La Terre/Troisième partie/3

La Terre (1887)
G. Charpentier (p. 215-231).


III


Pendant toute une année, Fouan vécut de la sorte, silencieux dans la maison déserte. On l’y trouvait sans cesse sur les jambes, allant, venant, les mains tremblantes, et ne faisant rien. Il restait des heures devant les auges moisies de l’étable, retournait se planter à la porte de la grange vide, comme cloué là par une songerie profonde. Le jardin l’occupait un peu ; mais il s’affaiblissait, il se courbait davantage vers la terre, qui semblait le rappeler à elle ; et, deux fois, on l’avait secouru, le nez tombé dans ses plants de salades.

Depuis les vingt francs donnés à Jésus-Christ, Delhomme payait seul la rente, car Buteau s’entêtait à ne plus verser un sou, déclarant qu’il aimait mieux aller en justice, que de voir son argent filer dans la poche de sa canaille de frère. Ce dernier, en effet, arrachait encore de temps à autre une aumône forcée à son père, que ses scènes de larmes anéantissaient.

Ce fut alors que Delhomme, devant cet abandon du vieux, exploité, malade de solitude, eut l’idée de le prendre. Pourquoi ne vendrait-il pas la maison et n’habiterait-il pas chez sa fille ? Il n’y manquerait de rien, on n’aurait plus les deux cents francs de rente à lui payer. Le lendemain, Buteau, ayant appris cette offre, accourut, en fit une semblable, avec tout un étalage de ses devoirs de fils. De l’argent pour le gâcher, non ! mais du moment qu’il s’agissait de son père tout seul, celui-ci pouvait venir, il mangerait et dormirait, à l’aise. Au fond, sa pensée dut être que sa sœur n’attirait le vieux que dans le calcul de mettre la main sur le magot soupçonné. Lui-même pourtant commençait à douter de l’existence de cet argent, flairé en vain. Et il était très partagé, il offrait son toit par orgueil, en comptant bien que le père refuserait, en souffrant à l’idée qu’il accepterait peut-être l’hospitalité des Delhomme. Du reste, Fouan montra une grande répugnance, presque de la peur, pour la première comme pour la seconde des deux propositions. Non ! non ! valait mieux son pain sec chez soi, que du rôti chez les autres : c’était moins amer. Il avait vécu là, il mourrait là.

Les choses allèrent ainsi jusqu’à la mi-juillet, à la Saint-Henri, qui était la fête patronale de Rognes. Un bal forain, couvert de toile, s’installait d’ordinaire dans les prés de l’Aigre ; et il y avait, sur la route, en face de la mairie, trois baraques, un tir, un camelot vendant de tout, jusqu’à des rubans, et un jeu de tournevire, où l’on gagnait des sucres d’orge. Or, ce jour-là, M. Baillehache, qui déjeunait à la Borderie, étant descendu causer avec Delhomme, celui-ci le pria de l’accompagner chez le père Fouan, pour lui faire entendre raison. Depuis la mort de Rose, le notaire conseillait également au vieillard de se retirer près de sa fille et de vendre la maison inutile, trop grande à cette heure. Elle valait bien trois mille francs, il offrait même d’en garder l’argent et de lui en payer la rente, par petites sommes, au fur et à mesure de ses menus besoins.

Ils trouvèrent le vieux dans son effarement habituel, piétinant au hasard, hébété devant un tas de bois, qu’il voulait scier, sans en avoir la force. Ce matin-là, ses pauvres mains tremblaient plus encore que de coutume, car il avait eu, la veille, à subir une rude attaque de Jésus-Christ, qui, pour lui faire vingt francs, en vue de la fête du lendemain, était venu jouer le grand jeu, beuglant à le rendre fou, se traînant par terre, menaçant de se percer le cœur d’un coutelas, apporté exprès dans sa manche. Et il avait donné les vingt francs, il l’avoua tout de suite au notaire, d’un air d’angoisse.

— Dites, est-ce que vous feriez autrement, vous ? Moi, je ne peux plus, je ne peux plus !

Alors, M. Baillehache profita de la circonstance.

— Ce n’est pas tenable, vous y laisserez la peau. À votre âge, il est imprudent de vivre seul ; et, si vous ne voulez pas être mangé, il faut écouter votre fille, vendre et aller chez elle.

— Ah ! c’est aussi votre conseil, murmura Fouan.

Il jetait un regard oblique sur Delhomme, qui affectait de ne pas intervenir. Mais, quand celui-ci remarqua ce regard de défiance, il parla.

