La Terre/Troisième partie/2

La Terre (1887)
G. Charpentier (p. 203-214).


II


Un jour de cet été, la vieille Rose, qui avait eu des faiblesses, et dont les jambes n’allaient plus, fit venir sa petite-nièce Palmyre, pour laver la maison. Fouan était sorti rôder à son habitude, autour des cultures ; et, pendant que la misérable, sur les genoux, trempée d’eau, s’épuisait à frotter, l’autre la suivait pas à pas, toutes les deux remâchant les mêmes histoires.

D’abord, il fut question du malheur de Palmyre, que son frère Hilarion battait maintenant. Oui, cet innocent, cet infirme était devenu mauvais ; et, comme il ne connaissait pas sa force, avec ses poings capables de broyer des pierres, elle craignait toujours d’être tuée, quand il l’empoignait. Mais elle ne voulait pas qu’on s’en mêlât, elle renvoyait le monde, arrivant à l’apaiser, dans l’infinie tendresse qu’elle gardait pour lui. L’autre semaine, il y avait eu un scandale dont tout Rognes causait encore, une telle batterie, que les voisins étaient accourus et l’avaient trouvé se livrant sur elle à des abominations.

— Dis, ma fille, demanda Rose pour provoquer ses confidences, c’est donc qu’il voulait te forcer, le brutal ?

Palmyre, cessant de frotter, accroupie dans ses guenilles ruisselantes, se fâcha, sans répondre.

— Est-ce que ça les regardait, les autres ? est-ce qu’ils avaient besoin d’entrer espionner chez nous ?… Nous ne volons personne.

— Dame ! reprit la vieille, pourtant si vous couchez ensemble, comme on le raconte, c’est très mal.

Un instant, la malheureuse resta muette, la face souffrante, les yeux vagues au loin ; puis, cassée de nouveau en deux, elle bégaya, en coupant chaque phrase du va-et-vient de ses bras maigres.

— Ah ! très mal, est-ce qu’on sait ?… Le curé m’a fait demander, pour me dire que nous irions en enfer. Pas le pauvre chéri toujours… Un innocent, monsieur le curé, ai-je répondu, un garçon qui n’en sait pas plus long qu’un petit de trois semaines ; et qui serait mort si je ne l’avais pas nourri, et qui n’a guère eu de bonheur d’être ce qu’il est !… À moi, n’est-ce pas ? c’est mon affaire. Le jour où il m’étranglera, dans un des coups de rage qui le prennent à cette heure, je verrai bien si le bon Dieu veut me pardonner.

Rose, qui savait la vérité depuis longtemps, voyant qu’elle n’apprendrait aucun détail nouveau, conclut d’un air sage :

— Quand les choses sont d’une manière, elles ne sont pas d’une autre… N’importe, ce n’est pas une vie que tu t’es faite, ma fille.

Et elle se lamenta sur ce que tout le monde avait son malheur. Ainsi, elle et son homme, en enduraient-ils des misères, depuis qu’ils avaient eu le bon cœur de se dépouiller pour leurs enfants ! Dès lors, elle ne s’arrêta plus. C’était son éternel sujet de plaintes.

— Mon Dieu ! les égards, on finit tout de même par s’en passer. Lorsque les enfants sont cochons, ils sont cochons… S’ils payaient la rente seulement…

Elle expliqua, pour la vingtième fois, que Delhomme seul apportait ses trimestres de cinquante francs, oh ! à la minute. Buteau, lui, toujours en retard, tâchait de liarder : ainsi, bien que la date fût échue depuis dix jours, elle l’attendait encore, il avait promis de venir s’acquitter, le soir même. Quant à Jésus-Christ, c’était plus simple, il ne donnait rien, on ne voyait jamais la couleur de son argent. Et, juste ce matin-là, est-ce qu’il n’avait pas eu le toupet d’envoyer la Trouille, qui s’était mise à pleurnicher et à demander un emprunt de cent sous, pour faire du bouillon à son père, malade ? Ah ! on la connaissait, sa maladie : un fameux trou sous le nez ! Aussi l’avait-on bien reçue, cette gueuse, en la chargeant de dire à son père que, si, le soir, il n’apportait pas ses cinquante francs, comme son frère Buteau, on lui enverrait l’huissier.

