L’Édition (p. 75-94).

IV

Les aveux inavoués


— Une cigarette ? dit Jean Noël.

— C’est une femme charmante, mais elle couche avec tous les hommes qu’elle connaît.

— Avec tous ?

— C’est une manière de parler. Je veux dire avec tous ceux qui sont possibles pour une telle chose.

— Savez-vous que c’est de la femme que j’aime que vous me parlez ainsi ? dit Jean Noël en souriant.

L’autre s’excusa et la conversation roula sur un autre sujet.



Je suis née dans le village de Valentine, là-bas, au pied des Pyrénées, d’une pauvre servante d’auberge et d’un père que je n’ai jamais connu. J’ai toujours pensé que ce devait être un chemineau, car lorsque ma mère avait bu elle se donnait volontiers aux hommes de la route.

Oui, ma mère buvait et l’on ne peut savoir quelle misère infinie cela représente pour une enfant. Je n’ai connu, dans les premières années de ma vie, que des choses basses et tristes, des corvées pénibles, des coups reçus, des rebuffades, et j’avais le sentiment d’être, dans l’échelle des êtres, inférieure à un animal.

Je n’en avais pas d’humiliation. L’humiliation ne vient que plus tard, quand on s’est attribué une valeur. Et c’est peut-être parce qu’ils n’ont jamais réfléchi sur eux-mêmes, qu’ils ne se sont jamais situés par rapport aux autres, que les malheureux peuvent supporter tant de malheur.

Je me suis tenue, pour la foire de la Saint-Jean, avec une branche de laurier à la main, sur la grande place de Saint-Gaudens. J’ignorais alors que le laurier était le symbole de la gloire. Il signifiait à ce moment-là pour moi que j’étais à louer comme servante de ferme pour trente sous par jour.

Était-ce à cause de mon air chétif ? je ne sais, mais personne ne me voulut. Et j’étais bien triste, le soir, toujours debout sur la place, avec ma branche de laurier que le soleil avait fanée.



Je me rappelle que tout l’argent que je possédais je l’avais dépensé pour acheter un chapeau et pour prendre mon billet de chemin de fer. La gare était ensoleillée et je regardais des jeunes filles qui avaient des parents, une maison, et qui rentraient le soir chez elles pour dîner.

Je portais toutes mes misérables affaires roulées dans une serviette, j’avais quelques sous pour toute fortune et je m’en allais seule. Dieu sait où.

Deux marchands de chevaux qui attendaient à côté de moi, sur le quai, me regardaient avec des yeux luisants de désir. Quand je respirai l’odeur de voyage et d’humanité du wagon de troisième classe, mon cœur défaillit et je faillis revenir en arrière. Mais la vendeuse de journaux me fit bonjour de la main et son visage s’éclaira de sympathie quand le train se mit en marche. Ce fut un grand réconfort pour moi et je pensai que le monde n’était pas absolument mauvais.

Les marchands de chevaux étaient montés dans mon wagon. Ils ne me perdaient pas des yeux. Ils étaient gros et ils soufflaient. Il me tardait d’être arrivée pour ne plus entendre ce halètement. J’ignorais alors que j’étais condamnée, pour toute ma vie, à avoir après moi, dans les trains, dans les rues, dans les hôtels, des hommes soufflant de désir, comme des chiens.



Les gens qui n’ont pas connu l’extrême misère ne savent rien de la vie. Ils ignorent la honte, ils ignorent la terreur, ils ignorent la malpropreté du corps, ils ne connaissent pas les plus grands maux. Ils ne peuvent avoir qu’une pitié de commande pour des malheurs dont l’étendue n’a pas pour eux de mesure.

Je me demande comment j’ai pu descendre dans les derniers bas-fonds humains et ne pas y rester enlisée. Quand je jette un regard sur les années que je viens de passer, je vois ma vie comme un long chemin qui part d’une petite ferme montagnarde, à côté d’un lavoir, sous les peupliers, et qui aboutit, après avoir traversé des carrefours où sont des hôtels meublés, à une maison publique.

Le grand tournant de ma vie fut au moment où un homme aux mains chargées de grosses bagues m’offrit 100 francs dans un café pour que j’entre dans une maison. Il me montrait le billet de 100 francs et il faisait apporter sans cesse des consommations en me vantant la vie heureuse que j’allais mener.

À côté de ce danger, ni la police, ni l’homme qui m’a poursuivie, un soir, un couteau à la main, ni ma fièvre typhoïde ne furent rien.



Je vous dis tout, même les choses basses et laides, parce que j’ai en moi un grand besoin de sincérité. Je voudrais que vous aperceviez mes pensées présentes et le déroulement de ma vie passée comme vos propres pensées et votre propre vie.