— Vous savez, père, je ne dis rien, parce que vous croyez peut-être que j’ai intérêt à vous prendre… Fichtre, non ! ce sera un rude dérangement… Seulement, n’est-ce pas ? ça me fâche, de voir que vous vous arrangez si mal, quand vous pourriez être si à l’aise.

— Bon, bon, répondit le vieux, faut y réfléchir encore… Le jour où ça se décidera, je saurai bien le dire.

Et ni son gendre, ni le notaire, ne purent en tirer davantage. Il se plaignait qu’on le bousculât, son autorité peu à peu morte se réfugiait dans cette obstination de vieil homme, même contraire à son bien-être. En dehors de sa vague épouvante à l’idée de n’avoir plus de maison, lui qui souffrait déjà tant de n’avoir plus de terres, il disait non, parce que tous voulaient lui faire dire oui. Ces bougres-là avaient donc à y gagner ? Il dirait oui, quand ça lui plairait.

La veille, Jésus-Christ, enchanté, ayant eu la faiblesse de montrer à la Trouille les quatre pièces de cent sous, ne s’était endormi qu’en les tenant dans son poing fermé ; car la garce, la dernière fois, lui en avait effarouché une sous son traversin, en profitant de ce qu’il était rentré gris, pour prétendre qu’il devait l’avoir perdue. À son réveil, il eut une terreur, son poing avait lâché les pièces, dans le sommeil ; mais il les retrouva sous ses fesses, toutes chaudes, et cela le secoua d’une joie énorme, salivant déjà à la pensée de les casser chez Lengaigne : c’était la fête, cochon qui reviendrait chez soi avec de la monnaie ! Vainement, pendant la matinée, la Trouille le cajola pour qu’il lui en donnât une, une toute petite, disait-elle. Il la repoussait, il ne fut même pas reconnaissant des œufs volés qu’elle lui servit en omelette. Non ! ça ne suffisait pas d’aimer bien son père, l’argent était fait pour les hommes. Alors, elle s’habilla de rage, mit sa robe de popeline bleue, un cadeau des temps de bombance, en disant qu’elle aussi allait s’amuser. Et elle n’était pas à vingt mètres de la porte, qu’elle se retourna, criant :

— Père, père ! regarde !

La main levée, elle montrait, au bout de ses doigts minces, une belle pièce de cent sous qui luisait comme un soleil.

Il se crut volé, il se fouilla, pâlissant. Mais les vingt francs étaient bien dans sa poche, la gueuse avait dû faire du commerce avec ses oies ; et le tour lui sembla drôle, il eut un ricanement paternel, en la laissant se sauver.

Jésus-Christ n’était sévère que sur un point, la morale. Aussi, une demi-heure plus tard, entra-t-il dans une grande colère. Il s’en allait à son tour, il fermait sa porte, lorsqu’un paysan endimanché, qui passait en bas, sur la route, le héla.

— Jésus-Christ ! ohé, Jésus-Christ !

— Quoi ?

— C’est ta fille qu’est sur le dos.

— Et puis ?

— Et puis, y a un homme dessus.

— Où ça donc ?

— Là, dans le fossé, au coin de la pièce à Guillaume.

Alors, il leva ses deux poings au ciel, furieusement.

— Bon ! merci ! je prends mon fouet !… Ah ! nom de Dieu de salope qui me déshonore !

Il était rentré chez lui, pour décrocher, derrière la porte, à gauche, le grand fouet de roulier dont il ne se servait que dans ces occasions ; et il partit, le fouet sous le bras, se courbant, filant le long des buissons, comme à la chasse, afin de tomber sur les amoureux sans être vu.

Mais, lorsqu’il déboucha, au détour de la route, Nénesse qui faisait le guet, du haut d’un tas de pierres, l’aperçut. C’était Delphin qui était sur la Trouille, et chacun son tour d’ailleurs, l’un en sentinelle avancée, lorsque l’autre rigolait.

— Méfiance ! cria Nénesse, v’là Jésus-Christ !

Il avait vu le fouet, il détala comme un lièvre, à travers champs.

Dans le fossé herbu, la Trouille, d’une secousse, avait jeté Delphin de côté. Ah ! fichu sort, son père ! Et elle eut pourtant la présence d’esprit de donner au gamin la pièce de cent sous.

— Cache-la dans ta chemise, tu me la rendras… Vite, tire-toi des pieds, nom d’un chien !

Jésus-Christ arrivait en ouragan, ébranlant la terre de son galop, faisant tournoyer son grand fouet, dont les claquements sonnaient ainsi que des coups de feu.

— Ah, salope ! ah, catin ! tu vas la danser !

