La maison de librairie Beauchemin (p. 54-65).

VII


— « Oh ! cette boisson ! encore cette boisson ! » s’étaient exclamé à la fois la mère et le père de Beaumont, en se représentant le douloureux tableau que traçait de leur fils Lucas leur autre fils Yves. Pour mieux l’écouter, ils avaient tous deux brusquement interrompu leur travail, le père, le hachage de son tabac, la mère, l’épluchage de ses oignons.

À ce moment-là, ils ne se sentaient pas seulement humiliés et contristés dans leur cœur à cause de ce malheureux fils, leur mal se prolongeait jusqu’à l’âme. C’est que avec leur expérience passée de paysans, ils avaient tout de suite éprouvé une souffrance nouvelle, entrevu un autre spectacle : leur chère vieille ferme là-bas, négligée, les bestiaux mal soignés, cette belle journée d’automne perdue sans labour, les pommes de terre peut-être pas encore arrachées du sol, et Marcelle… et… Le vieux de Beaumont était allé s’asseoir plus loin, songeur.

Comme après une longue consultation intime, il ajouta :

— « Enfin, tu l’as vu repartir pour chez lui ? »

— « Oui, père. Je suis demeuré tout le temps en embuscade chez le marchand d’en face d’où je l’ai surveillé jusqu’à ce qu’il fût hors du village. Il était alors passablement remis et en état de guider son attelage. »

Une serviette à la main, en train déjà de terminer sa toilette du soir, Yves avait répondu à son père du fond d’une petite chambre voisine. Comme il le faisait chaque jour, à peine arrivé du travail, il s’y était introduit pour changer de vêtements, peigner ses cheveux, effacer autant que possible de ses mains les taches de nitre, d’acide ou autres corrosifs qu’il était tenu quotidiennement de manipuler en sa qualité de chimiste à la grande poudrerie de Beloeil.

Si, une fois dépouillé de son costume de laboratoire, et sa toilette terminée, Yves gagnait quelque peu en son aspect physique sous le rapport de la propreté, il n’y gagnait toutefois aucunement du côté du charme et de la distinction de sa personne. Car son regard engageant, sa mince figure pâle, ses fines mains à longs doigts aristocratiques, sa frêle et élégante stature, tous ses vingt ans en somme ne présentaient jamais plus d’attrait que sous les salopettes à rayures claires qu’il avait adoptées, comme plus commode que le tablier classique, pour sa tenue de laboratoire.

C’est même beaucoup à cause de l’ensemble délicat et affiné de son être, lequel semblait incompatible avec le rude travail requis par la terre, que son père avait cédé, non sans quelque regret, aux désirs qu’il avait exprimés dès son jeune âge de se livrer à l’industrie, au commerce, à l’exercice d’un métier quelconque, plutôt qu’à la culture du sol. Oh ! la terre ; ce n’est pas qu’il la détestait, au fond, mais là, il aurait préféré tenter autre chose.

Comment cet attrait lui était-il né, au sein de la campagne agricole qu’il habitait et en dépit de toutes les lois de l’atavisme ? Il n’y avait peut-être jamais réfléchi. Qui sait toutefois si certaines impressions n’avaient pas laissé chez lui d’invisibles et profondes empreintes ! Car, de tous les heureux citadins qu’il voyait, à l’époque des vacances, sillonner en yacht le Richelieu, traverser en tourbillon les routes publiques, soit en automobiles, soit au trot rapide de leurs chevaux, il avait bien observé que pas un ne labourait la terre, n’avait de vaches à traire, de bois à charroyer. Aussi combien de fois, son râteau fixé immobile aux mains, ne les avait-il pas admirés avec extase quand ils passaient, les petits comme les grands, les petits surtout !

Il les jugeait heureux.

Puis, s’il se trouvait en compagnie de son père, il s’informait hâtivement de leurs noms, voulait connaître leurs états.

