La maison de librairie Beauchemin (p. 286-289).

XXXVII


Tout le jour, le lendemain, par l’une de ces températures limpides d’automne où tout semble conspirer — le soleil, le vert glauque des sapins, les teintes jaunâtres et pourpres des érables, le reflet des rochers — pour illuminer les coteaux et les plaines, les paysans avaient sans relâche poursuivi leurs labours silencieux. Des sillons infinis creusés côte à côte découpaient à perte de vue, sur les chaumes des fermes, leurs carrés grisâtres ; car la terre fraîchement arrosée s’était ouverte large et généreuse sous le choc luisant des charrues.

La journée, de travail était maintenant terminée. Comme ses voisins, Yves avait labouré ferme et presqu’entièrement éventré la « pièce du Puits ». Une ardeur joyeuse l’avait d’ailleurs constamment soulevé, tant il promenait à la fois de rêves enivrants dans sa pensée. C’est qu’à tout instant il retrouvait à ses côtés un frêle fantôme charmant qui commandait la charrue et auquel il se prenait à expliquer, ainsi qu’à un compagnon de travail, les prochaines semailles, les rigoles à curer, les clôtures à mettre en ordre, ce qui lui restait de labours à compléter.

… Une dernière fois il avait fait pivoter son attelage sur le cintre, le soc de la charrue pointé pour un nouveau sillon ; puis il avait décroché les traits des palonniers et les avait sans façon rejetés flottants sur le dos de ses chevaux dociles pour le retour au logis. L’âme gaie, fier du labeur accompli, une image chère dans la pensée, le pas aussi leste et dispos qu’au matin, il s’était acheminé à leur suite.

Le crépuscule, qui, en automne, vient tôt et vite, avait commencé d’émousser les objets et d’aviver en retour les bruits lointains en leur donnant je ne sais quel accent d’impressionnante sonorité.

Et au milieu de cet alanguissement mourant du soir, une voix avait tout à coup jailli, on ne pouvait dire d’où : de quelque plaine voisine, d’un versant de la Montagne, de quelque chariot attardé en route ; c’était impossible à préciser.

Cette voix, seule… seule, sans nul accompagnement, sans nulle musique jumelle pour en modifier le timbre, jetait dans le calme du soir les majestueuses paroles du Credo du Paysan :


L’Immensité, les cieux, les monts, la plaine,
L’Astre du jour qui répand sa chaleur,
Les sapins verts dont la montagne est pleine
Sont ton ouvrage, Ô divin Créateur !
Humble mortel devant l’œuvre sublime,
À l’horizon quand le soleil descend.
Ma faible voix s’élève de l’abîme,
Monte vers toi, vers toi Dieu tout puissant.

Les laboureurs, qui lentement revenaient des champs derrière leurs chevaux harassés et encore sanglés de leurs lourds harnais de labour, devaient l’entendre de très loin, jusque de Belœil, cette voix mâle et fière qui attestait en leur nom la puissance de la Divinité !

Le tonnerre pouvait gronder, rugir, allonger ses fulgurants éclairs sur les plaines ; la pluie, la grêle, les bourrasques mauvaises pouvaient s’abattre et arracher du sol les grains dorés ; la neige, le grésil, les poudreries inlassables pouvaient tout ensevelir, la voix proclamait quand même dans un accent d’allégresse son imperturbable confiance au Créateur :


Je crois en toi, maître de la nature,
Semant partout la vie et la fécondité,
Dieu tout-puissant qui fit la Créature,
Je crois en ta grandeur, je crois en ta bonté.


Les paysans écoutaient pieusement cet hymne de foi profonde, cet hymne suave et majestueux qui descendait, ils ne savaient d’où, dans l’ombre grandissante, mais qui les remuait, leur parlait à l’âme, tombait comme une prière de muezzin dans leurs oreilles ravies.

Car tout était devenu infiniment calme dans la campagne autour. Plus de cris de commandement aux attelages cabrés alors que le soc s’enclave trop profondément dans le sol durci ; plus de meuglements prolongés chez les troupeaux qu’on ramène des pâturages… rien que cette voix jeune et sereine dont les échos se rapprochaient de plus en plus, se précisaient davantage :


Dans les sillons creusés par la charrue,
Quand vient le temps je jette à large main
Le pur froment qui pousse en herbe drue :
L’épi bientôt va sortir de ce grain.


Tout à coup la voix s’était tue.

… L’endormement de la nature était tel à ce moment qu’on n’entendait plus que le bruissement des feuilles mortes agitées par un reste de brise, et, dans les champs, que le cliquetis des boucles et des anneaux de fer des harnais secoués par la pesante allure des attelages de labour qui s’en revenaient.

Au logis des de Beaumont, le père, voyant que Yves s’attardait, avait préparé la litière, rempli les auges, distribué d’avance les rations d’avoine :

— « Yves va faire une rude journée… Je suis sûr qu’il s’obstine à terminer sa « pièce », » avait-il dit à Marcelle.

… Au bout d’un temps, avec un accent assourdi et comme gêné de rompre de nouveau le mystérieux silence qui planait sur les choses, la voix reprit plus bas. Elle venait maintenant de tout près, du coteau que dissimulaient les granges de la ferme :


Et si parfois, la grêle ou la tempête,
Sur ma moisson s’abat comme un fléau,
Contre le ciel, loin de lever la tête,
Le front courbé ..........


— « Hue donc, Rougeaud ! hue… » commanda Yves, en débouchant en même temps que l’attelage dans la cour de l’écurie.

Et l’on n’entendit plus rien.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

C’était Yves qui chantait.