La maison de librairie Beauchemin (p. 26-35).

III


C’était le lendemain.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Elles s’étalent tout de suite reconnues et sauté au cou en se jetant réciproquement leur nom dans une exclamation joyeuse.

— « Marcelle ! »

— « Jacqueline ! »

Oh ! ces liens de couvent ou de collège ! La rupture s’en fait un bon jour si naturellement, la séparation est si bien déterminée d’avance que l’on croit, en se quittant, n’en emporter qu’un frêle souvenir au fond de l’âme. Mais comme sous le moindre rappel inattendu, ces liens surgissent avec une vigueur nouvelle.

Aussi se sont-elles assise bien près l’une de l’autre, tout contre le berceau dans lequel l’enfant gazouille aujourd’hui dans un commencement de sommeil.

À cause de la différence d’âge qui les sépare quelque peu, il se rencontre, ici et là, — au cours de leurs souvenirs passés — des vides qui coupent la simultanéité de leur vie de pensionnaires, mais les points communs de contact en demeurent encore très nombreux.

C’est alors entre elles un échange pressé de question, une volubilité impatiente de se répandre, des rappels joyeux de compagnes disparues, de réminiscences et d’incidents qu’elles croyaient toutes deux bien effacés et morts.

— « C’était Louise, n’est-ce-pas, qui… »

— « Mais non, c’était Marie… tu sais bien, celle qui clignait toujours si drôlement de l’oeil droit. »

Elles repassent ainsi bribes par bribes, leur passé de petites filles, d’Enfants de Marie, de communiantes, tantôt à travers de bons éclats de rire spontanés et incoercibles, tantôt sous le charme grave et silencieux de quelque lointaine illusion éteinte. Mais toute cette causerie avait porté sur l’autrefois, sur la partie de leur vie qu’elles avaient ensemble traversée, à courte distance l’une devant l’autre, et dont elles eurent vite parcouru, et épuisé les souvenirs. C’est depuis la séparation qu’elles brûlent de tout savoir, dont il leur tarde davantage de connaître les étapes intimes.

Oh ! pour Jacqueline bien peu à raconter, il est vrai, en dehors de la mort de sa mère, de son immense douleur à cette occasion, de sa vie tranquille aujourd’hui, seule à côté de son père, de quelques jolis livres dont elle se souvient, de ses rêves de jeune fille… rien que des rêves, vrai…

Et comme Marcelle avec un air entendu protestait, prenait un rire narquois pour exprimer qu’elle n’était pas dupe :

— « Rien que des rêves, dis-tu ? »

— « C’est pourtant ainsi, je te l’affirme, » reprit Jacqueline, souriant à son tour.

— « Vrai, pas un amour encore, pas même une amourette, pas la moindre ? Rien que des rêves, selon que tu le soutiens ? » acheva Marcelle dans un long regard scrutateur.

Jacqueline hésita l’espace d’une seconde. Pour une jeune femme, quelle que soit sa condition, se résoudre à répondre simplement non à une pareille question — posée surtout par une autre femme — c’est se meurtrir dans les fibres les plus sensibles de sa fierté. Aussi Jacqueline hésita-t-elle le temps de se demander si Marcelle allait la plaindre ou la féliciter. Puis vivement :

— « Non, pas le moindre amour. »

— « Tu as bien le temps, en effet, de te jeter pour de bon dans cette fournaise. Seulement je croyais que, avec ces yeux-là, tu n’aurais pas cheminé jusqu’à vingt ans sans jeter au moins un coup d’œil par dessus le rebord. »

— « Et toi ? » demanda Jacqueline.

— « Et moi ? Et moi ? » Machinalement Marcelle se prit à faire doucement balancer le berceau jusque là immobile… « Moi, me demandes-tu ? Mais que pourrais-je donc sans amour ? »

Et comme un silence lourd avait succédé à cette naïve réponse, elle reprit :

— « Ne va pas mal interpréter ma pensée. Je crains que tu n’aies pas assez vécu pour me bien comprendre. J’aime mon mari, j’aime mon enfant, et dans de telles conditions, nous autres femmes, nous trouvons toujours alors un peu de bonheur à traîner avec nous, quoi qu’il arrive. »