Dans sa rage, lorsqu’il eut reconnu le fils au garde champêtre, il le manqua, pendant que celui-ci, mal reculotté, s’enfuyait à quatre pattes parmi les ronces. Elle, empêtrée, la jupe en l’air, ne pouvait nier. D’un coup, qui cingla les cuisses, il la mit debout, la tira hors du fossé. Et la chasse commença.

— Tiens, fille de putain !… Tiens, vois si ça va te le boucher !

La Trouille, sans une parole, habituée à ces courses, galopait avec des sauts de chèvre. L’ordinaire tactique de son père était de la ramener ainsi à la maison, où il l’enfermait. Aussi essayait-elle de s’échapper vers la plaine, espérant le lasser. Cette fois, elle faillit réussir, grâce à une rencontre. Depuis un instant, M. Charles et Élodie, qu’il menait à la fête, étaient là, arrêtés, plantés au milieu de la route. Ils avaient tout vu, la petite les yeux écarquillés de stupéfaction innocente, lui rouge de honte, crevant d’indignation bourgeoise. Et le pis encore fut que cette Trouille impudique, en le reconnaissant, voulut se mettre sous sa protection. Il la repoussa, mais le fouet arrivait ; et, pour l’éviter, elle tourna autour de son oncle et de sa cousine, tandis que son père, avec des jurons et des mots de caserne, lui reprochait sa conduite, tournant lui aussi, claquant à la volée, de toute la vigueur de son bras. M. Charles, emprisonné dans ce cercle abominable, étourdi, ahuri, dut se résigner à enfoncer la face d’Élodie dans son gilet. Et il perdait la tête à ce point, qu’il devint lui-même très grossier.

— Mais, sale trou, veux-tu bien nous lâcher ! Mais qui est-ce qui m’a foutu cette famille, dans ce bordel de pays !

Délogée, la Trouille sentit qu’elle était perdue. Un coup de fouet, qui l’enveloppa aux aisselles, la fit virer comme une toupie ; un autre la culbuta, en lui arrachant une mèche de cheveux. Dès lors, ramenée dans le bon chemin, elle n’eut plus que l’idée de rentrer au terrier, le plus vivement possible. Elle sauta les haies, franchit les fossés, coupa à travers les vignes, sans craindre de s’empaler au milieu des échalas. Mais ses petites jambes ne pouvaient lutter, les coups pleuvaient sur ses épaules rondes, sur ses reins encore frémissants, sur toute cette chair de fillette précoce, qui s’en moquait d’ailleurs, qui finissait par trouver ça drôle, d’être chatouillée si fort. Ce fut en riant d’un rire nerveux qu’elle rentra d’un bond et qu’elle se réfugia dans un coin, où le grand fouet ne l’atteignait plus.

— Donne tes cent sous, dit le père. C’est pour te punir.

Elle jura qu’elle les avait perdus en courant. Mais il ricana d’incrédulité, et il la fouilla. Comme il ne trouvait rien, il s’emporta de nouveau.

— Hein ? tu les as donnés à ton galant… Nom de Dieu de bête ! qui leur fout du plaisir et qui les paye !

Et il s’en alla, hors de lui, en l’enfermant, en criant qu’elle resterait là toute seule jusqu’au lendemain, car il comptait ne pas rentrer.

La Trouille, derrière son dos, se visita le corps, zébré seulement de deux ou trois bleus, se recoiffa, se rhabilla. Ensuite, tranquillement, elle défit la serrure, travail pour lequel elle avait acquis une extrême adresse ; puis, elle décampa, sans même prendre le soin de refermer la porte : ah bien ! les voleurs seraient joliment volés, s’il en venait ! Elle savait où retrouver Nénesse et Delphin, dans un petit bois, au bord de l’Aigre. En effet, ils l’y attendaient ; et ce fut le tour de son cousin Nénesse. Lui, avait trois francs, l’autre, six sous. Lorsque Delphin lui eut rendu sa pièce, elle décida en bonne fille qu’on mangerait le tout ensemble. Ils revinrent vers la fête, elle leur fit tirer des macarons, après s’être acheté un gros nœud de satin rouge, qu’elle se piqua dans les cheveux.

Cependant, Jésus-Christ arrivait chez Lengaigne, quand il rencontra Bécu, qui avait sa plaque astiquée sur une blouse neuve. Il l’apostropha violemment.

— Dis donc, toi, si c’est comme ça que tu fais ta tournée !… Sais-tu où je l’ai trouvé, ton Delphin ?

— Où ça ?

— Sur ma fille… Je vas écrire au préfet, pour qu’il te casse, père de cochon, cochon toi-même !