— Histoire de l’effrayer, car le pauvre garçon, tout de même, n’est pas méchant, ajouta Rose, qui s’attendrissait déjà, dans sa préférence pour son aîné.

À la nuit tombante, Fouan étant rentré dîner, elle recommença à table, pendant qu’il mangeait, la tête basse, muet. Était-ce Dieu possible, cela, que de leurs six cents francs ils eussent seulement les deux cents francs de Delhomme, à peine cent francs de Buteau, rien du tout de Jésus-Christ, ce qui faisait juste la moitié de la rente ! Et les bougres avaient signé chez le notaire, c’était écrit, déposé à la justice ! Ils s’en fichaient bien, de la justice !

Palmyre qui, dans l’obscurité, achevait d’essuyer le carreau de la cuisine, répondait la même phrase à chaque plainte, comme un refrain de misère.

— Ah ! sûr, chacun a son mal, on en crève !

Rose se décidait enfin à allumer, lorsque la Grande entra, avec son tricot. Dans ces longs jours, il n’y avait point de veillée ; mais, pour ne pas même user un bout de chandelle, elle venait passer chez son frère l’heure de nuit, avant d’aller se coucher à tâtons. Tout de suite, elle s’installa, et Palmyre, qui avait encore à récurer des pots et des casseroles, ne souffla plus, saisie de voir sa grand’mère.

— Si tu as besoin d’eau chaude, ma fille, reprit Rose, entame un fagot.

Elle se contint un instant, s’efforça de parler d’autre chose ; car, devant la Grande, les Fouan évitaient de se plaindre, sachant qu’ils lui faisaient plaisir, quand ils regrettaient tout haut de s’être dépouillés. Mais la passion l’emporta.

— Et va, tu peux mettre le fagot entier, si on appelle ça un fagot. Des brindilles de bois mort, des rognures de haies !… Faut vraiment que Fanny ratisse son bûcher, pour nous envoyer de la pourriture pareille.

Fouan, resté à la table, devant un verre plein, sortit alors du silence où il semblait vouloir s’enfermer. Il s’emporta.

— As-tu fini, nom de Dieu ! avec ton fagot ? C’est de la saleté, nous le savons !… Qu’est-ce que je dirai donc, moi, de cette cochonnerie de piquette que Delhomme me donne pour du vin ?

Il éleva le verre, le regarda à la chandelle.

— Hein ? qu’a-t-il bien pu foutre là-dedans ? Ce n’est pas même de la rinçure de tonneau… Et il est honnête, celui-là ! Les deux autres nous laisseraient crever de soif, sans aller nous chercher une bouteille d’eau à la rivière.

Enfin, il se décida à boire son vin d’un coup. Mais il cracha violemment.

— Ah ! la poison ! c’est peut-être bien pour me faire claquer tout de suite.

Dès ce moment, Fouan et Rose s’abandonnèrent à leur rancune, sans plus rien ménager. Leurs cœurs ulcérés se soulageaient, ils alternaient les litanies de leurs récriminations, chacun à son tour disait son grief. Ainsi, les dix litres de lait par semaine : d’abord, ils n’en recevaient pas six ; et puis, s’il ne passait point entre les mains de monsieur le curé, ce lait-là, n’empêche qu’il devait être bon chrétien. C’était comme pour les œufs, certainement qu’on les commandait exprès aux poules, car on n’en aurait pas trouvé d’aussi petits sur tout le marché de Cloyes : oui, une vraie curiosité, et donnés de si mauvais cœur, qu’ils avaient le temps de se gâter en route. Quant aux fromages, ah ! les fromages ! Rose se tordait de coliques, chaque fois qu’elle en mangeait. Elle courut en chercher un, elle voulut absolument que Palmyre y goûtât. Hein ? était-ce une horreur ? ça ne criait-il pas vengeance ? Ils devaient y ajouter de la farine, peut-être bien du plâtre. Mais déjà Fouan se lamentait d’en être réduit à ne plus pouvoir fumer qu’un sou de tabac par jour ; et, aussitôt, elle regretta son café noir qu’il lui avait fallu supprimer ; et tous les deux à la fois, ensuite, les accusèrent de la mort de leur vieux chien infirme, qu’ils s’étaient décidés à noyer la veille, parce qu’il coûtait trop pour eux, maintenant.

