La Terre (Ernest Choquette)/05
V
Les bestiaux altérés meuglaient depuis longtemps autour de l’étable, autour de l’abreuvoir vide. Tantôt se bousculant, les cornes baissées et menaçantes, tantôt se plantant immobiles, le cou tendu au-dessus des auges, ils poussaient l’un après l’autre de longs mugissements plaintifs.
Il était alors quatre heures de l’après-midi, et Lucas, parti depuis le matin pour aller livrer les vingt boisseaux d’avoine qu’il avait vendus la veille au marchand du village, n’était pas encore de retour. Pendant ce temps-là, Marcelle s’agitait inquiète au logis. À tous moments elle scrutait du regard la route dont elle embrassait d’un bout à l’autre la longue enfilade en pente.
— « Quatre heures, déjà… Oh ! ce village, » songea-t-elle… Elle comprenait… Les bestiaux, noirs, roux, cailles, continuaient toujours de gémir autour des auges vides.
D’ordinaire, en de telles occasions, Marcelle s’adressait à ses voisins, de bonnes gens qui la plaignaient et qui le plaignaient aussi un peu, lui, en somme si aimable et si gentil quand il le voulait. Mais, cette fois, elle ne pouvait se résoudre, elle n’osait pas ; elle avait honte à la fin de les détourner encore dans leurs travaux. Elle rangea alors les chaises du logis, mit tout bien en place, jeta un regard minutieux autour de son jeune enfant… non, rien de dangereux à sa portée — puis elle ferma sur lui la porte avec précaution.
… Oh ! cela pesait beaucoup à ses frêles mains inhabiles ces nombreux seaux d’eau, quoique à moitié remplis et équilibrés par la lourde brimbale, qu’elle extrayait péniblement du puits et qu’elle versait gauchement dans l’auge. Mais ce n’était pas si dur après tout et cela l’amusait presque de voir ses bonnes vaches se bousculer pour y plonger goulûment leurs naseaux. Elle les caressait même de la main, leur parlait d’un accent sympathique comme à de vieilles connaissances : Attends ton tour, Caillette… Voyons, la Rouge, ma méchante… Et elle recommençait, avec plus d’adresse toutefois, à tirer les seaux d’eau.
Mais de la paille, du foin, il leur en faudrait aussi pourtant ; Marcelle pénètre dans l’étable. Elle sait où se trouvent disposées les pelles, les fourches, toutes rangées à côté des harnais que Lucas tient eux-mêmes suspendus à de longues chevilles de bois fichées dans les poutres de la charpente. Elle en essaie d’abord une, la plus petite, qu’elle juge d’un maniement plus facile ; mais comme elle s’aperçoit bientôt qu’elle ne lui sert qu’à éparpiller maladroitement le fourrage en chemin, c’est à ses bras simplement qu’elle décide de recourir.
Qu’importe que la paille lui mordille la peau, elle éprouve bientôt une véritable joie intime qui pour la première fois et d’une manière imprévue lui révèle jusque au fond la part intérêt qu’elle est tenue d’apporter à la régie de la ferme.
Jusqu’ici, elle n’avait rien senti de la solidarité qui l’unissait à Lucas. Elle était mariée à un « habitant », elle n’était pas devenue « femme d’habitant ». Dans son esprit, c’était à Lucas seul qu’appartenaient la ferme, les troupeaux, les pâturages, les récoltes, le lait des vaches, les boisseaux de grain, tout. Certes, elle se sentait toujours heureuse ou chagrine, suivant qu’elle l’entendait se réjouir ou s’attrister du résultat de ses travaux ou du produit de la moisson, mais c’était simplement parce que elle l’adorait et s’intéressait à lui. Quant aux choses de la terre, quant à cet état d’âme qui sature et caractérise le travailleur du sol, elle y était demeurée étrangère.
Mais à ce moment-là, en soignant elle-même les bestiaux, elle perçut qu’ils lui appartenaient également, et qu’elle les aimait. Elle devinait aussi qu’elle ne rendait pas simplement service à Lucas en exécutant une partie de son travail, mais qu’elle s’associait à lui.
Et puis ce sera si amusant, avait-elle pensé, de constater la figure qu’il fera au retour, en trouvant le « train fait »… « Pourvu que ça ne tombe pas un mauvais jour, » acheva-t-elle, en transportant sa dernière brassée de paille. Il était, en effet si drôle à voir et à entendre parfois dans ses soulades que, en dépit de l’expression amère de reproche dont elle s’efforçait alors de durcir sa figure, elle ne pouvait se défendre de sourire. Mais, d’autres fois, par exemple… Oh !
D’un regard Marcelle contempla un instant l’ensemble du troupeau, maintenant immobile à ruminer et à se battre les flancs ; puis après une petite moue folâtre et satisfaite, qui signifiait à l’adresse de chacune des vaches : Bon, tu en as assez, toi ; elle s’enfuit vers la maison en courant.