Du coup, Bécu se fâcha.

— Ta fille, je ne vois que ses jambes en l’air… Ah ! elle a débauché Delphin. Du tonnerre de Dieu si je ne la fais pas emballer par les gendarmes !

— Essaye donc, brigand !

Les deux hommes, nez à nez, se mangeaient. Et, brusquement, il y eut une détente, leur fureur tomba.

— Faut s’expliquer, entrons boire un verre, dit Jésus-Christ.

— Pas le sou, dit Bécu.

Alors, l’autre, très gai, sortit une première pièce de cinq francs, la fit sauter, se la planta dans l’œil.

— Hein ? cassons-la, père la Joie !… Entre donc, vieille tripe ! C’est mon tour, tu payes assez souvent.

Ils entrèrent chez Lengaigne, ricanant d’aise, se poussant d’une grande tape affectueuse. Cette année-là, Lengaigne avait eu une idée : comme le propriétaire du bal forain refusait de venir monter sa baraque, dégoûté de n’avoir pas fait ses frais, l’année précédente, le cabaretier s’était lancé à installer un bal dans sa grange, contiguë à la boutique, et dont la porte charretière ouvrait sur la route ; même il avait percé la cloison, les deux salles communiquaient maintenant. Et cette idée lui attirait la clientèle du village entier, son rival Macqueron enrageait, en face, de n’avoir personne.

— Deux litres tout de suite, chacun le sien ! gueula Jésus-Christ.

Mais, comme Flore le servait, effarée, radieuse de tant de monde, il s’aperçut qu’il avait coupé la lecture d’une lettre que Lengaigne faisait à voix haute, debout au milieu d’un groupe de paysans. Interrogé, celui-ci répondit avec importance que c’était une lettre de son fils Victor, écrite du régiment.

— Ah ! ah ! le gaillard ! dit Bécu intéressé. Et qu’est-ce qu’il raconte ? Faut nous recommencer ça.

— « Mes chers parents, c’est pour vous dire que nous voici à Lille en Flandre, depuis un mois moins sept jours. Le pays n’est pas mauvais, si ce n’est que le vin est cher, car on doit y mettre jusqu’à seize sous le litre… »

Et la lettre, dans ses quatre pages d’écriture appliquée, ne contenait guère autre chose. Le même détail revenait à l’infini, en phrases qui s’allongeaient. Tous, du reste, se récriaient chaque fois sur le prix du vin : il y avait des pays comme ça, fichue garnison ! Aux dernières lignes, perçait une tentative de carotte, douze francs demandés pour remplacer une paire de souliers perdus.

— Ah ! ah ! le gaillard ! répéta le garde champêtre. Le v’là un homme, nom de Dieu !

Après les deux litres, Jésus-Christ en demanda deux autres, du vin bouché, à vingt sous ; il payait à mesure, pour étonner, cognant son argent sur la table, révolutionnant le cabaret ; et, quand la première pièce de cinq francs fut bue, il en tira une seconde, se la vissa de nouveau dans l’œil, cria que lorsqu’il n’y en avait plus, il y en avait encore. L’après-midi s’écoula de la sorte, dans la bousculade des buveurs qui entraient et qui sortaient, au milieu de la soûlerie montante. Tous, si mornes et si réfléchis en semaine, gueulaient, tapaient des poings, crachaient violemment. Un grand maigre eut l’idée de se faire raser, et Lengaigne, tout de suite, l’assit parmi les autres, lui gratta le cuir si rudement, qu’on entendait le rasoir sur la couenne, comme s’il avait échaudé un cochon. Un deuxième prit la place, ce fut une rigolade. Et les langues allaient leur train, on daubait sur le Macqueron, qui n’osait plus sortir. Est-ce que ce n’était pas sa faute, à cet adjoint manqué, si le bal avait refusé de venir ? On s’arrange. Mais bien sûr qu’il aimait mieux voter des routes, pour se faire payer trois fois leur valeur les terrains qu’il donnait. Cette allusion souleva une tempête de rires. La grosse Flore, dont ce jour-là devait rester le triomphe, courait à la porte éclater d’une gaieté insultante, chaque fois qu’elle voyait passer, derrière les vitres d’en face, le visage verdi de Cœlina.

— Des cigares ! madame Lengaigne, commanda Jésus-Christ d’une voix tonnante. Des chers ! des dix centimes !

Comme la nuit était tombée, et qu’on allumait les lampes à pétrole, la Bécu entra, venant chercher son homme. Mais une terrible partie de cartes s’était engagée.