— Je leur ai tout donné, cria le vieux, et les bougres se foutent de moi !… Ah ! ça nous tuera, tant nous rageons à nous voir dans cette misère !

Ils s’arrêtèrent enfin, et la Grande, qui n’avait pas desserré les lèvres, les regarda l’un après l’autre, de ses yeux ronds d’oiseau mauvais.

— C’est bien fait ! dit-elle.

Mais, juste à ce moment, Buteau entra. Palmyre, ayant terminé son travail, en profita pour s’échapper, avec les quinze sous que Rose venait de lui mettre dans la main. Et Buteau, debout au milieu de la pièce, se tint immobile, dans ce silence prudent du paysan qui ne veut jamais parler le premier. Deux minutes s’écoulèrent. Le père fut forcé d’entamer les choses.

— Alors, tu te décides, c’est heureux… Depuis dix jours, tu te fais bien attendre.

L’autre se dandinait.

— Quand on peut, on peut. Chacun sait comment son pain cuit.

— Possible, mais à ce compte-là, si ça durait, pendant que tu en mangerais, du pain, nous crèverions, nous autres… Tu as signé, tu dois payer au jour et à l’heure.

En voyant son père se fâcher, Buteau plaisanta.

— Dites donc, si j’arrive trop tard, je m’en retourne… Ce n’est donc pas déjà très gentil, de payer ? Il y en a qui s’en passent.

Cette allusion à Jésus-Christ inquiéta Rose, qui se permit de tirer la veste de son homme. Il retint un geste de colère, il reprit :

— C’est bon, donne tes cinquante francs, j’ai préparé le reçu.

Sans se presser, Buteau se fouilla. Il avait eu, sur la Grande, un coup d’œil de contrariété, l’air gêné par sa présence. Elle en abandonnait son tricot, elle regardait de ses prunelles fixes, dans l’attente de voir l’argent. Le père et la mère, eux aussi, s’étaient rapprochés, ne quittant plus la main du garçon. Et, sous ces trois paires d’yeux, largement ouverts, il se résigna à sortir une première pièce de cent sous.

— Une, dit-il, en la posant sur la table.

Les autres suivirent, avec une lenteur croissante. Il continuait à les compter tout haut, d’une voix qui faiblissait. Après la cinquième, il s’arrêta, dut faire de profondes recherches pour en trouver une encore, puis cria d’une voix raffermie, très forte :

— Et six !

Les Fouan attendaient toujours, mais rien ne vint plus.

— Comment, six ? finit par dire le père. C’est dix qu’il en faut… Est-ce que tu te fiches de nous ? Le trimestre dernier, quarante francs, et celui-ci trente !

Tout de suite, Buteau prit une voix geignarde. Ah ! rien n’allait. Le blé avait encore baissé, les avoines étaient chétives. Jusqu’à son cheval, dont le ventre enflait, si bien qu’il avait dû faire venir deux fois le vétérinaire. Enfin, c’était la ruine, il ne savait comment joindre les deux bouts.

— Ça ne me regarde pas, répétait furieusement le vieux. Donne les cinquante francs, ou je t’envoie en justice.

Cependant, il s’apaisa, à l’idée de n’accepter les six pièces qu’en acompte ; et il parla de refaire son reçu.

— Alors, tu me donneras les vingt francs la semaine prochaine… Je vas mettre ça sur le papier.

