La maison de librairie Beauchemin (p. 110-118).

XIV


— « Marche donc, Rougeaud… Marche donc, mon paresseux »… Et, avec une longue tige d’herbe Saint-Jean arrachée au rebord du chemin, le père de Beaumont, autant pour caresser que pour stimuler, aiguillonnait le pas, — lent et interrompu à chaque touffe provocante de trèfle — de son vieux cheval.

Le soleil était couché ; la brunante commençait à descendre et à envahir les versants de la montagne. Le père de Beaumont, avec Rougeaud libre devant lui, suivait silencieusement à pied la montée qui aboutissait à son ancienne ferme. Il rencontra un paysan, juché sur une charge de foin auquel Rougeaud mordit en passant, mais il se déroba dans l’obscurité du chariot afin de n’être pas reconnu, et il continua mystérieusement sa route… « Avance donc Rougeaud… »

Il avait presque l’allure d’un malfaiteur et il songeait : Oh ! il avait bien soupçonné ça, avec sa longue expérience de la culture, connaissant les soins égoïstes que pour se montrer généreux le sol exige constamment, il avait bien soupçonné que la misère finirait quelque jour par s’installer au foyer de Lucas. Non, certes, ce n’était pas que sa bonne vieille terre natale eut déjà épuisé sa fécondité, pensait-il en lui-même, mais quelle est la ferme, à Saint-Hilaire ou ailleurs, assez prodigue pour permettre à la fois à son maître de boire et à la famille de manger ?

Souvent il avait interrogé Marcelle délicatement, sans rien laisser entrevoir de ses inquiétudes : « Lucas a-t-il vendu son orge un bon prix ? » ou bien « Ses vaches produisent-elles beaucoup de lait de ce temps-ci ? … Combien retire-t-il de la fromagerie ? « Mais Marcelle, par dignité de femme et par tendresse pour le pauvre vieux, avait toujours tenu secrète la gêne qui minait son foyer, dissimulé les privations et les prodiges d’économie auxquels elle était tenue pour répondre aux plus urgents besoins de l’existence. Les larmes ne lui étaient pas encore venues, mais combien elle les sentait proches quand elle avait ainsi à se raidir sous les questions pleines d’intérêt que s’empressait toujours de lui poser le père de Beaumont, lorsqu’il la savait seule.

Les larmes ne lui étaient pas encore venues, non… mais cette fois elles avaient spontanément jailli, lui fusant à flots à travers les paupières, malgré elle : — « Leur bon Rougeaud que Lucas avait secrètement vendu et qu’elle avait vu, amené au bout d’un licou, comme on remorque une épave, » racontait-elle douloureusement. « Au sortir du parc, le vieux cheval, dressé par une longue habitude de vingt ans, avait voulu s’engager dans le petit sentier qui conduisait au hangar à voitures ; il s’était arcbouté un instant sous la traction, mais comme l’autre, l’étranger, avait tendu plus durement la corde, il l’avait suivi vers la grande route, la tête basse… » Puis Lucas avait fermé doucement la barrière ; longtemps il s’y était tenu appuyé en suivant des yeux le vieil ami qui s’en allait… Quand plus tard, il était entré au logis, il s’attendait peut-être à ce que Marcelle l’interrogeât, mais elle ne lui avait rien demandé.

Il y avait déjà quatre jours de cela. Elle était parvenue à savoir cependant par le voisin que c’était Samuel Desautels, du Brulé, qui avait ainsi amené leur pauvre Rougeaud.

Oh ! elle ne lui cachait rien, à ce moment, au cher vieux qui l’écoutait sans grande surprise. Tristement, sa fierté évanouie, elle lui dévoilait leur profond dénûment : Le peu de fourrage qui restait pour les bestiaux ; les urgentes réparations à faire aux faucheuses ; leur petit Gérard qui n’avait plus de chaussures convenables à se mettre, comme elle-même d’ailleurs, et elle lui montrait ses souliers éculés et rougis. C’est pour ça que Lucas avait été forcé de vendre Rougeaud… Il en avait pourtant tant besoin pour les récoltes, les labours… un cheval qui était si doux, si commode. Oh ! cette boisson maudite.

Ces aveux lui étaient tous tombés des lèvres, sans trop d’amertume toutefois contre son Lucas. Elle l’aimait toujours. Il flottait encore du pardon dans chacune de ses paroles résignées.

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Elle partie, le père de Beaumont était longtemps demeuré assis auprès de la fenêtre, le regard perdu dans l’espace. Au bout de quelque temps, il fit le geste d’essuyer une larme, puis endossant sans rien dire son veston des dimanches il se mit en route de son côté.

