La maison de librairie Beauchemin (p. 89-98).

XI


— « C’est la mère de Beaumont qui est morte. »

Le glas venait de l’annoncer à toutes volées à la population de Saint-Hilaire, et de voisin à voisin, de faucheur à faucheur, on se jetait pardessus les haies la nouvelle apportée du village : « C’est la mère de Beaumont qui est morte. »

Les uns ajoutaient quelques commentaires, exprimaient leur surprise de n’avoir pas entendu dire qu’elle fût malade, faisaient des conjectures sur son âge, plaignaient le vieux de Beaumont de se trouver ainsi abandonné. D’autres qui avaient été à même de la mieux connaître, se contentaient d’ajouter : « Quelle brave et bonne femme c’était », et ils restaient silencieux, cherchant à mesurer dans leur esprit jusqu’à quel degré extrême en réalité elle avait été brave et bonne.

Elle n’avait pourtant pas fait grand bruit sur la terre. Dans toute son humble vie de travail et de dévouement, son ambition n’avait jamais tendu plus loin, qu’à remplir son rôle de mère et de femme : faire briller son foyer, laisser sans relâche ruisseler sur ses enfants l’intarissable tendresse dont son cœur débordait, créer partout du bien-être et du bonheur, sans même se rendre compte de quels sacrifices et de quels efforts elles les créait.

Après avoir résolu d’abandonner la culture de la terre et de quitter leur ferme, au pied de la montagne, pour se livrer à l’existence inerte de rentiers de village, les deux vieux de Beaumont avaient éprouvé tout d’abord dans leurs êtres l’effet d’une sorte de cassure inattendue. Mais dans ces désarrois fréquents de la vie, où l’âme seule est atteinte, c’est le plus souvent la femme qui a la force, qui tend alors son bras à l’homme et le relève. La mère de Beaumont avait relevé son vieux ; elle l’avait apprivoisé à la longue à sa nouvelle existence en y faisant reluire tout ce qu’elle pouvait concevoir de soleil.

Et puis, ne leur restait-il pas Yves ? ce Yves qui les captivait et les amusait par le seul énoncé de ses projets et de ses rêves ambitieux.

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Ils faisaient ensemble leurs prières, ce soir-là. La mère de Beaumont, avec une onction douce comme toujours, récitait la touchante invocation à Dieu : « Conduisez les voyageurs, convertissez les pécheurs », mais quand il lui fallut continuer : « guérissez les malades, » les mots avaient commencé d’hésiter sur ses lèvres. Elle essaya de lutter quelques instants contre la sensation pénible qu’elle éprouvait tout à coup, mais reconnaissant, à l’acuité subite de la douleur, le retour de la torturante névralgie faciale qui si souvent était venue l’assaillir, elle se sentit incapable de poursuivre. Pénétrant dans sa chambre, elle s’était affaissée sur le lit.

Si le mal est atroce en pareil cas, par contre il y a compensation dans le peu de gravité qu’il présente. Appelé en hâte, le docteur Duvert annonça en effet que le mal céderait assez vite sous l’influence de certaines préparations sédatives qu’il allait s’empresser d’expédier.

Ainsi que cela lui arrivait souvent, surtout lorsqu’il était quelque peu débordé par les malades, ce fut à Jacqueline qu’il recourut en l’enjôlant d’une caresse : Prépare-donc une demi-douzaine de poudres, de quatre ou cinq grains, pour la mère de Beaumont et il lui avait désigné une bouteille de sa pharmacie.

— « Pour la mère de Beaumont ? Elle est malade la chère vieille ? » demanda Jacqueline avec intérêt.

— « Oh ! rien de sérieux, je crois », reprit son père en inspectant sa trousse et en rechargeant les bouteilles vides : « Une simple névralgie… Ne manque pas de faire parvenir les médicaments dès qu’ils seront prêts… Pour moi, il me faut remettre immédiatement en route pour le Brulé… Bonsoir. »

La spatule à la main, les repassant tous avec intérêt dans son esprit : le père de Beaumont, son amie Marcelle, Lucas, Yves qu’elle se représentait en salopettes parmi ses explosifs, Jacqueline s’était empressée d’exécuter l’ordonnance.