Mais déjà, d’une main prompte, Buteau avait repris l’argent sur la table.

— Non, non ! pas de ça !… Je veux être quitte. Laissez le reçu, ou je file… Ah bien ! vrai ! ça ne vaudrait pas la peine de me dépouiller, si je vous devais encore.

Et ce fut terrible, le père et le fils s’obstinèrent, répétant sans se lasser les mêmes mots, l’un exaspéré de n’avoir pas empoché l’argent tout de suite, l’autre le serrant dans son poing, résolu à ne plus le lâcher que donnant donnant. Une seconde fois, la mère dut tirer son homme par la veste, et il céda de nouveau.

— Tiens ! sacré voleur, le voilà, le papier ! Je devrais te le coller d’une gifle sur la gueule… Donne l’argent.

L’échange eut lieu, de poing à poing ; et Buteau, la scène jouée, se mit à rire. Il s’en alla, gentil, satisfait, en souhaitant bien le bonsoir à la compagnie. Fouan s’était assis devant la table, l’air épuisé. Alors, la Grande, avant de reprendre son tricot, haussa les épaules, lui jeta violemment ces deux mots :

— Foutue bête !

Il y eut un silence, et la porte fut rouverte, Jésus-Christ entra. Averti par la Trouille que son frère payait le soir, il le guettait de la route, il avait attendu sa sortie, pour se présenter à son tour. Le visage doux, il était simplement attendri d’un reste d’ivresse de la veille. Dès le seuil, ses yeux allèrent droit aux six pièces de cent sous, que Fouan avait eu l’imprudence de remettre sur la table.

— Ah ! c’est Hyacinthe ! cria Rose, heureuse de le voir.

— Oui, c’est moi… Bonne santé à tous !

Et il s’avança, sans quitter de l’œil les pièces blanches, luisantes comme des lunes, à la chandelle. Le père, qui avait tourné la tête, suivit son regard, aperçut l’argent, dans un sursaut d’inquiétude. Vivement, il posa dessus une assiette, pour le cacher. Trop tard !

— Foutue bête ! pensa-t-il, irrité de sa négligence. La Grande a raison.

Puis, tout haut, brutal :

— Tu fais bien de venir nous payer, car, aussi vrai que cette chandelle nous éclaire, je t’envoyais l’huissier demain.

— Oui, la Trouille m’a dit ça, gémit Jésus-Christ très humble, et je me suis dérangé, parce que, n’est-ce pas ? vous ne pouvez vouloir ma mort… Payer, bon Dieu ! avec quoi payer, quand on n’a pas du pain à sa suffisance ?… Nous avons tout vendu, oh ! je ne blague pas, venez voir vous-même, si vous croyez que je blague. Plus de draps aux lits, plus de meubles, plus rien… Et, avec ça, je suis malade…

Un ricanement d’incrédulité l’interrompit. Il continua sans entendre :

— Peut-être que ça ne paraît guère, mais n’empêche que j’ai quelque chose de mauvais dans le sac. Je tousse, je sens que je m’en vas… Encore, quand on a du bouillon ! Mais, quand on n’a pas du bouillon, on claque, hein ? c’est la vérité… Bien sûr que je vous payerais, si j’avais de l’argent. Dites-moi où il y en a, que je vous en donne, et que je commence par me mettre un pot-au-feu. V’là quinze jours que je n’ai point vu de viande.

Rose commençait à s’émouvoir, tandis que Fouan se fâchait davantage.

— T’as tout bu, feignant, propre à rien, tant pis pour toi ! De si belles terres, qui étaient dans la famille depuis des ans et des ans, tu les as mises en gage ! Oui, il y a des mois que, toi et ta garce de fille, vous faites la noce, et si c’est fini, à cette heure, crevez donc !

Jésus-Christ n’hésita plus, il sanglota.

— Ce n’est pas d’un père, ce que vous dites. Faut être dénaturé pour renier son enfant… Moi, j’ai bon cœur, c’est ce qui causera ma perte… Si vous n’aviez pas d’argent ! mais puisque vous en avez, est-ce que ça se refuse, une aumône à un fils ?… J’irai mendier chez les autres, ce sera du propre, ah ! oui, du propre !