— « M. Hanlan, dis-tu ?… Et que fait-il ?… »

— « Il est le gérant d’une fabrique de machines agricoles. »

— « De machines ?… Et cet autre, là-bas, en yacht, que tu as salué ? »

— « C’est un monsieur Robertson. »

— « Encore un Anglais, hein ?… Qu’est-ce qu’il fait ? »

— « Il est marchand ou gérant de banque, je ne sais trop… »

— « Il n’y en a donc pas, parmi eux, qui cultivent la terre comme toi ?… Ceux que nous avons rencontrés hier à cheval, dans la « montée » non plus ?… Pourquoi ne fais-tu pas comme eux ? »

Le père de Beaumont restait alors muet et décontenancé, quoique devinant que son silence seul était plutôt propre à raffermir Yves dans ses étranges impressions. Il aurait tant aimé en effet chasser de son esprit le mouvement d’idées dont il percevait la graduelle élaboration, mais les mots lui manquaient pour peindre, tel qu’il l’eût désiré, l’abîme qui existait dans son esprit, entre leur vulgaire métier de commerçants, à eux, et sa libre et noble fonction d’agriculteur à lui. Il se contentait de mettre sa pensée dans un geste de dédain.

— « Et d’ailleurs, comme tu l’as déjà observé toi-même, » ajoutait-il parfois, avec un peu d’humeur, « on dirait que les Anglais seuls sont appelés à réussir et à dominer sur le terrain des affaires. Ils tiennent ça d’instinct, vois-tu ?… Tandis que nous… »

De tout ça, il était probablement resté une impression particulière dans la tête de Yves.

« Réussir, dominer sur un terrain quelconque », cela pouvait être naturel pour une race et non pour une autre ? songeait-il parfois. Mais alors à quoi bon le travail, l’énergie, la ténacité, les études, toutes les qualités si ardemment prêchées dans les livres et ailleurs, si l’on peut se choisir une voie sans être exposé à se buter sur quelque obstacle irréductible disposé par la nature elle-même ?

Sans cependant se préoccuper de résoudre ce problème, ni même penser à se mettre en état d’y faire face plus tard, Yves avait été merveilleusement servi par le hasard, au début de ses études. Car ce fut bien le hasard seul qui l’amena, — lui qui croyait ne rouler que des goûts pour l’industrie ou le commerce — à commencer son instruction et sa formation intellectuelle au sein du vieux collège classique de Saint-Hyacinthe. Ne considérant que le voisinage rapproché de cette maison, ainsi que la commodité du trajet, le père de Beaumont y avait naturellement conduit son fils sans aucunement tenir compte des autres conditions.

Et ce fut presque gaiment que, un bon mardi de septembre, le vieux de Beaumont attela Rougeaud, hissa et ficela avec soin une malle de Yves sur l’arrière de la voiture et partit avec lui pour le collège. Il n’avait pas prévu, par exemple, que la séparation lui serait là-bas aussi pénible et qu’il lui faudrait un tel effort d’arrachement pour descendre le haut perron de pierres au sommet duquel il voyait son enfant se tordre dans les larmes, abandonné. Et au retour, au petit trot de son cheval, lorsqu’il se disposait distraitement à admirer quelque magnifique pièce d’avoine aperçue le long de la route, quelque beau troupeau, quelqu’une de ces scènes champêtres si propres à le ravir dans son âme de paysan, c’était toujours l’image de son enfant, seul sur les pierres froides et cachant ses larmes sous sa livrée d’écolier, qui surgissait dans son esprit. Il n’avait pas prévu également que l’absence de Yves creuserait un tel vide à la maison et que sa vieille compagne et son autre fils Lucas en seraient si longtemps comme désorientés. Sa ferme elle-même n’offrait-elle pas un plus triste aspect, à l’heure surtout du retour des vaches, le soir ; car c’était Yves, étant le plus jeune, qui, en compagnie de son chien, faisait généralement le rabattage du troupeau, à l’aide de grands appels prolongés qu’il prenait plaisir à entendre répercuter sur les flancs de la montagne.

Qu’importe, c’était la vie, après tout, que cette constante brisure du foyer. Les deux pauvres vieux en avaient ressenti plus vivement et plus longtemps la tristesse, cette fois, vu que c’était le Benjamin — le plus cher toujours au nid familial — qui les avait quittés ; mais ils s’y étaient peu à peu conformés et le temps avait fini par jeter sur eux comme sur toutes les choses son leurre apaisant.