— Arrives-tu, dis ? Il est plus de huit heures. Faut manger à la fin.

Il la regarda fixement, d’un air majestueux d’ivrogne.

— Va te faire foutre !

Alors, Jésus-Christ déborda.

— Madame Bécu, je vous invite… Hein ? nous allons nous coller un gueuleton à nous trois… Vous entendez, la patronne ! tout ce que vous avez de mieux, du jambon, du lapin, du dessert… Et n’ayez pas peur. Approchez voir un peu… Attention !

Il feignit de se fouiller longuement. Puis, tout d’un coup, il sortit sa troisième pièce, qu’il tint en l’air.

— Coucou, ah ! la voilà !

On se tordit, un gros faillit s’en étrangler. Ce bougre de Jésus-Christ était tout de même bien rigolo ! Et il y en avait qui faisaient la farce de le tâter du haut en bas, comme s’il avait eu des écus dans la viande, pour en sortir ainsi jusqu’à plus soif.

— Dites donc, la Bécu, répéta-t-il à dix reprises, en mangeant, si Bécu veut, nous couchons ensemble… Ça va-t-il ?

Elle était très sale, ne sachant pas, disait-elle, qu’elle resterait à la fête ; et elle riait, chafouine, noire, d’une maigreur rouillée de vieille aiguille ; tandis que le gaillard, sans tarder, lui empoignait les cuisses à nu sous la table. Le mari, ivre mort, bavait, ricanait, gueulait que la garce n’en aurait pas trop de deux.

Dix heures sonnaient, le bal commença. Par la porte de communication, on voyait flamber les quatre lampes, que des fils de fer attachaient aux poutres. Clou, le maréchal ferrant, était là, avec son trombone, ainsi que le neveu d’un cordier de Bazoches-le-Doyen, qui jouait du violon. L’entrée était libre, on payait deux sous chaque danse. La terre battue de la grange venait d’être arrosée, à cause de la poussière. Quand les instruments se taisaient, on entendait, au-dehors, les détonations du tir, sèches et régulières. Et la route, si sombre d’habitude, était incendiée par les réflecteurs des deux autres baraques, le bimbelotier étincelant de dorures, le jeu de tournevire, orné de glaces et tendu de rouge comme une chapelle.

— Tiens ! v’là fifille ! cria Jésus-Christ, les yeux mouillés.

C’était la Trouille, en effet, qui faisait son entrée au bal, suivie de Delphin et de Nénesse ; et le père ne semblait pas surpris de la voir là, bien qu’il l’eût enfermée. Outre le nœud rouge qui éclatait dans ses cheveux, elle avait au cou un épais collier en faux corail, des perles de cire à cacheter, saignantes sur sa peau brune. Tous trois, du reste, las de rôder devant les baraques, étaient hébétés et empoissés d’une indigestion de sucreries. Delphin, en blouse, avait la tête nue, une tête ronde et inculte de petit sauvage, ne se plaisant qu’au grand air. Nénesse, tourmenté déjà d’un besoin d’élégance citadine, était vêtu d’un complet acheté chez Lambourdieu, un de ces étroits fourreaux cousus à la grosse dans la basse confection de Paris ; et il portait un chapeau melon, en haine de son village, qu’il méprisait.

— Fifille ! appela Jésus-Christ. Fifille, viens me goûter ça… Hein ? c’est du fameux !

Il la fit boire dans son verre, tandis que la Bécu demandait sévèrement à Delphin :

— Qu’est-ce que t’as fait de ta casquette ?

— Je l’ai perdue.

— Perdue !… Avance ici que je te gifle !

Mais Bécu intervint, ricanant et flatté au souvenir des gaillardises précoces de son fils.

— Lâche-le donc ! le v’là qui pousse… Alors, vermines, vous fricassez ensemble ?… Ah ! le bougre, ah ! le bougre !

— Allez jouer, conclut paternellement Jésus-Christ. Et soyez sages.

— Ils sont soûls comme des cochons, dit Nénesse d’un air dégoûté, en rentrant dans le bal.

La Trouille se mit à rire.

— Tiens ! j’te crois ! j’y comptais bien… C’est pour ça qu’ils sont gentils.