Et, à chaque phrase, lâchée au milieu de ses larmes, il jetait sur l’assiette un regard oblique, qui faisait trembler le vieux. Puis, feignant d’étouffer, il ne poussa plus que des cris assourdissants d’homme qu’on égorge.

Rose, bouleversée, gagnée par les sanglots, joignit les mains, pour supplier Fouan.

— Voyons, mon homme…

Mais ce dernier, se débattant, refusant encore, l’interrompit.

— Non, non, il se fout de nous… Veux-tu te taire, animal ? Est-ce qu’il y a du bon sens à gueuler ainsi ? Les voisins vont venir, tu nous rends tous malades.

Cela ne fit que redoubler les clameurs de l’ivrogne, qui beugla :

— Je ne vous ai pas dit… L’huissier vient demain saisir chez moi. Oui, pour un billet que j’ai signé à Lambourdieu… Je ne suis qu’un cochon, je vous déshonore, faut que j’en finisse. Ah ! cochon ! tout ce que je mérite, c’est de boire un coup dans l’Aigre, jusqu’à plus soif… Si seulement j’avais trente francs…

Fouan, excédé, vaincu par cette scène, tressaillit, à ce chiffre de trente francs. Il écarta l’assiette. À quoi bon ? puisque le bougre les voyait et les comptait à travers la faïence.

— Tu veux tout, est-ce raisonnable, nom de Dieu !… Tiens ! tu nous assommes, prends-en la moitié, et file, qu’on ne te revoie pas !

Jésus-Christ, guéri soudain, parut se consulter, puis déclara :

— Quinze francs, non, c’est trop court, ça ne peut pas faire l’affaire… Mettons-en vingt, et je vous lâche.

Ensuite, lorsqu’il tint les quatre pièces de cent sous, il les égaya tous, en leur racontant le tour qu’il avait joué à Bécu, de fausses lignes de fond, placées dans la partie réservée de l’Aigre, de telle manière que le garde champêtre était tombé à l’eau, en voulant les retirer. Et il s’en alla enfin, après s’être fait offrir un verre du mauvais vin de Delhomme, qu’il traita de sale canaille, pour oser donner à un père cette drogue-là.

— Tout de même, il est gentil, dit Rose, lorsqu’il eut refermé la porte.

La Grande s’était mise debout, pliant son tricot, près de partir. Elle regarda sa belle-sœur, puis son frère, fixement ; et elle sortit à son tour, après leur avoir crié, dans une colère longtemps contenue :

— Pas un sou, foutues bêtes ! ne me demandez pas un sou, jamais ! jamais !

Dehors, elle rencontra Buteau, qui revenait de chez Macqueron, étonné d’y avoir vu entrer Jésus-Christ, très gai, la poche sonnante d’écus. Il avait soupçonné vaguement l’histoire.

— Eh ! oui, cette grande canaille emporte ton argent. Ah ! ce qu’il va se gargariser avec, en se fichant de toi !

Buteau, hors de lui, tapa des deux poings dans la porte des Fouan. Si on ne la lui avait pas ouverte, il l’aurait enfoncée. Les deux vieux se couchaient déjà, la mère avait retiré son bonnet et sa robe, en jupon, ses cheveux gris tombés sur les tempes. Et, quand ils se furent décidés à rouvrir, il se jeta entre eux, criant d’une voix étranglée :

— Mon argent ! mon argent !

Ils eurent peur, ils s’écartèrent, étourdis, ne comprenant pas encore.

— Est-ce que vous croyez que je m’extermine pour ma rosse de frère ? Il ne foutrait rien, et c’est moi qui le gobergerais !… Ah ! non, ah ! non !

Fouan voulut nier, mais l’autre lui coupa brutalement la parole.