Il avait pris à travers les champs, vers le Brulé, par un chemin de raccourci battu par les piétons qui venaient au village et qu’il connaissait depuis sa plus lointaine jeunesse. Il allait lentement comme inquiet d’être en retard et de trouver Rougeaud vendu de nouveau, charrié ailleurs, hors de la paroisse, au loin peut-être. Car cela seul le préoccupait à ce moment : le rejoindre pour le ramener à son ancien parc, lui entr’ouvrir la barrière, comme il le faisait autrefois avec une tape amicale aux flancs, la rude journée de labour finie. Ce n’est pas simplement pour lui, pour Lucas, pour Marcelle qu’il caresse en marchant ce projet, c’est pour le vieux Rougeaud lui-même, qu’il se représente rudoyé là-bas, voué sans pitié, malgré sa vieillesse ou à cause de sa vieillesse, aux seules pénibles besognes.

« Vingt ans », avait compté Marcelle… En effet, c’était bien exactement l’âge de Rougeaud, puisque, à sa naissance, le père de Beaumont s’en souvenait à présent, Yves avait quatre ans. Depuis vingt ans donc, ils avaient tous deux partagé en quelque sorte les joies et les tristesses de la même ferme natale : joies des brises rafraîchissantes, des pâturages et des fourrages abondants ; tristesses des automnes pluvieux et des labeurs harassants dans les chaumes détrempés. Et poursuivant plus loin le rapprochement, il s’apercevait encore que le sort avait réussi à pareillement les déraciner tous deux, à les éparpiller…

— « Tiens, c’est vous, Desautels ?… »

— « Bien le bonjour, père de Beaumont… Entrez donc vous asseoir un instant. Vous n’allumez pas un peu ? »

Ils s’étaient à peine salués que déjà ils devinaient qu’ils s’étaient compris. Ces vieux paysans de race, les choses seules de la terre les absorbent ; toute leur histoire se résume aux évènements de leur paisible vie rurale. Or il est pour eux peu d’évènements aussi importants que la vente ou l’achat d’un cheval. Ils en gardent longtemps le souvenir, et celui qui, pour quelque motif que ce soit, fait glisser pour la dernière fois la barrière de l’enclos sur le départ définitif de l’un de ces fidèles traîneurs de charrue, celui-là trouve toujours amer son prochain repas.

— « C’est à propos du cheval rouge de Lucas que je suis venu, Samuel… » Il avait en même temps promené son regard sur les pâturages voisins. — « Voudrais-tu me le revendre ?… » Il s’était proposé d’en ajouter davantage, de lui expliquer, mais sa gorge s’était subitement, serrée.

— « C’est que j’en avais un assez grand besoin, vous comprenez, père de Beaumont. Sans cela… » Désaulels avait répondu doucement, puis avec une pointe finale d’interrogation, il ajouta : « Qu’en feriez-vous, d’ailleurs, vous qui n’avez plus à cultiver ? »

— « Je te l’aurais racheté un bon prix ; vois-tu, c’est moi qui l’ai élevé… Oui, tu ne sais pas ce que cela me fait de le savoir disparu de son parc… Il me semble que Lucas n’aurait pas dû… mais selon que tu le soupçonnes toi-même, il n’était plus libre. »

— « Alors, c’est simplement pour en redevenir le maître ; le rendre de nouveau à Lucas ?… » Je comprends bien ça, allez, père de Beaumont. C’est comme pour la vieille Grise que j’ai été obligé de vendre, l’an dernier, à Rémy… Croiriez-vous que je ne passe pas une fois chez lui sans la chercher tout de suite des yeux, sans examiner si elle ne manque point d’herbe… » Puis se rapprochant avec sympathie, du père de Beaumont, et avec un accent de solidarité agricole : « Quant à votre cheval, non, je ne voudrais pas profiter du marché dans les circonstances. Je l’ai acheté de Lucas trente-cinq piastres… il vous suffira de me rembourser. » De la tête, il lui fit signe de le suivre. Ils passèrent tous deux à travers la cour aux bestiaux, contournèrent les étables, ainsi qu’un meulon de foin disposé tout contre. Rougeaud se trouvait là, tranquille, à brouter au rebord d’une planche.