Quant à Yves lui-même, tout ce qu’il avait abandonné au foyer, le poursuivit longtemps avec une acuité de souvenir qu’il trouvait tout de même bon d’entretenir. Les mille petites scènes champêtres, que l’incomparable soleil d’automne dore d’un charme particulier, à cette époque, tout le long du Richelieu, se ravivaient avec, une ardente intensité dans sa pensée, La cueillette des glands et des faînes pratiquée en maraude avec ses petits camarades ; la chasse aux écureuils à travers les précipices de la montagne ; le battage des grains au moyen de l’assourdissant manège dont le plancher serpentait fuyait et revenait si curieusement sous les sabots essoufflés des chevaux ; la veillée en famille autour de la lampe ; tout cela… tout cela venait tour à tour défiler avec un attrait insoupçonné sur la feuille blanche de ses cahiers de classe.

Mais doué d’une étonnante précocité de jugement et de réflexion, il ne lui vint pas un instant la pensée de se soustraire au devoir qu’il s’était tracé. Il avait déterminé de s’instruire, eh ! bien, il s’efforcerait d’absorber autant de connaissances qu’il pourrait.

Au bout de quelques années, il terminait sa rhétorique.

Ces diverses études, si elles avaient puissamment aidé à son développement intellectuel, ne l’avaient toutefois que peu préparé, à ses yeux, à la carrière à laquelle il projetait toujours de se consacrer. Aussi obtint-il de son père d’aller compléter sa formation dans les écoles spéciales. Les succès qu’il avait jusque là obtenus, il continua de les obtenir dans sa nouvelle sphère d’étude. Développé comme il l’était déjà — sans beaucoup s’en être rendu compte il est vrai — par l’ensemble des connaissances générales qu’il venait d’acquérir, il affirma tout, de suite sa supériorité sur ses camarades de classe, particulièrement sur ceux qui ne possédaient que l’enseignement théorique généralement superficiel et peu complet des High Schools.

Cela ne lui prit guère de temps pour épuiser à fond le programme des matières techniques qu’on enseignait et il sortit de l’école armé des titres et de diplômes les plus brillants.

Donc c’était déjà l’heure arrivée de la lutte pour l’existence. Il se demanda sur quelle arène spéciale il allait se placer pour l’entreprendre. En dépit de sa ténacité jamais rebutée, il se rendit vite compte que les situations alléchantes — les situations comme il les avait aimées, pourvoyeuses des mille luxes qui l’avaient si fortement ébloui autrefois — n’étaient point si faciles à atteindre. Les titres qu’il étalait avec orgueil ne réussissaient guère à émouvoir les patrons.

Et puis, c’était tellement vrai que la plupart des grandes institutions financières ou entreprises industrielles se trouvaient aux mains des Anglais. Ils en occupaient partout les meilleurs emplois. Sa langue, son nom même, dans chacune des carrières où il tentait de s’engager, lui paraissaient comme suspects et de nature à lui barrer la voie. Il se rappela en lui même la réflexion qu’il avait entendue si souvent tomber de la bouche de son père : « Ah ! bah ! dans le domaine des affaires, nous ne serons jamais de taille à lutter contre nos compatriotes anglais… Il nous faudra toujours tenir le rang de derrière. »

À cette époque-là, la puissante fabrique de poudre établie à Belœil, de l’autre côté du Richelieu, était déjà en pleine activité. Les vapeurs nitreuses qu’elle vomissait s’abattaient souvent en âcres rafales sur son village. Il résolut d’y aller offrir ses services.

Quoique cette fabrique fût installée en plein milieu français, la raison sociale à reflets britanniques sous laquelle elle était enregistrée : « The Hamilton Power Company », avait vite suffi à faire deviner la composition du personnel. Il trouva donc que les patrons et les chefs d’emplois étaient tous des Anglais, tandis que ses compatriotes français étaient relégués aux positions secondaires de tâcherons et de manœuvres. Il commençait par en ressentir quelque amertume. Il se résigna toutefois à s’enquérir. Un gérant très affable se présenta, et lui fit énumérer ses titres.

— « Et vous vous croyez qualifié suffisamment pour diriger le service de chimie ? » lui demanda-t-il avec intérêt et surprise à la fois.

C’était un emploi supérieur, il est vrai, mais ce gérant avait tout de suite mordu à l’offre de service que lui faisait Yves, car il avait entrevu l’occasion de remplacer enfin le buveur dont la compagnie par nécessité subissait depuis longtemps l’inconduite.