Le bal s’animait, on n’entendait que le trombone de Clou, pétaradant et étouffant le jeu grêle du petit violon. La terre battue, trop arrosée, faisait boue sous les lourdes semelles ; et, bientôt, de toutes les cottes remuées, des vestes et des corsages que mouillaient, aux aisselles, de larges taches de sueur, il monta une violente odeur de bouc, qu’accentuait l’âcreté filante des lampes. Mais, entre deux quadrilles, une chose émotionna, l’entrée de Berthe, la fille aux Macqueron, vêtue d’une toilette de foulard, pareille à celles que les demoiselles du percepteur portaient à Cloyes, le jour de la Saint-Lubin. Quoi donc ? ses parents lui avaient-ils permis de venir ? ou bien, derrière leur dos, s’était-elle échappée ? Et l’on remarqua qu’elle dansait uniquement avec le fils d’un charron, que son père lui avait défendu de voir, à cause d’une haine de famille. On en plaisantait : paraît que ça ne l’amusait plus, de se détruire la santé toute seule !

Jésus-Christ, depuis un instant, bien qu’il fût très gris, s’était avisé de la sale tête de Lequeu, planté à la porte de communication, regardant Berthe sauter aux bras de son galant. Et il ne put se tenir.

— Dites, monsieur Lequeu, vous ne la faites pas danser, votre amoureuse ?

— Qui ça, mon amoureuse ? demanda le maître d’école, la face verdie d’un flot de bile.

— Mais les jolis yeux culottés, là-bas !

Lequeu, furieux d’avoir été deviné, tourna le dos, resta là, immobile, dans un de ces silences d’homme supérieur, où il s’enfermait, par prudence et dédain. Et, Lengaigne s’étant avancé, Jésus-Christ le harponna. Hein ? lui avait-il lâché son affaire, à ce chieur d’encre ! On lui en donnerait, des filles riches ! Ce n’était point que N’en-a-pas fût si chic, car elle n’avait des cheveux que sur la tête ; et, très allumé, il affirma la chose comme s’il l’avait vue. Ça se disait de Cloyes à Châteaudun, les garçons en rigolaient. Pas un poil, parole d’honneur ! la place aussi nue qu’un menton de curé. Tous alors, stupéfiés du phénomène, se haussèrent pour contempler Berthe, en la suivant avec une légère grimace de répugnance, chaque fois que la danse la ramenait, très blanche dans le vol de ses jupes.

— Vieux filou, reprit Jésus-Christ, qui se mit à tutoyer Lengaigne, ce n’est pas comme ta fille, elle en a !

Celui-ci répondit, d’un air de vanité :

— Ah ! pour sûr !

Suzanne, maintenant, était à Paris, dans la haute, disait-on. Il se montrait discret, parlait d’une belle place. Mais des paysans entraient toujours, et un fermier lui ayant demandé des nouvelles de Victor, il sortit de nouveau la lettre. « Mes chers parents, c’est pour vous dire que nous voici à Lille en Flandre… » On l’écoutait, des gens qui l’avaient déjà entendue cinq ou six fois, se rapprochaient. Il y avait bien seize sous le litre ? oui, seize sous !

— Fichu pays ! répéta Bécu.

À ce moment, Jean parut. Il alla tout de suite donner un coup d’œil dans le bal, comme s’il y cherchait quelqu’un. Puis, il revint, désappointé, inquiet. Depuis deux mois, il n’osait plus faire de si fréquentes visites chez Buteau, car il le sentait froid, presque hostile. Sans doute, il avait mal caché ce qu’il éprouvait pour Françoise, cette amitié croissante qui l’enfiévrait à cette heure, et le camarade s’en était aperçu. Ça devait lui déplaire, déranger des calculs.

— Bonsoir, dit Jean en s’approchant d’une table, où Fouan et Delhomme buvaient une bouteille de bière.

— Voulez-vous faire comme nous, Caporal ? offrit poliment Delhomme.

Jean accepta ; et, quand il eut trinqué :

— C’est drôle que Buteau ne soit pas venu.

— Justement, le voici ! dit Fouan.

En effet, Buteau entrait, mais seul. Lentement, il fit le tour du cabaret, donna des poignées de main ; puis, arrivé devant la table de son père et de son beau-frère, il resta debout, refusant de s’asseoir, ne voulant rien prendre.

— Lise et Françoise ne dansent donc pas ? finit par demander Jean, dont la voix tremblait.

Buteau le regarda fixement, de ses petits yeux durs.

— Françoise est couchée, ça vaut mieux pour les jeunesses.

Mais une scène, près d’eux, coupa court, en les intéressant. Jésus-Christ s’empoignait avec Flore. Il demandait un litre de rhum pour faire un brûlot, et elle refusait de l’apporter.

— Non, plus rien, vous êtes assez soûl.

— Hein ? qu’est-ce qu’elle chante ?… Est-ce que tu crois, bougresse, que je ne te payerai pas ? Je t’achète ta baraque, veux-tu ?… Tiens ! je n’ai qu’à me moucher, regarde !

