’ancrer pour toujours à la terre de Saint-Hilaire, mais sa sollicitude paternelle se préoccupait pareillement de trouver enfin du bonheur à jeter dans le vieux foyer natal, le sien, de nouveau menacé par le départ de Marcelle et si amèrement refroidi de toutes les ardentes tendresses d’autrefois. Il n’avait même jamais réfléchi, dans son orgueil pour Yves, que son état de cultivateur pût présenter un obstacle et établir une véritable différence de condition sociale. C’est d’égal à égal qu’il irait traiter. Et sans plus d’hésitation, il s’était mis en route.

Ce fut de ce pied d’ailleurs que le docteur l’avait reçu, car sa propre origine paysanne, dont il se parait comme d’une auréole, les relations d’intimité que sa profession lui avait créées parmi les habitants de la région, la notoriété qui de plus s’attachait au chef de la famille de Beaumont chez lequel on se plaisait à voir un vrai gentilhomme campagnard, tout cela le disposait à accorder à celui-ci le plus sympathique accueil.

La confidence qu’il reçut l’avait toutefois un peu étonné.

— « Cette Marianne en a-t-elle un flair ? » Ne put-il s’empêcher de penser, en se rappelant les mystérieuses réticences dont elle se plissait énigmatiquement les lèvres quand il l’interrogeait au sujet de Jacqueline. « Chez ces vieilles filles, il reste donc toujours un peu de fée occupé à régenter à leur fantaisie les cœurs de leurs administrés ?… C’était son rêve, ce Yves. »

S’il avait déjà lui-même noté les attentions de sa fille, il n’y avait vu toutefois que la manifestation d’une légitime sympathie envers un jeune homme dont les aventures avaient défrayé la chronique paroissiale. Personnellement il avait toujours estimé et admiré Yves. Peut-être l’aimait-il même…, depuis le soir surtout où il l’avait vu, au Brulé, prêt à semer, pêle-mêle avec son blé, tant de germes féconds dans le terroir canadien. Qu’il pût lui devenir plus cher encore, jusqu’à entrer dans sa famille, nulle induction ne l’y avait préparé.

Cette éventualité lui sourit toutefois sur le champ. Le père de Beaumont parti, il se prit à réfléchir longuement sur la proposition qu’il venait de recevoir de ce brave homme.

Mais dans quel tréfonds imprévu ne s’était-il pas aussitôt senti emporté, avec de ces arrêts, de ces brusques ressauts qui tantôt suspendaient sa pensée, tantôt l’entraînaient dans les plus étranges complications. Jusque-là, il n’avait pensé qu’en homme, seulement en homme pour qui l’affection tient lieu de tout ; il ne s’était jamais arrêté à méditer avec la conscience inquiète du père. Quelle différence il y a cependant.

J’ai rêvé le bonheur pour ma Jacqueline, se disait-il, est-ce que ce paysan me l’offre ? Jadis, je cherchais ce trésor dans la santé, les honneurs, les succès : j’ai rencontré tout cela sans les goûter et sur le coup j’en ai été rassasié. Et même à travers tous ces biens la douleur n’a cessé de me visiter. J’ai connu l’ennui avec ses teintes sombres, faites d’impuissance, d’humeur, de découragement, de révolte. C’est que l’effort vers le mieux est la raison d’être de la vie et le bonheur se trouve dans le travail ininterrompu. Plus l’intelligence s’accroît, plus l’être devient sensible à la souffrance, parce que les forces disponibles trouvent plus difficilement un champ où s’exercer. Le paysan ne connaît rien de ces états d’âme dont nous avons la dure expérience. Il n’a pas à chercher sa tâche quotidienne, sa profession la lui mesure à chaque heure du jour. S’il peine parfois à la poursuite de ses besoins, il n’éprouve pas le cuisant malaise qui souvent résulte du seul ralentissement de l’action vitale. La tristesse ne l’assiège que rarement. N’est-ce pas là le bonheur ? Oui, je le crois fermement et j’espère faire pénétrer cette conviction dans l’âme de Jacqueline.