Avec ce flair en affaires dont ils sont tous doués d’ailleurs, il avait deviné, sous le ton pondéré et modeste de son interlocuteur, la présence d’une haute culture intellectuelle doublée de profondes connaissances scientifiques.

Yves lui posa deux ou trois questions, puis intimement convaincu qu’il possédait à fond le procédé théorique et pratique de fabrication des divers explosifs modernes généralement en usage, il ajouta :

— « Pourquoi ne m’accorderiez-vous pas un mois d’essai ? »

Sa proposition fut acceptée.

Le lendemain, avec l’entière compétence d’un vieux praticien, il débutait. Le mois convenu s’écoula, puis une année, puis deux ans et c’est à ce moment que nous le retrouvons, à son retour de l’usine, en train de dépouiller sa tenue de laboratoire.


Comme Yves s’attardait à sa toilette, le père de Beaumont avait pénétré doucement dans la chambre à son tour, et il s’était assis sans façon sur le lit. Il gardait toujours à son esprit le mauvais rêve que Lucas venait d’y faire naître, et il aurait voulu en atténuer l’amertume en le mêlant à quelques plus sereines visions, à de plus consolants espoirs.

— « Et toi, Yves, tu es toujours satisfait ?… Tu as pleine confiance de réussir à te créer une bonne situation à la poudrerie ?… »

— « Absolument, père. Qui m’en empêcherait, d’ailleurs, si je persiste à faire mon devoir ? » Il s’apprêtait à ajouter autre chose, mais il resta en suspens, les lèvres serrées sur une confidence que visiblement il brûlait cependant de faire. À la fin, n’y tenant plus, il reprit avec une certaine fierté dans l’accent : « Je m’attends à les épater, cette fois, vos Anglais… N’en parlez pas encore, car je conserve encore des doutes… mais je compte avoir fait ce matin l’essai d’une formule de fulminate de mon invention qui l’emportera en puissance sur tous les explosifs connus sans que le coût de fabrication n’en soit en retour plus élevé. Hein ! cela vous embrouille plus que la composition d’un minot de « gabourage » ? acheva-t-il, en un moment de taquinerie folâtre et enfantine.

Le père de Beaumont avait eu en réponse un bon sourire d’orgueil paternel, mais empreint toutefois de cette réserve défiante envers les hommes, envers le sort, envers tout, que l’expérience de la vie avait de plus en plus profondément infiltrée dans son âme, à mesure que les années s’étaient écoulées. Certes, il n’aurait point voulu désabuser son fils, lui gâter sa joie naïve de croire tout vrai, et pourtant comment ne point mettre en lui-même une sourdine aux rêves de succès qu’il lui entendait exposer si ingénument. Il avait lui aussi, à son âge de jeunesse, compté sur tant de choses qui tout à coup lui avaient menti, tant de projets qui l’avaient brutalement déçu, en dépit de la fidèle et franche nature au sein de laquelle s’était écoulée sa calme et uniforme carrière d’agriculteur.

— « Tant mieux, si tes ambitions peuvent se réaliser… Cela nous consolera, vois-tu, des soucis que la conduite de Lucas nous cause, à ta mère et à moi. » Comme Yves n’ajoutait rien, il reprit, au bout de quelques instants, dans un prolongement d’idées : « Cela ne te causerait-il pas de chagrin de voir notre vieille « terre » passer à des mains étrangères ? »

— « Oh ! certes, oui, » répliqua tout de suite Yves avec émotion.

— « C’est bien ce que je supposais… Mais après tout, toi, tu ne l’as pas travaillée et creusée, comme moi… remuée dans chaque motte, pendant plus de quarante ans… C’est cela qui attache, va… » Sentant son regard se mouiller, il s’achemina vers la porte. « Et de plus, de la si fameuse terre… Tu te rappelles la petite pièce d’en haut, près du puits ? J’y ai déjà récolté cent-vingt-huit minots de « gabourage », comme tu dis. » Et pour jeter sur ces réflexions une note finale plus gaie, il acheva narquoisement :

— « Tu verras, Yves, que ton fulminate ne battra jamais ça… »