Il avait caché dans son poing sa quatrième pièce de cent sous, il se pinça le nez entre deux doigts, souffla fortement, et eut l’air d’en tirer la pièce, qu’il promena ensuite comme un ostensoir.

— V’là ce que je mouche, quand je suis enrhumé !

Une acclamation ébranla les murs, et Flore, subjuguée, apporta le litre de rhum et du sucre. Il fallut encore un saladier. Ce bougre de Jésus-Christ tint alors la salle entière, en remuant le punch, les coudes hauts, sa face rouge allumée par les flammes, qui achevaient de surchauffer l’air, le brouillard opaque des lampes et des pipes. Mais Buteau, que la vue de l’argent avait exaspéré, éclata tout d’un coup.

— Grand cochon, tu n’as pas honte de boire ainsi l’argent que tu voles à notre père !

L’autre le prit à la rigolade.

— Ah ! tu causes, Cadet !… C’est donc que tu es à jeun, pour dire des couillonnades pareilles !

— Je dis que tu es un salop, que tu finiras au bagne… D’abord, c’est toi qui as fait mourir notre mère de chagrin…

L’ivrogne tapa sa cuiller, déchaîna une tempête de feu dans le saladier, en étouffant de rire.

— Bon, bon, va toujours… C’est moi pour sûr, si ce n’est pas toi.

— Et je dis encore que des mangeurs de ton espèce, ça ne mérite pas que le blé pousse… Quand on pense que notre terre, oui ! toute cette terre que nos vieux ont eu tant de peine à nous laisser, tu l’as engagée, fichue à d’autres !… Sale canaille, qu’as-tu fait de la terre ?

Du coup, Jésus-Christ s’anima. Son punch s’éteignait, il se carra, se renversa sur sa chaise, en voyant que tous les buveurs se taisaient et écoutaient, pour juger.

— La terre, gueula-t-il, mais elle se fout de toi, la terre ! Tu es son esclave, elle te prend ton plaisir, tes forces, ta vie, imbécile ! et elle ne te fait seulement pas riche !… Tandis que moi, qui la méprise, les bras croisés, qui me contente de lui allonger des coups de botte, eh bien ! moi, tu vois, je suis rentier, je m’arrose !… Ah ! bougre de jeanjean !

Les paysans rirent encore, pendant que Buteau, surpris par la rudesse de cette attaque, se contentait de bégayer :

— Propre à rien ! gâcheur de besogne, qui ne travaille pas et qui s’en vante !

— La terre, en voilà une blague ! continua Jésus-Christ, lancé. Vrai ! tu es rouillé, si tu en es toujours à cette blague-là… Est-ce que ça existe, la terre ? elle est à moi, elle est à toi, elle n’est à personne. Est-ce qu’elle n’était pas au vieux ? et n’a-t-il pas dû la couper pour nous la donner ? et toi, ne la couperas-tu pas, pour tes petits ?… Alors, quoi ? Ça va, ça vient, ça augmente, ça diminue, ça diminue surtout ; car te voilà un gros monsieur, avec tes six arpents, lorsque le père en avait dix-neuf… Moi, ça m’a dégoûté, c’était trop petit, j’ai bouffé tout. Et puis, j’aime les placements solides, et la terre, vois-tu, Cadet, ça craque ! Je ne foutrais pas un liard dessus, ça sent la sale affaire, une fichue catastrophe qui va tous vous nettoyer… La banqueroute ! tous des jobards !

Un silence de mort se faisait peu à peu dans le cabaret. Personne ne riait plus, les faces inquiètes des paysans se tournaient vers ce grand diable, qui lâchait dans l’ivresse le pêle-mêle baroque de ses opinions, les idées de l’ancien troupier d’Afrique, du rouleur de villes, du politique de marchands de vin. Ce qui surnageait, c’était l’homme de 48, le communiste humanitaire, resté à genoux devant 89.

— Liberté, égalité, fraternité ! Faut en revenir à la révolution ! On nous a volés dans le partage, les bourgeois ont tout pris, et, nom de Dieu ! on les forcera bien à rendre… Est-ce qu’un homme n’en vaut pas un autre ? est-ce que c’est juste, par exemple, toute la terre à ce jean-foutre de la Borderie, et rien à moi ?… Je veux mes droits, je veux ma part, tout le monde aura sa part.

Bécu, trop ivre pour défendre l’autorité, approuvait, sans comprendre. Mais il eut une lueur de bon sens, il fit des restrictions.

— Ça oui, ça oui… Pourtant, le roi est le roi. Ce qui est à moi, n’est pas à toi.