Il s’enferma de nouveau quelques instants dans ses réflexions, puis se traits se distendirent, se rassérénèrent tout à fait. Son habituelle figure d’affectueuse tendresse était réapparue rayonnante.

— « Où es-tu, Jacqueline ? Viens donc, Jacqueline. Accours, que je te raconte une histoire, si délicieuse et si amusante à la fois que personne n’en a jamais imaginé de pareille… C’est bon, assieds-toi là. Non, plus près… Ça ne se raconte pas bien, à haute voix, ces choses-là… Écoute. »

— « Il y avait une fois… une grande petite fille qui aimait beaucoup beaucoup un beau jeune homme, mais elle était si discrète ou si rusée, la coquine, qu’elle n’en laissait rien paraître et que son père même ne s’en était pas aperçu. Pour on ne sait quel mystérieux motif, elle parvenait si bien à étouffer les battements de son cœur que le jeune homme qu’elle aimait beaucoup beaucoup et qui aurait brûlé de seconder sa flamme, se croyant sincèrement repoussé, était parti pour la guerre, l’âme découragée et brisée. À cette occasion-là, par exemple, malgré l’écrou dont elle se verrouillait, quelque chose s’était brisé dans sa poitrine et un sanglot déchirant en avait jailli, tant elle l’aimait beaucoup beaucoup, au fond, ce beau jeune homme, et tant ça la torturait de… »

— « Non, père, je ne l’aime pas, Yves… je ne dois pas l’aimer… » s’exclama tout à coup Jacqueline, en se voilant la figure de ses mains.

— « S’agit-il de toi ? Ai-je dit qu’elle se nommait Jacqueline, cette grande petite fille qui… ? Non, tu ne l’aimes pas ? bien vrai ?… C’est ce pauvre vieux de Beaumont qui aura rêvé… »

Sentant son propre rêve s’en aller, il reprit : — « Sais-tu, Jacqueline, que je m’étais moi-même laissé entraîner dans sa naïve chimère ?… Mais puisque tu ne l’aimes pas…

— « Et lui, Yves ? » ne put-elle se retenir de demander.

— « Oh ! lui… Il faut l’apprendre de la bouche du père de Beaumont… Mais peut-être se l’est-il imaginé seulement… À son âge, et avec ce qui reste toujours de songe inquiet dans l’âme des vieux, on en construit tant pour les enfants de ces châteaux sans cesse écroulés… Cela remontait à l’époque où Yves était chef du laboratoire de la Poudrerie, m’a-t-il dit. Déjà, — à sa seule ambition de gloire, à l’agitation, la gêne soudaine qui lui venait en ta présence ou à la simple mention de ton nom, — il avait soupçonné ses sentiments à ton égard. Et quand ses projets s’étaient effondrés, c’est sur son cœur seul que les débris avaient pesé. Son pauvre Yves, il le revoyait encore, assis sur le rebord du lit, et lui annonçant sa détermination de départ pour la guerre, là, subitement, comme une soif de courir à la mort, de tout endormir éternellement… Il avait bien compris alors et il aurait voulu le consoler, mais une pudeur de toucher à ces choses, si indissolublement mêlées comme au souffle même de l’âme, l’avait arrêté. On n’ose pas entre hommes… S’adresser à toi, te mendier un peu d’affection par simple pitié pour son fils, il avait été aussi à deux doigts de le faire ; puis il avait de même reculé, par peur de ton accueil… Qu’importe, il s’était consolé en voyant Yves s’en aller avec l’adieu plein de cœur que tu lui avais apporté, paraît-il, sûr que cet adieu l’accompagnerait et le soutiendrait partout comme un viatique… C’est depuis ce moment que le père de Beaumont s’imagine que tu aimes son fils. Est-ce assez navrant ?… »

— « Eh ! bien, oui, c’est vrai, mon Dieu !… Je l’aime, » avait proféré cette fois Jacqueline d’une voix brisée et comme sous le coup d’une intolérable détresse.

