La maison de librairie Beauchemin (p. 107-109).

XIII


Tout le jour, le lendemain, Jacqueline avait vécu sous l’obsession d’un cauchemar où passait et repassait sans cesse la figure contristée de Yves. Peut-être justement à cause de l’irréparable entrave subitement aperçue sous ses pas, jamais elle eut, à ce moment, tant désiré lui tendre la main, le consoler, pouvoir enfin lui crier qu’elle aussi l’aimait, et pleurer avec lui. Mais devant ce que cela refermait d’inhumaine dérision, de moquerie presque sacrilège, elle demeurait épouvantée : Sa conscience se révoltait, et lui faisait entendre qu’elle se révolterait toujours.

Et ces mots de pitié complice que — dans le désarroi de tout son être et autant pour son père que pour elle-même — elle avait accueillis presque avec bonheur de la bouche de Verneuil, et les appels suppliants qu’elle se rappelait lui avoir jetés, que d’attaches, que de ligatures serrées sur sa vie ne représentaient-ils pas aujourd’hui à ses yeux ?

Jacqueline n’avait que vingt ans, c’est-à-dire qu’elle n’avait encore rien appris des déconcertantes perfidies du sort. Toute sa synthèse de la vie, elle l’avait jusque-là ingénument fait tenir dans le seul proverbe, lui-même si souvent menteur : « Chacun n’a que ce qu’il mérite ». Et dans le chaos d’idées qu’elle remuait à ce moment, cela aussi la meurtrissait douloureusement de concevoir, dans sa naïve conscience de chrétienne, que les sombres perspectives qui s’entrouvraient ne pouvaient être que la juste résultante de sa vie passée, qu’elle n’était digne de rien autre.

À cet âge, et avec une pareille ingénuité d’âme, on ne réagit pas sous certain coup ; on reste éperdument écrasé, ne comptant même pas que le temps puisse jeter sur nos souffrances quelque calme endormeur.

Et Jacqueline s’était abandonnée à la dérive.

C’est portée dans les bras de Verneuil sur un divan qu’elle avait repris connaissance ; c’est sous son regard plein d’amoureuse compassion, qu’elle se revoyait avec l’astuce méchante d’une bête qui joue avec sa proie avant de la dévorer, Verneuil avait su tout de suite trouver les mots apaisants et suggestifs pour l’assurer de sa sympathie, la convaincre qu’il partagerait avec joie la complicité de son secret. Elle avait tout accepté, et cela l’avait momentanément soulagée.

Mais le soir, mais le lendemain, de même qu’au sortir d’une opération sous le chloroforme le malade ressent peu à peu la cuisson des points de suture et la pression des bandelettes, ainsi Jacqueline avait de plus en plus senti poser à sa poitrine le poids, écrasant à étouffer, du drame intime qui d’un seul coup l’avait jetée à la merci de Verneuil, après avoir mis de l’irréparable entre elle et Yves…

…Et comme elles s’étaient mises à la poursuivre, dans chaque recoin de la maison, ces paroles perfides au moyen desquelles Verneuil avait tenté de la relever après l’avoir si cruellement abattue.