La maison de librairie Beauchemin (p. 36-43).

IV


Dans le cabinet de travail du docteur Duvert.

La besogne de la journée est terminée… Dans la fournaise, une flambée de menu bois lutte contre les premiers frissons d’automne qui sournoisement commencent à s’insinuer chaque soir dans les pièces du logis. La vieille Marianne a allumé les lampes, remis en place les objets épars, baissé les stores des fenêtres, puis discrètement s’est retirée… push, push… push…

Jacqueline s’était mise à lire enfoncée dans un immense fauteuil. Le docteur, lui, après un va et vient qui l’avait promené de sa bibliothèque à sa table de travail, puis de sa table de travail à un petit meuble en vieil acajou qui lui servait de secrétaire et auprès duquel il s’était distraitement arrêté un moment, avait saisi au hasard une revue médicale. Il y jeta un rapide coup d’œil, puis la déposant tout de suite, il était allé, sans rien dire, s’asseoir auprès du feu. Il demeura un instant songeur, les yeux attachés sur sa fille :

— « Tu ne me parles pas un peu, Jacqueline ?… Que lis-tu donc de si absorbant ? »

— « Le volume, que tu m’as passé hier, l’Émigré de Bourget, » répondit-elle doucement.

— « C’est admirable et charmant, n’est-ce pas ?… Qu’en dis-tu ?… »

— « Oui, admirable. »

— « Ah ! ces romanciers français, quel talent ils ont ! » Tout en parlant, il était allé prendre un siège auprès de sa fille. « Saisis-tu bien la thèse qui se dégage de l’œuvre de Bourget ?… C’est quand on compare la puissance de tels écrits à celle des productions intellectuelles qui éclosent ici de temps à autre qu’on en constate davantage l’étonnante supériorité. Est-ce que cela ne t’a point déjà frappée ?… »

Sans s’être jamais sérieusement mêlé au mouvement intellectuel de son pays, le docteur Duvert n’en avait pas moins toujours suivi la marche avec intérêt.

Sa femme morte, la tenue réservée et un peu sauvage qu’il avait depuis adoptée, son isolement à la campagne, tout l’avait naturellement amené à rechercher dans les livres, dans les revues scientifiques, dans la lecture et l’étude des œuvres littéraires nouvelles, les quelques distractions intellectuelles qui autrement lui eussent totalement fait défaut. C’est ainsi que, au hasard de l’inspiration, — soit pour répandre une idée qu’il considérait juste, soit pour raconter quelque délicieuse scène champêtre saisie au cours de ses courses le long du Richelieu, soit simplement pour s’amuser à laisser flotter son esprit dans de naïves fictions — il avait, tour à tour livré à la publicité et des articles sur diverses questions sociales, et, des communications scientifiques et de pures nouvelles littéraires. Et maintenant que sa fille grandissait, qu’il retrouvait chez elle une partie de ses propres goûts, il en avait fait son confident, souvent même son conseiller.

Rien de charmant et de naïf comme cette soudure étroite qui, rajeunissant le père et vieillissant la fille, avait fini par en faire presque deux camarades.

Aussi que d’étiquettes latines à coller sur les bouteilles, que d’onguents, que de poudres n’avaient-ils point préparés de concert, par des soirs comme celui-ci, tout en discourant familièrement sur mille choses, aussi bien sur les cas de médecine traités au cours de la journée que sur les incidents politiques rapportés par les journaux.

Jacqueline était autour de lui la seule personne à laquelle il put s’adresser tout haut ; c’était à elle qu’il soumettait ses opinions, exposait ses théories, communiquait ses idées et ses projets. Il la consultait comme on consulterait un ami de son âge ; moins peut-être, pour obtenir son avis, que pour l’amener à accepter et à approuver son propre sentiment. Il s’en servait en quelque sorte comme d’un sujet d’expérimentation.

Et c’est ainsi qu’en la maintenant ; sans s’en rendre compte, dans une telle atmosphère, il en avait étonnamment développé la précocité, prématurément meublé et mûri l’intelligence.

« Vois-tu, » continua-t-il, « il y a un véritable plaidoyer dans ce livre de Bourget, de même qu’il y a un factum dans son Divorce. Combien j’aime ce genre que les écrivains français modernes adoptent aujourd’hui de plus en plus. C’est de la fiction et c’est de l’histoire. L’auteur, conscient de sa responsabilité. écrit pour le triomphe d’une idée. Il ne tend pas uniquement à amuser, il entreprend de convaincre. »

— « Et » La terre qui meurt », de Bazin sur lequel tu t’extasiais tant, père, l’autre jour ! »

— « C’est surtout un ouvrage délicieux par le charme évocateur qui y plane, mais il est vide de toute documentation, de toute subtilité d’analyse. Je trouve que le livre n’ajoute rien à son titre. Quelle image extrêmement attendrissante il s’en dégage toutefois : cette bonne vieille terre française qui succombe faute de bras. Cela vous empoigne. La leçon y est pareillement bien présentée… on y défend une idée, là encore. »

— « Il n’existe rien de ce genre, ici ? » demanda Jacqueline.

