La maison de librairie Beauchemin (p. 99-106).

XII


— « Ah ! absent ?… Et la voix du docteur Verneuil, où flottait d’abord un peu d’hésitation, avait pris un accent désappointé sous la réponse de Marianne. « Sera-t-il bientôt de retour ? » continua-t-il, « je désirerais le voir à propos d’un médicament qui me manque et que j’aurais voulu qu’il me fournît. »

À la campagne, ces échanges de médicaments entre confrères-médecins vivant en harmonie sont très fréquents ; ils persistent même souvent en dépit de la plus ardente rivalité.

— « Je ne suis pas beaucoup au courant, vous entendez bien… » annonça en souriant la vieille bonne… « Si vous vouliez alors chercher vous-même… En effet, peut-être que… »

Avant que Verneuil n’eut pu la prévenir, elle avait déjà pénétré dans la pièce voisine et appelait : Mademoiselle Jacqueline… Mademoiselle Jacqueline…

Un bruit de talons rapides et amortis par les tapis dégringola de l’escalier et Jacqueline, parut aussitôt.

Elle eut en entrant un geste de surprise qu’elle ne put réprimer et ce fut avec une figure décontenancée qu’elle salua : « Ah ! c’est le docteur Verneuil… »

Ils s’étaient vus et souvent rencontrés à travers les rues étroites de leur petit village, toujours avec une certaine contrainte qui faisait leurs regards se fuir cependant, mais ils n’avaient jamais échangé une parole.

— « Et c’est mademoiselle Jacqueline… si je prends pour formule de présentation l’appel que vient de vous jeter votre vieille Marianne » s’empressa de reprendre le docteur en saluant à son tour avec embarras… « J’aurais pourtant voulu l’en détourner… car je suis fâché qu’on vous ait si inutilement dérangée… pour moi. »

« Pour moi… » Verneuil avait-il appuyé à dessein ? ou les mots avaient-ils d’eux-mêmes pris un relief inattendu par la seule contexture de la phrase ? lui-même n’aurait pu le dire, mais il perçut dans le silence gêné qui s’ensuivit que ces mots avaient en quelque sorte tranché sur le reste, et comme pour les rattraper : « J’aurais voulu simplement… »

Mais Jacqueline le prévenant avec une finesse d’expression indifférente et divinatoire à la fois : « Pour vous ? Est-ce qu’on me dérange plus inutilement pour vous que pour les autres… ? »

Ils ne s’étaient jamais parlé, il est vrai, mais d’autres avaient tant parlé pour eux, n’est-ce pas, dans leur village ; le commérage s’entêtait à les rapprocher dans tant de projets et de démarches qu’ils sentirent tout à coup combien déjà profondément ils se connaissaient, et que le malaise commun dont ils tentaient en vain, à ce moment, de se déprendre provenait de là.

Oui, ils ne s’étaient jamais parlé, jamais. Et pourtant que de sentiments latents qu’ils laissaient le monde interpréter ou déformer à son gré, s’étaient à la longue sourdement échangés entre eux aussi nettement que par une voix. Car Jacqueline savait bien que celui qui se trouvait alors devant elle lui avait pénétré et disséqué l’âme jusque dans ses plus intimes tréfonds ; elle savait qu’il y avait deviné et suivi le lent travail d’infiltration secrète que son amour pour Yves avait accompli ; elle savait encore que, parallèlement à ce sentiment qu’il était le seul à connaître chez elle, il en existait un chez lui d’un ordre tout à fait semblable et qu’elle avait été pareillement la seule à pleinement découvrir. Bref, elle se savait secrètement recherchée de Verneuil, bien qu’elle le fuît, et elle savait qu’il le savait.

Elle n’avait donc pas trompé Verneuil, elle ne les avait trompés ni l’un ni l’autre, la réponse indifférente, quoique polie, tombée des lèvres de Jacqueline. Bien qu’ils eussent ainsi réciproquement pénétré leurs secrets d’âme, ils se sentaient au fond trop physiquement étranger l’un envers l’autre pour oser enlever le masque extérieur qui avait jusque-là voilé leurs pensées. À ce moment d’ailleurs, leur embarras d’attitude, l’hésitation de leurs paroles auraient ouvertement démenti leurs meilleurs efforts, eussent-ils voulu feindre d’ignorer ce qui restait en suspens entre eux.

La dernière fois qu’ils s’étaient vus c’était à l’occasion de la mort de la mère de Beaumont. Il y avait plus d’un mois.

Une fois les funérailles finies, le saisissement général passé, les dernières paroles de sympathie exprimées, le temps avait repris pour tout le monde de la paroisse sa marche endormeuse et semeuse d’oublis, mais chez Jacqueline et Verneuil, l’évènement avait laissé une empreinte plus durable, puisqu’il se doublait d’un souvenir d’un ordre tout spécial. Pour tous, en effet, cela n’avait alors été qu’une explosion de naturelle pitié féminine, les sanglots de Jacqueline mêlés à ceux de Yves ; mais pour Verneuil, mais pour elle-même, c’était la constatation irrécusable d’un sentiment dont ils avaient jusque-là pareillement ignoré la profondeur. Et rien qu’en se trouvant ainsi tout à coup face à face, ils sentaient, à travers le désordre de leurs pensées, ce souvenir sans cesse sourdre dans leur esprit et battre comme un lancinement.