Un murmure d’approbation courut, et Buteau prit sa revanche.

— N’écoutez donc pas, il est bon à tuer !

Les rires recommencèrent, et Jésus-Christ perdit toute mesure, se mit debout, en tapant des poings.

— Attends-moi donc à la prochaine… Oui, j’irai causer avec toi, sacré lâche ! Tu fais le crâne aujourd’hui, parce que tu es avec le maire, avec l’adjoint, avec ton député de quatre sous ! Hein ? tu lui lèches les bottes, à celui-là, tu es assez bête pour croire qu’il est le plus fort et qu’il t’aide à vendre ton blé. Eh bien ! moi, qui n’ai rien à vendre, je vous ai tous dans le cul, toi, le maire, l’adjoint, le député, et les gendarmes !… Demain, ce sera notre tour, d’être les plus forts, et il n’y aura pas que moi, il y aura tous les pauvres bougres qui en ont assez de claquer de faim, et il y aura vous autres, oui ! vous autres, quand vous serez las de nourrir les bourgeois, sans avoir seulement du pain à manger !… Rasés, les propriétaires ! on leur cassera la gueule, la terre sera à qui la prendra. Tu entends, Cadet ! ta terre, je la prends, je chie dessus !

— Viens-y donc, je te crève d’un coup de fusil, comme un chien ! cria Buteau, si hors de lui, qu’il s’en alla en faisant claquer la porte.

Déjà Lequeu, après avoir écouté d’un air fermé, était parti, en fonctionnaire qui ne pouvait se compromettre plus longtemps. Fouan et Delhomme, le nez dans leur chope, ne soufflaient mot, honteux, sachant que, s’ils intervenaient, l’ivrogne crierait davantage. Aux tables voisines, les paysans finissaient par se fâcher : comment ? leurs biens n’étaient pas à eux, on viendrait les leur prendre ? et ils grondaient, ils allaient tomber, sur « le partageu », le jeter dehors à coups de poing, lorsque Jean se leva. Il ne l’avait pas quitté du regard, ne perdant pas une de ses paroles, la face sérieuse, comme s’il eût cherché ce qu’il y avait de juste, dans ces choses qui le révoltaient.

— Jésus-Christ, déclara-t-il tranquillement, vous feriez mieux de vous taire… Ce n’est pas à dire, tout ça, et si vous avez raison par hasard, vous n’êtes guère malin, car vous vous donnez tort.

Ce garçon si froid, cette remarque si sage, calmèrent subitement Jésus-Christ. Il retomba sur sa chaise, en déclarant qu’il s’en foutait, après tout. Et il recommença ses farces : il embrassa la Bécu, dont le mari dormait sur la table, assommé ; il acheva le punch, en buvant au saladier. Les rires avaient repris, dans la fumée épaisse.

Au fond de la grange, on dansait toujours, Clou enflait les accompagnements de son trombone, dont le tonnerre étouffait le chant grêle du petit violon. La sueur coulait des corps, ajoutait son âcreté à la puanteur filante des lampes. On ne voyait plus que le nœud rouge de la Trouille, qui tournait aux bras de Nénesse et de Delphin, à tour de rôle. Berthe, elle aussi, était encore là, fidèle à son galant, ne dansant qu’avec lui. Dans un coin, des jeunes gens qu’elle avait éconduits, ricanaient : dame ! si ce godiche ne tenait pas à ce qu’elle en eût, elle avait raison de le garder, car on en connaissait d’autres qui, malgré son argent, auraient bien sûr attendu qu’il lui en poussât, pour voir à l’épouser.

— Allons dormir, dit Fouan à Jean et à Delhomme.

Puis, dehors, lorsque Jean les eut quittés, le vieux marcha en silence, ayant l’air de ruminer les choses qu’il venait d’entendre ; et, brusquement, comme si ces choses l’avaient décidé, il se tourna vers son gendre.

— Je vas vendre la cambuse, et j’irai vivre chez vous. C’est fait… Adieu !

Lentement, il rentra seul. Mais son cœur était gros, ses pieds butaient sur la route noire, une tristesse affreuse le faisait chanceler, ainsi qu’un homme ivre. Déjà il n’avait plus de terre, et bientôt il n’aurait plus de maison. Il lui semblait qu’on sciait les vieilles poutres, qu’on enlevait les ardoises, au-dessus de sa tête. Désormais, il n’avait pas même une pierre où s’abriter, il errait par les campagnes comme un pauvre, nuit et jour, continuellement ; et, quand il pleuvrait, la pluie froide, la pluie sans fin, tomberait sur lui.