— « Tu l’aimes ?… Mais pourquoi t’en cacher comme d’une honte ? » insista le docteur en l’attirant à lui d’un mouvement de caresse… « J’en serais si fier, moi, si heureux. Car où trouver un plus estimable garçon que ce Yves ? Instruit, pétri d’honneur et d’idéal, attaché aujourd’hui à la glèbe par toutes les fibres de son cœur et les élans de son intelligence, et de plus en état — à cette sèche époque où l’on ne se plaît qu’à noter l’absence des œuvres, non la rareté des hommes — de jouer un rôle très élevé dans son pays, à la simple condition de sentir sur sa manche de paysan la main d’une femme complice de son rêve et qui lui commanderait : Monte… Ah ! le beau, l’incomparable foyer — aussi sain pour le corps que pour l’âme, puisque ce serait un foyer rural — que nous nous étions, comme deux pauvres vieux fous, mis en frais de vous bâtir, le père de Beaumont et moi… Vois, nous te faisions l’héroïne du roman le plus complexe, le plus spontané, le plus vrai, partant le plus beau qu’un écrivain ait jamais écrit. »

— « Père, combien tu me tortures, » implora Jacqueline.

— « Tu sais mon admiration pour les enfants des champs… Ce n’est pas de l’état d’agriculteur de Yves que tu rougis, n’est-ce pas ? »

— « Certes, non… mais je ne peux pas, je ne dois pas épouser le fils de la mère de Beaumont… Ne m’interroge pas… Comprends donc… C’est si fourbe la vie, » finit-elle en phrases hachées par les larmes.

— « Grand Dieu ! tu me mets au supplice toi-même… Quoi ?… que signifie ?… Y aurait-il dans l’existence limpide de ma Jacqueline quelque chose que mes yeux de père n’auraient point vu ?… Parle. »

— « Tu ne veux donc pas rester les yeux fermés ?… À cause de toi, j’aurais été plus forte seule, il me semble… C’est si affreux… J’ai empoisonné la mère de Yves, » et elle écrasa son front sur les genoux de son père.

— « La mère de Yves ? Mais tu délires, Jacqueline. Que me dis-tu ?… Raconte. » Le docteur la pressait de questions ardentes, la soulevait dans ses bras.

Jacqueline parut se ressaisir et, se dégageant du cauchemar qui l’empoignait, elle avait d’un trait dévoilé le drame inoubliable que nous connaissons. Puis les sanglots de nouveau l’étouffèrent et de même qu’on s’accroche éperdu en sombrant elle s’était de nouveau jetée dans les bras de son père.

Le docteur resta atterré. Tout s’était subitement confondu et troublé dans sa double conscience de père et de médecin, mais une chose demeurait lumineuse, effrayamment lumineuse dans son cerveau : l’amas de douleurs que, sans s’en douter, il avait causées et dont sa fille avait si héroïquement porté le poids au prix de son bonheur. Pour que rien ne l’attristât, lui, elle avait accepté toutes les larmes pour elle seule.

Avec un regard imbibé de suprême pitié, il reprit :

— « Combien tu disais juste, Jacqueline. C’est fourbe la vie… et avec quelle égale férocité aveugle, n’est-ce pas, elle tord indifféremment les êtres, faibles ou forts, bons ou méchants ?… Malheureuse, toi Jacqueline, quand tu mets sous mes yeux l’exemple d’une hauteur d’âme presque inaccessible… Oh ! je saisis maintenant toute la trame attendrissante et généreuse de ta vie… Tu te sacrifiais pour moi, pour la dignité de notre nom… C’est presque barbare ce que je vais te dire, alors que je te vois là, écrasée par la souffrance, mais pourtant, c’est vrai qu’à travers ma propre douleur quelque chose de suave me réjouit et m’exalte : savoir que la fierté de ta conscience a crié plus fort que ton amour. Ah ! les fictions des livres, tu ne les inventes pas, toi, tu les vis… Soit ! je n’hésiterai pas non plus et j’accepte ton généreux sacrifice. J’irai reprendre aux de Beaumont l’imprudente parole que j’avais donnée. Je dévoilerai tout, selon que me le dicte ma droiture de père et de médecin, quitte à vider ensemble, jusqu’à la lie, le calice que j’aurai déversé.