Et alors comme à une sœur, elle entreprit de lui narrer sa sortie du couvent, abandonnée à seize ans par l’oncle auquel elle avait tout dû jusque-là ; son départ pour Saint-Hyacinthe où elle avait pris du service dans un bureau de téléphone, fait plus tard du travail de couture, pour finir par enseigner dans une école publique de la paroisse voisine. C’est là que Lucas de Beaumont était allé la dénicher, ajouta-t-elle en riant. Un vrai hasard, cette rencontre chez des amis communs, à l’occasion d’une fête de Ste-Catherine. Ils s’étaient aimés follement tout de suite. Son entourage l’avait pourtant bien dissuadée, prévenue contre lui, qu’importe ; elle l’avait immédiatement préféré à tous les autres. Il était le plus beau, à ses yeux, le plus spirituel… Comme c’est étrange tout cela, mais aussi comme c’est vrai. On ne s’est jamais vu, jamais rencontré ; on est si étranger l’un pour l’autre que l’on ignore même son nom et son existence, et voilà qu’un imperceptible sentiment se glisse dans votre être, vous envahit, vous entraîne, vous donne le vestige, vous broie le cœur, et vous trouvez cela doux ; la meurtrissure que vous éprouvez vous donne presque la sensation d’une caresse…

— « Tu sentiras cela, un jour. Tu verras bien, Jacqueline. »

C’est dans de telles conditions qu’ils s’étaient épousés, mis en ménage là-bas. Et comme Marcelle avait toujours rêvé ça : un carré de jardin, une maison tranquille sous les arbres, un pan vert de montagne, — pareil à celui qu’elle apercevait autrefois de la fenêtre de son couvent et qu’elle avait toujours retenu dans son esprit — ce fut avec une joie bien vive qu’elle applaudit au projet que lui avait communiqué dernièrement son mari de venir prendre la direction de la vieille ferme paternelle. Elle avait aussi pensé qu’ils se trouveraient alors plus éloignés des villages, des vilaines compagnies ; elle garderait sans doute plus assidûment son mari auprès d’elle.

Ils n’étaient pas riches ; leur ameublement n’était pas luxueux non plus. Cela lui importait si peu d’ailleurs, expliquait-elle à Jacqueline, et elle l’entraînait à travers les diverses pièces de la maison, lui exhibait sans gêne son installation d’humble : des « habitants » après tout qu’ils étaient, cela devait se concevoir, quoi. Elle lui exhibait aussi les couvre-pieds à carreaux blancs et rouges, les tapis en « catalogues » à nuances multiples, les rideaux qu’elle avait elle-même confectionnés ; puis son trousseau de jeune mère, des camisoles d’enfant, des layettes à dentelles étroites, des chemisettes à liséré rose où restaient encore accrochés, semblait-il, les rêves, roses aussi, au milieu desquels tout cela avait été exécuté. Comme elle avait travaillé, n’est-ce-pas !

— Le jardinet maintenant, il fallut le voir aussi. De la fenêtre entr’ouverte on en suivait les allées bien ratissées, les plates-bandes droites et taillées comme des équerres. Sur les carrés c’étaient des enchevêtrements de petits pois, des alignements d’oignons à longues queues, raides comme des paratonnerres, des radis qui dressaient leurs panaches verts, et des choux, des groseilles, des pommes vermeilles plus loin…

— « Tu n’en veux pas, Jacqueline ? »

Sans attendre la réponse, elle était partie à la course, traversait les allées, enjambait les sillons. Déjà, les branches des pommiers abaissées, elle en avait atteint les plus beaux fruits et les entassait précipitamment dans son tablier. Et au retour, en esquissant un sourire fier et gamin, elle signale, de sa main restée libre, le faucheur dont on distingue nettement les lourds balancements en cadence, loin, là-bas, dans les champs en pente. « C’était lui, son Lucas… un rude travailleur… dans le genre de Yves, son frère… Tu le connais celui-là ?… »

— « Non, tu ne le connais pas ? » avait repris Marcelle avec étonnement. C’est que, l’autre jour, il m’a si longuement parlé de toi… Tu dois l’avoir rencontré ?… Il demeure maintenant au village, avec son père et sa mère. Il n’a jamais voulu cultiver la terre, lui. Il est dans l’industrie ; à l’emploi de la grande fabrique de poudre de Belœil… Il espère aller loin… Mais tu sais, contre des concurrents anglais… Un beau grand garçon, l’air doux… »

C’était vrai, au fond, que Jacqueline ne connaissait pas Yves, qu’elle ne l’avait probablement jamais rencontré. Où avait-elle donc alors puisé les renseignements si complets qu’elle possédait déjà sur son compte ?… Car elle n’ignorait rien à son sujet, ni son nom, ni sa belle mine, ni son expression de figure, ni son état, rien… Pourquoi donc s’en être cachée et avoir répondu : non, à l’interrogation, en réalité bien indifférente de Marcelle, si ce n’est qu’elle la supposait tout à coup pleine de sous-entendus ? Et il lui vint la sorte d’embarras qu’on éprouve à être surpris un mensonge aux lèvres. Elle ne savait même plus où poser son regard et elle cherchait en vain les mots avec lesquels elle eut pu renouer la conversation. Subitement, comme très intéressée :