La vieille Marianne elle-même, qui avait entendu de loin la conversation rapidement échangée avant le départ, du docteur, était venue doucement s’informer avec sympathie : « Cette pauvre Mme de Beaumont… Certainement qu’elle ne refuserait pas de lui porter ses médicaments, puisque le domestique se trouvait, absent… Depuis si longtemps qu’elle les connaissait et les aimait, ces bons vieux de Beaumont ; depuis si longtemps qu’elle les voyait, soit à l’officine du docteur, soit à la grand’messe, chaque dimanche… Leurs fils aussi, elle se les rappelait encore enfants, avec leurs petites têtes brunes et blondes qui, chaque année, dépassaient de plus en plus le rebord du banc que la famille occupait à l’église depuis elle ne savait combien de temps… Vous savez où, Jacqueline ?… dans la rangée, de droite… Ça les a rudement secoués, paraît-il, d’abandonner leur ferme là-bas… Leur Yves ne tenait pas à la culture, alors… Mais ce n’est pas moi qui le blâmerai, le brave garçon, avec les talents qu’il a… Vous l’avez rencontré, n’est-ce pas, mademoiselle Jacqueline ? Il semble si peu fait pour piocher la terre… »

— « Tiens, ma vieille Marianne, je pense à la fin que tu le trouves de ton goût, ce Yves… Ce n’est pas la première fois, sais-tu que je t’entends le vanter ainsi ?… »

— « Oh ! oui, par exemple, mademoiselle Jacqueline ; et j’admets que si j’étais plus jeune, je ne pourrais ! pas me retenir de l’aimer… En tous cas, il l’emporte de beaucoup à mes yeux sur le bel Alfred, le petit Monsieur Charlus, surtout sur le docteur Verneuil, oui… oui… »

« Même sur le docteur Verneuil ?… Ah ! bien non, pas sur lui, ma vieille Marianne, » reprit gravement Jacqueline avec une figure faussement contristée et, tout en continuant de plier le papier blanc des poudres qu’il lui restait à préparer.

— « Vous savez, mademoiselle Jacqueline, je ne le hais pas, ce Verneuil… Il ne déplait pas à votre père non plus… C’est peut-être un excellent garçon, » s’empressa-t-elle d’ajouter avec sympathie, comme pour se faire pardonner un tort qu’elle aurait eu.

— « C’est bien, Marianne, va, puisque tu es assez bonne… mais ne te trahis pas auprès de Yves, » …acheva-t-elle en lui remettant les poudres.

Pendant ce temps-là, la douleur s’acharnait sans merci. C’est en vain que la mère de Beaumont tentait de s’y soustraire. La tête plongée dans les oreillers, les mains fermement plaquées en défense sur la figure, elle sentait, toujours les mêmes éclairs lancinants lui labourer la chair.

Aussi avec quelle ardeur empressée elle avait accueilli et absorbé le médicament libérateur qu’on s’était hâté de lui offrir. C’est que d’ordinaire le mal cédait assez promptement sous son influence. Le bienfaisant sédatif finissait à la longue par envahir les tissus et y jeter un calme reposant.

La mère de Beaumont savait cela et avec cette confiance quasi hypnotique avec laquelle tout malade se leurre au début d’un traitement, elle crut éprouver un apaisement à sa douleur. Ses muscles, jusque là crispés sous la tension du mal, se relâchèrent peu à peu et elle parut bientôt doucement somnoler. Ce calme ne dura toutefois que quelques instants. Une autre sensation, qui n’était pas douloureuse celle-là, mais infiniment, atrocement angoissante sans doute, traversa aussitôt la pauvre vieille puisqu’elle se dressa sur son lit, les yeux stupéfaits et hagards, comme pour démêler ce qui se passait subitement dans son cerveau.

Son aspect était à ce moment si transformé, il annonçait chez elle une si profonde et si subite perturbation, que Yves, sans plus se rendre compte, repartit affolé à la recherche du docteur Duvert. Ce fut avec un accent de détresse véritable qu’il apprit son absence, de la bouche de Jacqueline, et sans arrêt il courut frapper chez le docteur Verneuil.

Sa course ne dura que quelques minutes. En un rien de temps il fut de retour auprès de sa mère, mais pour la trouver déjà délirante, les mains contracturées et tordues dans le vide, et comme dardant dans l’infini des yeux vagues, terrifiants à force d’être largement ouverts.

Oh ! ce regard étrange et jamais vu… Dès son arrivée, le docteur Verneuil en avait été tout de suite stupéfié. Il s’empressa d’interroger les quelques personnes déjà accourues, sur les manifestations que le mal avait présentées jusque là. Il demanda à examiner les médicaments qu’on avait fait absorber. Il n’en eut point le temps toutefois, car une convulsion nouvelle, plus terrible encore que les précédentes, l’attira, ainsi que tout le groupe des assistants, auprès de la couche de la mère de Beaumont. La pauvre vieille s’était cramponnée à l’épaule de Yves, toute la charpente elle-même de son corps disloquée jusque dans les os et pliée dans une horrible torsion tétanique. Et toujours cet affreux regard exorbité qui exhalait l’on ne sait quelles angoisses infinies…

— « Une serviette… vite, donnez… » cria le docteur Verneuil, son flacon de chloroforme à la main.