Sentant que c’était bien là l’immolation définitive, Jacqueline s’était redressée avec une figure d’indicible détresse. Ses lèvres frémirent pour une imploration quelconque, mais ne pouvant se résoudre à la formuler, elle s’était de nouveau effondrée sur les genoux de son père.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

C’est fort un homme que sa conscience commande… Ses larmes, il les essuiera du revers de sa main comme une souillure. Il contraindra son cœur à battre à son gré. Les décombres de son foyer, même s’ils lui barrent la route, ne l’arrêteront pas… Il enjambera par dessus, mais il ira. Et c’est bien ainsi que le docteur Duvert s’en allait maintenant, presque redevenu calme, avec une soudaine clarté en lui qui l’apaise, lui trace sa voie et lui démontre qu’il marche droit.

Comme s’il eut répondu à quelque terrible cas de chirurgie dont il analyserait en route rapidement la gravité, — les complications probables, l’intervention surtout, si redoutable à tenter : cet atroce coup de couteau, sauveur ou meurtrier, à porter dans les chairs, — de même, cheminant à grands pas, il examine les menaçants aspects de son propre cas, auquel il ne trouve toujours qu’une seule solution digne : l’aveu loyal et droit de sa faute.

Certes cet aveu l’épouvante par moments ; il semble parfois que sa détermination va fléchir, mais la hantise du point d’honneur le reprend aussitôt, le redresse et l’exalte. Et alors on dirait qu’il goûte une étrange volupté d’orgueil à se représenter que, par la noblesse de son acte, il va prendre en quelque sorte une revanche sur la confiance aveugle et l’estime des de Beaumont et établir une sorte d’égalité morale entre eux et lui.

Si « la nuit est longue à la douleur qui veille », la route est courte à la perplexité qui chemine. Déjà l’habitation des de Beaumont se dessine à ses yeux. L’humble toit — que tantôt il souhaitait avec joie à Jacqueline et qu’à présent il projette de repousser — semble le saluer de loin, comme un ami, du paisible balancement de ses longs érables ; ce toit ne se doute de rien ; il lui tarde comme à ses maîtres d’entendre enfin la réponse d’espoir ; il a la même confiance sereine qu’eux.

Oh ! cette confiance et cette réponse ! c’est cela seul qui, repassant comme une brûlure dans l’âme du docteur Duvert, lui fait le plus mal. Car il entrevoit maintenant les pauvres affligés auxquels il s’apprête à verser d’autres douleurs. N’ont-ils pas assez souffert ? Faut-il qu’une main amie ajoute encore à leurs peines ?… Cet admirable vieux de Beaumont, si droit et si honnête homme : ce Yves, dont la carrière s’ouvre si brillante… Et sa Jacqueline tant aimée, et lui-même, ne vivant plus qu’un reste de vie dans un milieu où tout ne lui sera que tristesse et remords… Il s’efforce toutefois de se dégager de ces pénibles visions qu’il sent soudainement accourir de toutes parts pour le harceler… Et il proteste, se cabre, s’indigne contre lui-même. Allons, va-t-il reculer… refermer sa conscience sur ce qu’il sait, et accepter de vivre avec le tourment de cette déloyauté hypocrite et lâche à l’égard de ces braves gens ?… Vite, il fouille dans son esprit, à la recherche d’un suprême prétexte d’orgueil, d’honneur, de devoir, mais en vain… C’est comme un vertige subit qui l’étreint, l’oppresse et… tout à coup l’écrase, immobile, là, à quelques pas de la maison, sur un fruste banc de bois de l’avenue.