— Hein ! quoi ? voilà que vous mentez, à cette heure !… Je vous dis qu’il a mon argent. Je l’ai senti, je l’ai entendu sonner dans sa poche, à ce gueux ! Mon argent que j’ai sué, mon argent qu’il va boire !… Si ce n’est pas vrai, montrez-le moi donc. Oui, si vous les avez encore, montrez-moi les pièces… Je les connais, je saurai bien. Montrez-moi les pièces…

Et il s’entêta, il répéta à vingt reprises cette phrase dont il fouettait sa colère. Il en arriva à donner des coups de poing sur la table, exigeant les pièces, là, tout de suite, jurant qu’il ne les reprendrait pas, voulant simplement les voir. Puis, comme les vieux tremblants balbutiaient, il éclata de fureur.

— Il les a, c’est clair !… Du tonnerre de Dieu si je vous rapporte un sou ! Pour vous autres, on pouvait se saigner ; mais pour entretenir cette crapule, ah ! j’aimerais mieux me couper les bras !

Pourtant, le père, lui aussi, finissait par se fâcher.

— En v’là assez, n’est-ce pas ? Est-ce que ça te regarde, nos affaires ? Il est à moi, ton argent, j’en peux bien faire ce qu’il me plaît.

— Qu’est-ce que vous dites ? reprit Buteau, en s’avançant sur lui, blême, les poings serrés. Vous voulez donc que je lâche tout… Eh bien ! je trouve que c’est trop salop, oui ! salop, de tirer des sous à vos enfants, lorsque vous avez pour sûr de quoi vivre… Oh ! vous aurez beau dire non ! Le magot est par là, je le sais.

Saisi, le vieux se démenait, la voix cassée, les bras faibles, ne retrouvant plus son autorité d’autrefois, pour le chasser.

— Non, non, il n’y a pas un liard… Vas-tu foutre le camp !

— Si je cherchais ! si je cherchais ! répétait Buteau qui déjà ouvrait les tiroirs et tapait dans les murs.

Alors, Rose, terrifiée, craignant une bataille entre le père et le fils, se pendit à une épaule de ce dernier, en bégayant :

— Malheureux, tu veux donc nous tuer ?

Brusquement, il se retourna vers elle, la saisit par les poignets, lui cria dans la face, sans voir sa pauvre tête grise, usée et lasse :

— Vous, c’est votre faute ! C’est vous qui avez donné l’argent à Hyacinthe… Vous ne m’avez jamais aimé, vous êtes une vieille coquine !

Et il la poussa, d’une secousse si rude, qu’elle s’en alla, défaillante, tomber assise contre le mur. Elle avait jeté une plainte sourde. Il la regarda un instant, pliée là comme une loque ; puis, il partit d’un air fou, il fit claquer la porte, en jurant :

— Nom de Dieu de nom de Dieu !

Le lendemain, Rose ne put quitter le lit. On appela le docteur Finet, qui revint trois fois, sans la soulager. À la troisième visite, l’ayant trouvée à l’agonie, il prit Fouan à part, il demanda comme un service d’écrire tout de suite et de laisser le permis d’inhumer : cela lui éviterait une course, il usait de cet expédient, pour les hameaux lointains. Cependant, elle dura trente-six heures encore. Lui, aux questions, avait répondu que c’était la vieillesse et le travail, qu’il fallait bien s’en aller, quand le corps était fini. Mais, dans Rognes, où l’on savait l’histoire, tous disaient que c’était un sang tourné. Il y eut beaucoup de monde à l’enterrement, Buteau et le reste de la famille s’y conduisirent très bien.

Et, lorsqu’on eut rebouché le trou, au cimetière, le vieux Fouan rentra seul dans la maison, où ils avaient vécu et souffert à deux, pendant cinquante ans. Il mangea debout un morceau de pain et de fromage. Puis, il rôda au travers des bâtiments et du jardin vides, ne sachant à quoi tuer son chagrin. Il n’avait plus rien à faire, il sortit pour monter sur le plateau, à ses anciennes pièces, voir si le blé poussait.