Mais la mère de Beaumont détendit d’elle-même peu à peu ses muscles ; ses paupières retombèrent à demi et vinrent voiler l’horreur de ses grands yeux sans prunelle. Tout à coup elle s’affaissa inerte… pour ne plus bouger éternellement.

À ce même moment, Jacqueline faisait son entrée dans la pièce. Attirée par les liens qui, l’unissant d’abord à Marcelle, s’étaient imperceptiblement étendus à toute la famille des de Beaumont, elle était accourue. Elle n’avait pu résister surtout à l’expression de détresse et d’épouvante qu’elle venait de constater chez Yves, et elle était partie sur ses pas.

D’un coup d’œil rapide, elle embrassa la scène.

L’atmosphère du foyer où elle vivait, les appels aux malades, de nuit comme de jour, qu’elle entendait depuis son enfance, lui avaient façonné une sorte de conscience médicale, un instinctif besoin de se porter au secours des souffrants. À travers les assistants, qui récitaient à genoux les prières des agonisants, elle se glissa jusqu’au lit où la mère de Beaumont semblait maintenant doucement reposer, mais elle demeura atterrée en constatant, hélas ! la complète inutilité de toute intervention. Et alors une autre émotion qu’elle avait mal calculée, qu’elle avait cru pouvoir dominer au moins, se fit subitement jour dans son cœur avec une acuité de plus en plus cuisante.

Contre le mal et les tortures de la mère agonisante, elle eut été prête à lutter avec sang-froid, mais devant le désespoir et les larmes du fils, de ce Yves qu’elle frôlait et soutenait presque, écrasé qu’il était sur le rebord de l’oreiller, elle sentit s’opérer je ne sais quelle fissure dans son âme par laquelle jaillissait un flot de pensées lointaines, entassées depuis longtemps et silencieusement caressées. Elle éprouva un véritable vertige. Les lèvres contracturées, elle se pencha sur lui et familièrement, ainsi qu’à un frère :

— « Yves, » lui chuchota-t-elle tout bas, « Yves. » Et dans sa voix frémissait la douloureuse sincérité de sa sympathie.

Dans un mouvement très doux de caresse, elle lui prit la main dans les siennes et répéta :

— « Yves… Yves… » et elle s’abattit en suffoquant.

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Dans un autre coin de la pièce, le docteur Verneuil, consterné lui-même, cherchait à se dérober aux interrogations, expliquant brièvement et tout bas la catastrophe.

— « Le cœur probablement… peut-être aussi le cerveau… » répondait-il vaguement.

— « Elle aurait sans doute échappé, si le médicament eut eu le temps d’opérer, risqua l’une des commères présentes, mais il ne s’était pas écoulé un quart d’heure que… »

— « Au contraire… » reprit une autre avec conviction. « Un poison n’aurait pas agi plus vite… Dès la première poudre… C’est moi qui la lui ai donnée… Voyez donc, docteur. »

Elle s’était empressée d’aller lui chercher les doses qui restaient, encore étendues dans leurs enveloppes bleues, au milieu d’un petit guéridon en bois brun.

— « Ah ! bon, » murmura-t-il, tendant la main avec un air visiblement soulagé, et il s’en empara sans même les examiner. « C’est tout ce qui reste, n’est-ce pas ?… Oui, le cœur a fait défaut probablement… J’ai eu un cas presque semblable… la mère Dugas… vous vous rappelez peut-être ? » Hachant distraitement des bribes de phrases, il avait tout en parlant introduit les poudres dans sa trousse encore entrouverte… « C’est toujours terrible ces morts subites… Moi-même j’en éprouve toujours pendant longtemps du saisissement… Ce que c’est que la vie en somme… je crains que ce soit un rude choc pour ce pauvre vieux de Beaumont. »

Mal à l’aise au milieu des lamentations et des questions dont l’accablaient, avec leur insistance perquisiteuse de paysannes, les bonnes mères accourues du voisinage, le docteur prit le parti de retourner chez lui. Il promena son regard dans la pièce à la recherche d’un parent auquel il pût exprimer sa sympathie, mais il ne reconnut que Yves, indifférent à tout, la tête toujours plongée dans l’oreiller et secoué par les sanglots. Il salua alors à voix basse ses plus proches voisins et se déroba sans bruit.