… Mais déjà la porte s’est ouverte et il entend la voix accueillante du père Beaumont, qui, la main largement tendue, souriant de bonheur, se dirige vers lui :

— « Mais, entrez donc, docteur… Vous vous reposerez plus à votre aise, il me semble… Yves !… Yves ! appelle-t-il aussitôt, tu ne viens pas saluer le docteur Duvert ? » Et lui aussi, avec un geste charmant de raideur militaire dans son allure, et rougissant un peu, comme s’il eut porté dans sa pensée un rêve qu’il ne voulait pas répandre, s’empresse d’accourir.

Cependant le docteur, malgré les insistances dont on le presse, refuse avec douceur de quitter son banc rustique. De la main il fait signe qu’il se trouve bien là, sous les arbres. Il respire avec effort et son chapeau enlevé, — malgré l’air déjà frais de ces jours d’automne — son bâton de route tombé parmi les feuilles mortes, il essuie, essuie son front baigné de sueurs…

— « Oui, il se sentait un peu las à son arrivée… il ne savait pas trop pourquoi, » tentait-il d’expliquer. « Sa digestion peut-être ; car, d’ordinaire, cela le délassait pareille course à travers champs… Ça va mieux maintenant… ça va mieux… »

Ce mieux qu’il éprouvait… c’était qu’en essuyant son front, il essuyait à la fois toutes ses âpres résolutions. Il les a senties s’évanouir en voyant, penchées sur lui, les deux figures confiantes et sereines qu’il avait accepté de contrister. Dans sa longue pratique de médecin, il a mutilé bien des corps ; il n’avait pas prévu qu’il fût plus cruel de meurtrir des âmes. Toute son opiniâtre volonté capitule instantanément, et il se sent soulagé, tout à fait regaillardi :

— « En vérité, Yves, il n’y a rien qui vaille cette brise de montagne pour rafraîchir et retremper… » Et prêt à sourire : « Comprends-tu qu’Hugo ait pu écrire ces vers baroques ?

« Le vent qui vient à travers la montagne,
Me rendra fou. »

— … « Quel ravissant coup d’œil vous avez ici… Est-ce le « grand coteau » qu’on aperçoit, là-bas ? » Le docteur s’était levé, captivé par le merveilleux panorama qui s’étendait sous ses yeux… « Mais c’est le clocher de Saint-Basile… le Bassin de Chambly… Saint-Marc que nous distinguons ainsi ? N’est-ce pas, père de Beaumont ?… C’est ce qui fait, hein ! qu’on ne s’arrache pas aisément à de pareils coins de terre… Et puis Marcelle ?… Où était donc Marcelle ? … qu’on aille lui chercher sa Marcelle… Il lui faut toute la maisonnée aujourd’hui… Ne restait-il pas d’ailleurs justement une place pour elle sur le banc ?… »

— « Et comme ça », reprit gravement le vieux docteur, après un moment d’hésitation, « tu songes à m’enlever ma Jacqueline ? Tu la trouves digne de toi, digne surtout de t’aider à reconstruire le foyer détruit des de Beaumont ? Tu me convaincs seulement qu’il y a aussi sur la terre une Providence réparatrice… Ne cherche pas à comprendre le sens de mes paroles… Vous vous aimez tous deux, vous vous estimez. En vous tenant ainsi en route, c’est-à-dire aussi solidement serrés par la main que par le cœur, vous rencontrerez peu d’amertume que vous ne réussissiez à surmonter, et cela représente, selon que vous l’apprendrez trop tôt, la plus large mesure de bonheur dont la vie puisse disposer… Si je n’écoutais que mon égoïsme, j’hésiterais même à vous souhaiter cette mesure plus complète, car le bonheur trop parfait ne voit pas autour de lui, n’aperçoit plus rien et peut-être n’apercevrait-il pas la détresse du vieux docteur abandonné, seul maintenant pour manipuler ses onguents… et ses pensées… Mais on ne fait… on ne… on…

D’un geste soumis et navré de la tête il fit signe que c’était tout… qu’il n’en pouvait plus…

Il pleurait.