La maison de librairie Beauchemin (p. 119-123).

XV


Le rire enfantin et triomphant avec lequel Yves avait dit bonjour, avant de partir pour son laboratoire de la poudrerie de Belœil, s’était prolongé sur les lèvres du père de Beaumont.

— « Vous savez, vieux père, ça marche toujours mon fulminate, » lui avait-il répété, un bon jour, en huilant sa bicyclette — « j’en ai fait de nouveaux essais, hier, devant l’un des directeurs de la Compagnie et une couple d’Anglais venus je ne sais d’où. Ils ont été émerveillés… Oh ! si je pouvais maintenant découvrir quelque procédé qui en supprimerait les dangers de fabrication et de manipulation… Hein ! c’est ça qui ferait pâmer de surprise et d’orgueil le père de Beaumont, si son Yves se trouvait un bon matin en état de le transporter en auto chez Marcelle, en yacht à Chambly, à Belœil… en aéroplane… » acheva-t-il, en éclatant d’un large rire.

Ce n’est pas ce à quoi le père de Beaumont avait pensé, — tant que ses vieilles jambes seraient solides, d’ailleurs, c’est à elles de préférence qu’il recourrait, — mais tout en souriant à son tour, il s’était rapproché avec intérêt de Yves.

— « Et qu’ont-ils dit, tes Anglais ?… Ont-ils fait quelque proposition à l’inventeur ? » Il l’avait suivi sur ce terrain. Et afin de découvrir si, avec son seul apprentissage des hommes, — bien autrement infaillible que celui des sèches formules des livres, — il ne devinerait point tout de suite le sort des projets mirobolants qu’il lui entendait émettre, il aurait voulu le faire parler davantage.

— « Ils ont simplement reconnu la supériorité de mon explosif et exprimé leur entière confiance en son succès… Mais sa fabrication, ont-ils observé, entraînerait une si complète perturbation dans l’outillage actuel des poudreries, que les fabricants hésiteront peut-être longtemps avant d’y recourir.

— « Cela ne t’a-t-il point fait réfléchir ? » reprit le père de Beaumont. « Tu vois, leur clairvoyance et leur sens exact des affaires les ont tout de suite mis en garde contre leur émerveillement. En matière d’industrie, de commerce ou de finances, ce qui seul compte à leurs yeux ce sont les profits palpables de l’exploitation, et non les bénéfices que donne la gloire. Sur ce terrain, nous ne savons pas, nous… on dirait que nous n’avons pas la faculté de promener un œil aussi pénétrant sur les choses.

— « Pourquoi donc ? Ce n’est pas si difficile ? » répliqua gaiement Yves, avec un air de tolérer cette étrange assertion dans la bouche de son père à cause de sa seule expérience de paysan.

— « En effet, pas si difficile… C’est vrai… Pourtant tu n’en sais rien puisque tu n’as encore rien soupçonné des obstacles capables de faire échouer tes plans, quelque avantageux qu’ils soient par ailleurs… Je sais que cela t’amuse toujours de m’entendre… cependant remarque bien : Tu n’as exposé qu’un seul essai de ton explosif devant ces deux inconnus, — à qui tu peux en remontrer de toutes façons peut-être… de toutes façons, sauf sur le talent de faire prospérer une entreprise, — cependant cela a suffi à leur sagacité pour t’en dresser immédiatement l’horoscope… Ce sont des Anglais ! »

— « Et vous croyez que cela tient à des aptitudes de race ?… »

— « Je cherche vainement autre chose. »

— « Eh ! bien, cette autre chose, je la connais, moi : C’est qu’ils ont l’argent et qu’ils ne manquent pas comme nous de capitaux. »

— « Peut-être bien… mais pourquoi n’ajoutes-tu pas que ce qui leur permet avant tout de n’en point manquer, c’est qu’ils en amassent… Oui, mon cher, grâce à la mystérieuse recette qu’ils sont presque les seuls à posséder, ils en acquièrent… ils en acquièrent, ils en amassent… Alors ils n’en manquent plus… ils en ont… leurs amis en ont… leurs pareils en ont… Et quand ton fulminate promettra de gonfler les poches au lieu de les vider, verras qu’ils en auront plus que jamais… »

Le père de Beaumont s’était éloigné de quelques pas de Yves ; et le regardant comme pour lire sur sa figure l’effet de ses paroles, il revint vers lui :

— « Au surplus, observe donc autour de toi, sous tes yeux, le sort qu’ont eu les banques canadiennes-françaises : « Saint-Hyacinthe ? » « Saint-Jean ? » « Ville-Marie ? » « Jacques-Cartier ? » « Du Peuple ? ». Tu ne me diras point qu’elles manquaient de capitaux celles-là, puisque la plupart d’entre elles ont englouti les dividendes aussi bien que les fonds eux-mêmes, sans en rien rendre… Et les compagnies d’assurance sur la vie ?… Et celles contre le feu ?… presque toutes faillies avant que la tôle des affiches collées au-dessus de nos portes n’ait seulement jauni… Examine si elles n’étaient pas toutes de création française. Et les sociétés de prêts maintenant, et les compagnies minières, et les loteries, et les associations de ci, et les unions de ça, à l’aide desquelles nous cherchons à nous rattraper, et cinquante autres petites entreprises pareilles, dont le rôle devrait être diablement fructueux pourtant : piller les gens, mais qui, malgré l’énorme gratte qu’elles en tirent, réussissent toujours à si mal s’y prendre qu’elles manquent rarement de tourner au désastre… Cela t’amuse de m’entendre ?… Tu crois que j’exagère ?… Eh ! bien, guette-les dégringoler et je parie que, sous le badigeon à mots tapageurs et anglais de l’enseigne qui les couvrait, tu resteras stupéfait de ne toujours trouver que les nôtres dans les décombres… que les nôtres… »

— « Ah ! je vois où vous voulez aborder. Vous voulez me démontrer que si je manque de « capital », je manque de quelque chose de plus « capital » encore…

Qu’importe, préparez-vous prochainement pour une course en auto chez Marcelle… Vous entendez : en auto,… teuf… teuf… teuf… Bonjour, vieux père », et il s’enfuit précipitamment.

Il avait enfourché sa bicyclette et comme il se trouvait légèrement en retard, il s’était mis à pédaler à grande allure. Il gardait encore aux lèvres un reste de sourire, lorsqu’il s’engagea dans la route ombreuse qui borde les rives du Richelieu et conduit à la Poudrerie ; mais lorsqu’il aperçut tout à coup Jacqueline qui s’en allait à quelque distance devant lui, son rire se figea brusquement et sa figure reprit son expression timide et embarrassée.

Il se serait bien enfui par quelque chemin de traverse, mais son élan l’avait entraîné trop loin et puis d’ailleurs — par un de ces singuliers conflits de sentiments, si fréquents chez les jeunes amoureux de son espèce, — s’il avait d’abord rougi d’avoir à affronter la vue de Jacqueline, il brûlait au fond du désir de la rencontrer.

Il lâcha l’un des guidons de sa bicyclette, et, de sa main libre, il commença l’ébauche d’un salut. Mais Jacqueline, absorbée et peut-être perdue dans son rêve, n’avait levé sur lui qu’un regard sans vision, un regard douloureux qu’elle avait tout de suite ramené sur le sol, à ses pieds. Et Yves avait continué comme un tourbillon. Elle ne l’avait point vu.

… Elle ne l’avait point vu et pourtant combien la hantise de ce regard sans vision levé sur lui, l’avait tourmenté et poursuivi tout le jour dans le calme de son laboratoire, au cours de l’après-midi, dans le maniement des cornues et des éprouvettes.