— « Tiens, notre vieux Rougeaud… ce pauvre Rougeaud ! » murmura spontanément le père de Beaumont en l’apercevant. La voix lui avait tremblé de le savoir de nouveau à lui, redevenu de la famille, pour ainsi dire. Il s’en approcha un instant pour le flatter de la main. Sans parler, il tira son porte-monnaie et compta l’argent convenu qu’il remit en l’accompagnant simplement d’un geste ému qui voulait dire : Merci.

… Une fois rendu sur la grande route, il se sentit subitement allégi, comme libéré d’une corvée dont il aurait douloureusement craint l’issue. Son grand chapeau de paille à la main — car le soleil était déjà disparu derrière les forêts lointaines du Grand Coteau, — il marchait allègrement, guidant devant lui Rougeaud dont il activait de temps à autre le pas, tantôt d’un claquement de la langue, tantôt d’un « Marche donc » affectueux de commandement. Il eut bientôt atteint le chemin de traverse qui conduisait à son ancienne ferme et il s’y engagea. D’instinct, Rougeaud s’y était lui-même avec assurance engagé le premier, car il se souvenait bien des touffes odorantes de trèfle disséminées le long des fossés. Il alla tout de suite y plonger son museau gourmand.

— « Marche donc, mon paresseux ! » Le père de Beaumont le gourmandait doucement, l’esprit ailleurs… « Avance donc. »

À cette heure crépusculaire, — comme pour profiter, on dirait, de l’obscurité et du calme des choses pour mieux impressionner — les pensées accourent toujours en troupes serrées. De même que, par les fins de jour tranquilles, les échos nous parviennent des lointains inattendus, de même jaillissent les pensées des tréfonds insoupçonnés de l’âme, les douloureuses et les amères peut-être encore avec plus d’intensité que les autres.

Songeur, le père de Beaumont ne se rendait plus compte de la route parcourue que machinalement, soit par les grands ormes des champs voisins, soit par les ponceaux jetés, ici et là, à travers le chemin. Inconsciemment, et à mesure que rétrécissait la distance, il avait ralenti son allure ; non sous le poids de la fatigue pourtant, mais sous un poids indéfinissable qui retenait son esprit autant que son pas. Il avait même fini par arrêter tout à fait et s’asseoir quelques instants sur la levée, le dos appuyé à un arbre.

C’est qu’il lui venait à ce moment-là des visions trop amères du foyer de la vieille maison ancestrale. Il n’aurait rien voulu apercevoir du lamentable tableau que Marcelle venait de lui tracer, et comme il n’aurait pas voulu de même être aperçu, il s’amusait à laisser la brunante descendre davantage, tout en écoutant brouter le vieux Rougeaud, et en se revoyant, dans un rêve chimérique, redevenu jeune, reprenant la direction de la ferme et faisant de nouveau le geste auguste du semeur.

Maintenant qu’il voyait les petites lumières pâles des lampes jaillir ici et là, le long du rang, il s’était remis en marche : — « Viens-tu, Rougeaud ?… »

Malgré l’ombre qui les enveloppait de plus en plus, ils allaient tous deux comme en plein jour, tant ils savaient par cœur chacune des sinuosités et des inclinaisons de cette fin de montée dont l’extrémité débouchait sur la ferme. Rougeaud ne broutait plus, ne s’arrêtait plus. Il sentait avec joie les siens tout proches, de l’autre côté des clôtures ; il lui tardait de revoir les vieux compagnons de travail ou de litière dont on l’avait séparé sans lui rien dire. Le père de Beaumont le suivait à grands pas silencieux. Lui aussi sentait les siens tout proches, et ceux d’autrefois autant que ceux d’aujourd’hui. Mais de percevoir qu’il se cacherait d’eux et passerait comme un étranger, sans pousser le loquet connu de la porte, tout son être en avait frémi douloureusement.

Il reconnaissait maintenant les poteaux de clôture qu’il avait autrefois plantés, la poutre qui servait de passerelle pour la traverse du ruisseau, les cerisiers… Des fils mystérieux le rattachaient à toutes ces choses. Tout à coup il s’écarta du grand chemin pour se rapprocher de la haie qui le bornait. Rougeaud l’avait déjà précédé, cherchant au hasard, par-dessus, à attraper les tiges d’avoine que les chariots avaient accrochées aux branches des arbres.

— « Viens, Rougeaud… » Et le père de Beaumont, la main instinctivement portée à l’endroit des barreaux que la longue usure des doigts avait polis, fit doucement glisser la barrière : — « Et va donc… Entre, Rougeaud… »

… Mais lui, non ; le cœur lui avait manqué ; il n’avait pas osé. Et amortissant ses pas, sans bruit, il était reparti dans l’ombre pour le village.