— « Rien… je ne connais rien. Cela s’explique en somme. Vois-tu, ici, ce n’est pas toujours le talent qui manque, ce sont surtout les situations, le milieu, les éléments, la matière première, quoi, si absolument essentielle pour l’inspiration et la composition du livre… Je parle des œuvres de fiction, tu comprends ? »

— « Il me semble pourtant que… »

— « Il te semble… » Le docteur se leva tout fier des objections que Jacqueline paraissait vouloir soulever… « Tiens, suis-moi bien, je vais te le démontrer. Tu lis présentement l’Émigré de Bourget — eh ! bien, dissèques-en chacun des chapitres ; tu découvriras immédiatement qu’aucun des personnages ne se peut transplanter ici. Fais le même travail d’analyse pour tout autre roman français, tu constateras presque toujours que les éléments qui le constituent, et en font la puissance ou la beauté, manquent absolument dans notre pays… »

— « Mais de Gaspé, Lajoie, de Boucherville, Marmette, Lemay, n’ont-ils pas produit de jolies choses ? » reprit vivement Jacqueline… « Jean Rivard, par exemple ? »

— « En effet, de jolies choses, c’est bon. Ils n’ont donné cependant que ce que notre milieu permettait de donner. Tu ne vas pas, je présume, établir de parallèle entre leurs œuvres et celles… Non, il est impossible que tu ne sentes pas autrement. Je suis content quand même de t’entendre : j’aime ça que tu m’objectes ton opinion. »

— « Alors tu considères que c’est le manque d’éléments constitutifs, selon que tu dis, qui entrave ici la production des œuvres de fiction ? »

— « Certes, oui. Mais note donc, Jacqueline, que l’écrivain canadien — je vais tout te dire, puisque ce sujet t’intéresse et que nous n’avons, d’ailleurs, rien de mieux à faire, ce soir, n’est-ce pas ? — que l’écrivain canadien doit commencer par écarter de son esprit toutes les thèses fécondes et fines susceptibles de reposer sur le divorce, l’adultère, les liaisons libres, vu que rien n’existe suffisamment de cela dans nos mœurs pour en tirer parti avec vérité dans un livre. Il est pareillement tenu de se priver des situations intéressantes qu’il pourrait songer à faire naître des crises religieuses et sociales, des conflits entre l’élément laïque et clérical, entre la libre-pensée et l’orthodoxie, car cela aussi manquerait d’à-propos… N’as-tu jamais réfléchi là-dessus ? » Et le docteur Duvert souriait narquoisement en arpentant la pièce. …Il reprit : « Mais en face de quelles maigres données se trouverait-il de plus s’il désirait : sonder notre âme militaire, analyser nos guerres et nos révolutions dans le dessein d’en faire surgir quelque émotion puissante… Nous n’avons pas d’histoire depuis un siècle… Rien non plus à extraire d’original et de fort des mœurs ou opinions publiques de ce pays, où les débats se livrent sur les chiffres, rarement sur les idées ; où nul sentiment, nulle passion ne dérive, comme en France et ailleurs, (des conflits constants — et datant de siècles lointains — qui existent entre les diverses classes sociales et qui ont fini par morceler les populations en une infinité de groupements politiques ennemis… » Il alla empoigner le volume que Jacqueline tenait encore entre ses mains, et le brandissant : « Toute l’inspiration de la thèse puissante qui est ici exposée ne découle-t-elle pas, voyons, de ces seuls mots : des groupements politiques ennemis ?… Ici, les conflits sociaux tiennent dans un fait divers. »

Comme Jacqueline exprimait la hâte d’émettre une observation… « Non, ce n’est pas tout, reprit-il… Laisse-moi aller jusqu’au fond de la question… Pas de théâtre non plus, pas de peinture, pas d’institut. pas de prix littéraires, pas de musées, pas de laboratoires. pas de salles d’armes, pas de bibliothèques publiques, pas de Légion d’honneur, pas de duel, pas de conscription militaire, pas d’école de marine ; par conséquent, pas de comédien pour personnage de livre, pas de peintre, pas d’artiste, pas d’immortel, pas d’hommes de lettres de carrière, pas de décoré, pas d’homme d’épée, pas de conscrit, pas de marin, rien, rien… Qu’est-ce que tu voulais me dire, tantôt, Jacqueline ?… »

« Mais au moins, il nous reste la terre et l’amour, pareils partout, féconds et intéressants partout… Regarde donc Marcelle… N’y a-t-il pas un charmant chapitre de livre à tirer de sa vie ? »

— « Tu dis juste, en effet… L’amour et la terre, » reprit le docteur en songeant. « Mais si l’écrivain canadien ne possédait pas ça ?… Encore est-il tenu de ne s’en servir que d’après certains, clichés. »

— « Oh ! je saurais bien, moi, il me semble, en tirer un plan original et franchement canadien — » ajoute Jacqueline en riant.

Le docteur reprit souriant à son tour :

— « Je le connais, va, ton plan indigène… Veux-tu que je te le détaille ? Cela a été écrit vingt fois : Elle, la beauté personnifiée, une madone de Raphaël ; Lui, la bonté même, un Vincent de Paul. Deux anges. L’amour le plus pur les unit. Prières, retraites, sacrifice, dévouement héroïque, puis le mariage et le parfait bonheur. »

— « Et quand cela serait ? » répliqua-t-elle avec conviction. « Ne serait-ce pas joli ? »

— « Quand cela serait ?… Des chimères, du leurre que tout cela ; des contes que les fées imaginent parfois pour les enfants, mais que l’écrivain ne doit pas tenter de raconter à des grandes filles comme toi, parce qu’il sait bien que plus tard la vie brutale viendrait démentir une à une les pages de son livre. » Il allait ajouter autre chose, mais se reprenant : « Comme nous avons jasé longtemps. Allons, va dormir. Des plans comme les tiens, vois-tu, ma petite Jacqueline, ça ne réussit bien qu’en rêve, les yeux fermés… »

— « Et s’il m’en venait un, les yeux ouverts !… un dont tu serais vraiment, satisfait ? »

— « Sapristi ! Il ne faudrait toujours pas le laisser s’envoler… Je te proposerais, ma foi, de l’exploiter de compagnie, tant il serait curieux à exhiber… Sais-tu que nous avons débattu de grosses questions ce soir ?… Allons, viens que je t’embrasse… »