— « Oh ! Marcelle, tu possèdes une cheminée normande dans ta maison ? Que c’est charmant. »

— « Les chenets, va, ma Jacqueline, ce n’est pas là l’endroit où je pose le plus souvent les pieds. »

— « Si tu permets, je viendrai moi-même y jeter une bûche, l’un des premiers beaux soirs d’automne. »

Jacqueline avait tout de suite été envahie par le charme profond, presque sacré, qui se dégage de ces anciennes cheminées géantes, si bien placées pour symboliser le foyer, le véritable foyer familial. Les souvenirs intimes semblent tous s’y être blottis comme pour se conserver toujours vivants, toujours chauds. On ose pourtant les faire disparaître aujourd’hui de nos vieilles maisons de campagne, ces attendrissantes cheminées. On ose porter sur elles des mains sacrilèges et brutales pour en arracher une à une les pierres et les éparpiller au hasard. Mais c’est tout l’âme de ces maisons que l’on arrache alors, et si seulement l’on écoutait, l’on entendrait leurs soupirs à travers les lézardes.

— « Toi, Marcelle, tu ne permettras jamais pareille profanation, n’est-ce pas ? » ajouta Jacqueline.

Et elle se mit à examiner tout dans la vieille demeure : les lourds murs de pierres des champs, solides encore comme des bastions, les étroites fenêtres qui s’y encastraient, les solives en relief des plafonds, les portes, portant encore aux rebords de l’encadrure les entailles nombreuses à l’aide desquelles on avait successivement marqué les changements de taille de toute la lignée des de Beaumont.

— « Tiens, voici la coche qui indiquait la stature de Lucas, à treize ans… Voici celle de Yves, à douze ans, parait-il. »

— « Et dire que j’aurai bientôt à en ajouter une pour celui-là, » acheva Marcelle en désignant son enfant endormi. « C’est si vite écoulé, le temps… si vite. »

Fut-ce une vision lointaine de ses jeunes années qui accourut à ce moment l’assaillir ? Fut-ce plutôt la vision subite, toujours si troublante pour les mères, des années encore inconnues de son enfant, fut-ce simplement l’un de ces riens inattendus qui viennent parfois brusquement heurter certaine fibre du cœur trop prête à vibrer ? Elle-même n’aurait pu le définir. Mais à peine eut-elle prononcé ces mots, répétés deux fois comme en rêve, qu’un spasme jailli de l’âme, l’étreignit subitement à la gorge. Elle se contint cependant et ne se trahit pas. Seule une rapide crispation de figure lui tordit momentanément les lèvres. Se domptant tout de suite, elle reprit, la voix légèrement frémissante :

— « Va, si tu savais, Jacqueline, comme cela me fait plaisir de te retrouver à côté de moi. »

Puis elles n’avaient plus su quoi se dire, ni l’une ni l’autre.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

À ce moment le soleil commençait à se pencher dans son ciel et allongeait par la porte entr’ouverte de grands rayons tranquilles sur les tapis. Partout au dehors, c’était délicieux. On n’entendait aucun bruit ; seulement le gloussement des poules qui, caquetant çà et là, se promenaient dans la basse-cour ou faisaient la chasse aux sauterelles dans l’enclos voisin. C’était si pur aussi que le versant de montagne — tout vent par ses sapins, ses épinettes, ses fougères — qui délimitait la ferme, au loin, semblait se prolonger sur elle.

Jacqueline captivée admirait doucement la majesté du tableau. Tout à coup elle aperçut Lucas, sa longue faulx à l’épaule qui débouchait du sommet d’un coteau. Il suivait à pas lents un petit sentier de vaches perdu sous les arbres.

— « Tu as bien raison de dire que le temps passe vite, Marcelle. C’est l’heure de m’enfuir… Bonjour, » lui cria-t-elle sans la regarder. Et elle s’en sauva.

… Vu qu’il faisait encore très clair à ce moment, que de grosses mûres d’un noir-pourpre pendaient tentatrices le long du chemin, que d’absorbantes pensées, d’un ordre tout à fait nouveau, persistaient à bourdonner aux oreilles et rendaient les pas incertains, Jacqueline n’atteignit la frontière de son village qu’à l’heure de l’Angelus.