La Terre (Ernest Choquette)/06
VI
Les poules, les poulets jaseurs qui tout le jour avaient, en se dandinant, caqueté autour de la maison, s’en retournaient un à un au juchoir. Il était déjà sept heures et le soleil ne lançait plus sur les choses que de longs rayons mourants et mornes.
Tout était tranquille aussi à l’intérieur du logis, si ce n’est l’esprit de Marcelle agitée et de plus en plus inquiète au sujet de l’absence prolongée de Lucas. Mais soudain elle entendit avec joie les madriers du pont rustique, qui reliait, pardessus un large fossé, le chemin public à la ferme, retentir sous le roulement sourd d’un pesant wagon. C’était Lucas qui arrivait lentement, guidant son cheval vers la cour.
Marcelle le guetta un instant à travers la fenêtre, puis, le voyant descendre péniblement en appuyant avec soin les pieds l’un après l’autre sur les raies des roues, comme sur des échelons, elle accourut à lui.
Il n’était pas tout à fait ivre cependant, se trouvant juste à ce degré d’ivresse qui laisse croire à celui qui en est atteint qu’il n’en paraît rien à l’esprit de l’observateur. Sans rien dire, il se mit en tâtonnant à faire jouer les ardillons des boucles, enleva le harnais, refusant l’aide que Marcelle lui offrait, un peu dépité même des prévenances dont elle s’entêtait à l’entourer.
— « Comme tu es en retard ?… Et les commissions dont tu t’étais charge ? » lui demanda-t-elle tout à coup tristement, en découvrant que sa voiture était vide… Tu n’as rien apporté non plus à Chaton… rien apporté… ni bas, ni jouet ?…
Et vu qu’il ne répondait rien, elle reprit, s’apercevant bien qu’il avait bu et peut-être dépensé l’argent de son avoine :
— « As-tu payé au moins les comptes du boulanger et du marchand, selon que tu devais le faire ? »
— « J’ai tout payé, oui, » répliqua-t-il, cherchant à la fois à se dérober aux questions et à donner à sa voix son timbre habituel. Il tenta ensuite de remiser sa lourde voiture, mais sentant que son pied mal assuré ne lui permettrait pas cet effort, il s’empara au hasard d’une chaudière sous le prétexte qu’il lui fallait aller traire ses vaches.
Il n’avait rien apporté à Chaton… rien payé non plus chez le marchand et ailleurs. Et pendant que Marcelle, les cheveux à la brise, offrait tantôt le tableau réjouissant d’une alerte fermière en train de distribuer de ses mains l’eau et le fourrage aux bestiaux, Lucas, le chapeau de travers, son faux-col arraché, donnait le spectacle de grands coups de poing sauvages sur le comptoir de l’auberge du village.
Il avait, pourtant bien résolu, une fois sa charge d’avoine livrée et payée, d’en employer le produit à acquitter certaines dettes et à remplir les commissions dont Marcelle l’avait chargé, mais il n’avait pas prévu que le démon de l’alcool se réveillerait avec une si subite violence au tintement des pièces d’argent qui flottaient maintenant dans ses poches.
— « Quel prix l’as-tu vendue, ton avoine, Lucas ? »
C’était un ami qui de la rue l’avait interpellé en reconnaissant son attelage attaché à l’un des poteaux de la barrière. Dès avant de répondre, rien qu’à la vue de cet homme que le hasard mettait sur son chemin, et dont la présence lui rappelait de nombreux souvenirs de buverie, Lucas fut pris d’une irrésistible tentation d’alcool.
— « Cinquante sous le minot, » répondit-il, en faisant danser les pièces d’argent. Tiens, j’en ai suffisamment pour te payer un verre.
L’autre refusait, était pressé, disait-il, mais Lucas, qui désirait maintenant se trouver un compagnon de roulade, se cramponna à lui et l’entraîna.
Deux heures après, le duo s’étant adjoint d’autres compagnons, l’on pouvait entendre par les fenêtres de l’auberge des vociférations mêlées d’éclats de rire, des couplets de chansons, le choc sec des dés et des verres sur le comptoir.
À ce moment-là, la fumée de l’alcool n’avait pas encore entièrement obscurci les idées de Lucas. Le souvenir de Marcelle abandonnée au logis, la rieuse image de son enfant, le rappel des commissions qu’il avait convenu de faire, revenaient, de plus en plus affaiblis et comme ternis par une buée impalpable, traverser momentanément sa conscience et son cerveau. Il sentait vaguement que c’était lâche et sans cœur ce qu’il faisait là, mais c’était comme dans un rêve dont il ne pouvait pas s’arracher et qui peu à peu lui obscurcissait la notion du temps et des choses.
Bientôt ce fut un vertige complet où ses sensations morales comme ses sensations physiques vinrent se fondre dans un automatisme de tout son être. Il avait l’argent et il l’exhibait et l’éparpillait avec orgueil ; il avait la force, et comme il aurait volontiers arraché les portes qu’il secouait violemment, assommé les buveurs qui l’entouraient et sous le nez desquels il promenait ses poings en défi ; il avait la chance, et c’était à coups de dés qu’il se faisait fort de régler le coût des incessantes consommations qu’il ordonnait. Il avait la gaieté aussi… une gaieté de sauvage dont les grands rires stupides et les chants coupés de hoquets faisaient mal à entendre.
Il ne pensait plus maintenant à Marcelle, ni à personne. Rien ne lui importait.
Il perçut cependant à travers son égarement que quelqu’un lui saisissait les mains et cherchait à l’entraîner. C’était Yves, son frère, qui revenant de son travail, l’avait entendu vociférer. Aidé d’un camarade il avait réussi à le pousser dans une pièce voisine où il l’étendit avec soin sur un banc. Après l’avoir recommandé à l’aubergiste, il s’éloigna, sachant qu’une couple d’heures de sommeil et de calme le ramèneraient suffisamment à la raison.
Dans ces soûleries féroces, lorsque Lucas ne trouvait point l’occasion de provoquer quelque bagarre d’enfer, il finissait toujours par s’écrouler ainsi comme une masse et par s’endormir dans la dernière attitude où il était tombé. Insensible alors à tout, l’œil atone et entr’ouvert, il demeurait inerte, étourdi par l’alcool comme un opéré par le chloroforme.
C’était pour ne point le voir dans ce répugnant état que Yves s’était si promptement dérobé. Non que ce spectacle blessât au fond son propre orgueil, mais plutôt pour ménager la fierté de son frère.
…Lucas demeura longtemps comme sans vie, le poumon seul attelé à remuer légèrement la charpente. Finalement il se fit un éclair dans son esprit, et il appela l’aubergiste pour s’informer de son cheval… de l’heure qu’il était…
Quoique tout tourbillonnât autour de lui, il put à l’instant se rendre compte qu’il avait encore une fois dissipé le produit de toute une charge de grains et qu’il ne lui restait plus rien en poche, rien… Il comprenait peu à peu ce qui avait dû se passer.
… Titubant encore et ayant la sensation de marcher sur des vagues, il se glissa hors de l’auberge et après s’être péniblement hissé dans son wagon de ferme, il prit la route de son logis.