Je n’ai pas peur de déchoir à vos yeux. Il me semble que votre sympathie a lavé ma vingtième année de la souillure des mauvais souvenirs,

Parce qu’au lieu de m’offrir de l’argent et de m’amener chez vous, vous m’avez parlé avec courtoisie, parce qu’au lieu du geste pour m’acheter, vous avez fait un effort pour me plaire, il me semble que je suis devenue une autre femme. J’ai plus de valeur à mes propres yeux. Une porte s’est ouverte pour moi qui donne sur un beau domaine inconnu, domaine dont je soupçonnais l’existence, mais dont je ne savais pas la beauté. J’y cours maintenant avec ravissement et c’est vous qui me montrez le chemin.



J’ai eu un amant qui me fit faire les villes d’eaux. Ce fut l’année où j’eus beaucoup d’argent. Il m’en prenait, il est vrai, la plus grande partie. Je la lui donnais avec joie, car l’empire qu’il exerçait sur moi était une forme de l’amour.

Il me battait au premier prétexte. Il me donnait de grands coups dans le dos qui me faisaient très mal, et une amie m’a dit que si j’avais eu une bronchite l’année dernière, c’est à cause de ces coups que j’ai reçus.

Il n’était jamais tendre avec moi et il ne m’a jamais dit qu’il m’aimait. Mais il avait parfois des accablements, des tristesses un peu sauvages qui me rapprochaient de lui et qui me faisaient l’aimer pour le consoler. Je savais qu’il n’était pas mauvais, au fond, et qu’il ne me battait que parce qu’il était d’une nature violente et qu’il perdait conscience dans la colère.

Je l’ai quitté volontairement, non parce que je le méprisais de vivre de moi, mais parce que je sentais qu’il ne m’aimait pas.

Je ne voudrais pas le rencontrer. Je sais bien que nous ne vivrions plus ensemble, mais je pourrais être tentée de le suivre pour une fois.



Quand on a mené, pendant ses premières années, une vie misérable, on garde ensuite le souvenir de cette misère comme un fardeau qu’il faut porter, qui est très lourd et qui vous attire en bas.

Je marche dans la rue sans penser à rien, quelqu’un me heurte, je suis étourdie, je regarde et instinctivement j’ai envie de mettre mon bras devant mon visage pour parer un coup. En une seconde je suis redevenue une humble petite fille de la campagne à qui tout le monde donne des taloches.

J’ai quelquefois en moi des désirs d’élégance, de succès, et je me sens la volonté de les réaliser. Mais j’ai une chaîne qui me lie à la pauvreté et qui m’empêche de m’élancer en avant. Et si je cherche à m’expliquer pourquoi existe cette chaîne, je songe que c’est parce qu’au fond j’aime la pauvreté que l’on maudit sans cesse, qui opprime et fait souffrir, mais qui vous donne le goût de vivre.



J’ai connu un temps où personne ne m’aimait. On a comme cela, dans la vie, des périodes mauvaises. Aucun amant, aucune amie, et même des inimitiés dans son quartier, au café où l’on va, qui contribuent à vous donner le sentiment de l’hostilité générale.

Alors il m’arriva un grand bonheur. J’allai dans une maison meublée d’une petite rue de Nice, et la propriétaire me prit en affection. Elle disait qu’elle aurait voulu que je sois sa fille. Elle me raccommodait mon linge, me faisait du vin chaud le soir et me donnait de si bons conseils !

C’était une ancienne demi-mondaine retirée qui, avec ses économies, avait pris une maison meublée et une pension de famille pour petites femmes sans meubles et sans famille.

Jamais je n’avais senti dans ma vie une vraie tendresse désintéressée. Je l’ai aimée pour sa bonté et je l’aime encore. Je la considère comme tout ce que la vie m’a donné de famille, et quand je lui écris je mets en tête de ma lettre, non sans que les larmes m’en viennent aux yeux : Ma petite maman.



Mais Aline ne dit pas les choses qui se pressaient sur ses lèvres. Elle n’était pas assez certaine de la puissance merveilleuse de la vérité. Elle ne savait pas combien la sincérité est divine, même quand elle dévoile le mal et la laideur, à la condition qu’on ne la prodigue pas à des médiocres ou à des méchants.

Elle ne raconta pas sa vie. Même elle s’efforça d’en imaginer une autre pleine de banalité. Elle décrivit une enfance heureuse chez des parents riches, puis son enlèvement par un officier de marine qui était ensuite parti en Indo-Chine. Il l’avait beaucoup aimée, il lui envoyait chaque mois une pension, mais elle ne l’aimait plus du tout.

Et Jean Noël écouta distraitement ce récit, soit qu’il en ait entendu de semblables, soit que le passé des autres ne l’intéressât pas, soit simplement qu’il pensât à autre chose.