Chez Verneuil toutefois, la contrainte, que ce souvenir éveillait dans sa conscience d’amoureux, se doublait, dans sa conscience de médecin, d’un autre malaise qu’il ne parvenait momentanément à dompter qu’en traînant la conversation à travers mille circuits étrangers. Mais malgré ses efforts, la mémoire de toute la scène revenait avec une si persistante ténacité dans son esprit que tout à coup, sans transition et sans même s’en apercevoir, il sentit fuser de ses lèvres les paroles redoutables et tentatrices qu’il avait réussi jusque-là à taire : — « Et notre pauvre vieille de Beaumont ?… — C’était affreux, n’est-ce pas ?… — Il avait dit « notre » signifiant qu’il voulait prendre sa part de l’évènement et faire durer entre eux le rapprochement que les circonstances lui avaient alors fourni pour la première fois.

Et Jacqueline, comme si elle eut poursuivi un simple prolongement d’idées, approuva :

— « Oui, vraiment affreux… On a beau s’y attendre, ces morts foudroyantes bouleversent toujours, car, selon que vous l’avez vous-même confirmé, paraît-il, mon père avait depuis longtemps prévu que le cœur finirait quelque jour par faillir brusquement chez cette « pauvre vieille ».

Verneuil n’ébaucha de la tête qu’un geste imperceptible d’acquiescement, un geste que son air toutefois démentait, et il resta muet, dans l’attitude de quelqu’un qui a oublié l’objet de sa visite ou perdu le fil de la conversation en cours.

— « Non ? ce n’est pas votre avis que ce soit le cœur ? » interrogea Jacqueline en cherchant à deviner le motif de sa réticence subite.

Verneuil dût faire un retour sur lui-même pour se retrouver ; et revenant de loin, il reprit : « Alors votre père n’a pas été surpris ?… Je le trouve chanceux d’avoir été absent en cette circonstance… J’aurais moi-même souhaité d’être à l’autre bout du monde, afin d’échapper à ce malheureux cas. » Il s’arrêta un instant et fixant ses yeux dans ceux de Jacqueline comme pour se rendre compte s’il n’allait pas cette fois dépasser le but : — « Lui avez-vous décrit les symptômes ?… l’horreur de cet œil sans pupille ? » Et voulant tout de suite éviter sa réponse et l’entraîner sur un autre terrain, il s’empressa de poursuivre, comme en lui-même : « Les médicaments n’ont guère le temps d’opérer en pareils cas, tant les phases du mal se précipitent avec rapidité… Vous avez pu vous-même constater que les remèdes de votre père ont été sans effet. »

— « Croyez-vous que si je me fusse hâtée davantage ?… car c’est moi qui ai préparé les poudres que… »

— « Les poudres… vous, c’est vous qui les aviez préparées ? » Il s’était subitement redressé et reculé, comme si les bocaux de la pharmacie, à laquelle il s’était jusque-là tenu adossé, lui eussent brûlé la chair. Il répéta à voix basse, l’esprit absorbé dans un travail de pénétration rétrospective : « C’est vous-même qui les aviez préparées ?… »

— « Mais qu’y voyez-vous de si étrange ? » s’empressa d’interroger Jacqueline, avec une anxiété soudaine dans la voix, et elle s’arrêta stupéfaite à son tour.

À ce moment, Verneuil perçut nettement que le point de doute avait été atteint chez elle, à la rencontre spontanée de leurs deux regards tendus ensemble sur les étiquettes pharmaceutiques des bocaux ; il perçut de même que leurs pensées s’étaient pareillement rencontrées. Et sans la regarder, il put suivre, phase par phase, le courant d’idées dans lequel elle s’était engagée : ce doute aigu d’abord, cette angoisse qui la crispait de plus en plus, le frisson d’épouvante qui l’avait envahie à mesure qu’elle s’enfonçait davantage dans l’analyse des faits, puis l’ondée de terreur et le vertige qui finalement l’assaillirent en entrevoyant tout à coup son père compromis, Yves, Marcelle… et tout le poids écrasant du secret qu’elle aurait à porter… et à partager avec Verneuil.

Oui, Jacqueline avait bien tout deviné, puisque résumant les étapes que son esprit venait de parcourir, et avec un accent qui implorait la pitié, elle reprit, les mains tendues vers Verneuil : — « Mon Dieu, est-ce possible que je l’aie tuée ? » Et lui, simplement, avec une conviction tranquille, fit signe que oui, longuement.

C’est qu’il venait de s’opérer dans son cerveau un éveil propre à lui révéler l’immense emprise que ce secret gardé en commun allait lui accorder sur Jacqueline. Et vu que dans tout amoureux — surtout s’il est repoussé — dort un sauvage, ce fut presque avec un tressaillement de volupté qu’il mesura l’étendue de l’inextricable situation où il la jugeait engagée : avec le fantôme constant de cette mère empoisonnée implacablement dressé entre elle et Yves. De plus quel merveilleux parti à tirer de l’espèce de complicité qu’il entrevoyait et qu’il se réjouissait d’avance d’avoir à partager avec elle. C’est pourquoi tout cela ayant traversé son esprit dans un éclair, il n’avait pas hésité à faire de la tête le long geste condamnateur avec lequel il allait exécuter Jacqueline, car ce fut bien en réalité une exécution comme avec un couperet.

Ses mains implorantes toujours tendues vers Verneuil, son sang glacé sous la vague de terreur qui parcourait son être, Jacqueline s’était figée dans une attitude hagarde d’hypnotisée ; puis ses lèvres s’étaient tordues pour un cri, pour un râle, pour une prière peut-être, mais aucun son n’avait pu traverser sa gorge trop serrée. Elle se maintint ainsi un instant au dossier d’un fauteuil auquel elle était parvenue à s’appuyer, et où elle avait pris l’apparence d’une de ces statues que seul leur étai soutient, puis tout d’une masse, avant que Verneuil n’eut eu le temps d’offrir le moindre secours, elle croula sur le parquet.