L’Édition (p. 59-74).

III

La venue du premier baiser


— Je le connais, répondit le peintre Fortune, il s’appelle Jean Noël et c’est un poète. Ce titre devrait être pour toi une sorte de recommandation, l’assurance qu’il s’agit d’un personnage bourgeois, de mœurs tranquilles, d’un caractère timoré et fidèle. Car dans le temps où nous vivons, la caractéristique des poètes est qu’ils sont bons époux et qu’ils se couchent tôt.

Celui-là est différent. Et je ne saurais dire si je l’aime davantage parce que son idéal diffère d’un si médiocre idéal. Je ne peux le comparer à un autre homme, et quand je suis avec lui, j’ignore s’il me charme ou si ses paroles toujours inattendues me sont désagréables.

Mais pour ce qui te concerne, je suis sûr d’une chose, c’est que tu dois t’écarter de lui. Pourquoi ? Parce que c’est un homme qui aime les femmes et qui a sur elles des idées qui lui sont personnelles. Pour qu’une femme soit heureuse avec un homme, il faut que celui-ci ait d’elle un désir constant, un vague mépris et le sentiment visible de sa supériorité. J’ai peur que cet ami nouveau ne te méprise pas assez et te considère comme une égale, et j’ai peur de ce qui en résultera dans ton cœur.

Du reste, les paroles que je prononce sont vaines. On ne demande des renseignements sur quelqu’un qu’on va aimer que pour en prendre la contre-partie, et plus les renseignements sont fâcheux, plus le désir redouble. Tu ne tiendras aucun compte de mes conseils et je te les donne avec le même sentiment que j’éprouve lorsque je fais cadeau d’un tableau à quelqu’un qui ne le fera pas encadrer et le reléguera dans un coin.



Le premier signe de l’amour est qu’on pense, si l’on sort dans la rue, à rencontrer par hasard celui qu’on aime. Deux personnes peuvent passer une vie entière dans la même ville sans jamais être mises en présence. Mais un amour naissant fait volontiers reposer ses bases sur l’impossible.

En ouvrant la porte de la pâtisserie à l’heure du thé, Aline scruta avidement tous les groupes. Elle ne venait ni pour les gâteaux, ni pour le thé, ni pour la petite ivresse de cinq heures. Elle voulait continuer la conversation de la veille avec cet homme qui lui avait plu.

Il n’était pas là. Elle s’assit et elle l’attendit. Les gâteaux étaient bons, le thé était trop sucré, sa patience était infinie. Et quand plus tard la pâtisserie se vida et qu’elle fut certaine que personne ne viendrait plus, elle éprouva une déception mêlée d’un peu de colère pour avoir été toute seule à ce rendez-vous que personne ne lui avait donné mais où l’avait conduite son goût du bonheur, son envie de voir un beau hasard se réaliser.



Pour une femme, comme Aline, qui se donne à tout le monde avec la plus grande facilité, il y a un homme pourtant, auquel elle voudrait se refuser, et c’est l’homme qu’elle va aimer.

Il est difficile de se refuser quand on n’en a pas l’habitude. Mais Aline sentait bien que le désir naissant est une flamme que ne régit pas la loi des ordinaires flammes et qu’elle périt au lieu de brûler, si on l’alimente.

Aussi, quand en sortant du bar vers sept heures, elle rencontra Jean Noël et qu’il lui demanda : « Qu’est-ce que vous faites ce soir ? », elle répondit qu’elle avait rendez-vous avec des amis, qu’elle en avait du regret, mais qu’elle ne pouvait se dégager.

Elle voyait au loin la soirée qu’elle avait à passer toute seule, comme une plaine désolée au bout de laquelle il y avait un escalier de maison meublée et un lit triste. Mais un instinct profond la conseillait, et elle entra dans la plaine, en souriant, sans se retourner.



Dans la fumerie du poète Jean Noël, sur le plateau aux incrustations d’argent, il y a, à droite et à gauche de la lampe, deux petites statuettes.

Et l’une est une statuette d’Aphrodite toute blanche. Son bras droit est relevé à la hauteur de son épaule, la main tient un pan de son voile qu’elle va laisser tomber pour apparaître nue. Elle a une rose dans sa main gauche et à ses pieds est une grenade fendue, fruit qui lui était consacré, parce qu’il a autant de grains dans son écorce qu’il peut y avoir d’amours dans son cœur.

L’autre est une statuette du Bouddha. Il est assis les jambes croisées ; il a un grand visage carré et l’on ne sait pas s’il pleure ou s’il rit, parce qu’il exprime la sagesse et que, vues avec les yeux du sage, la joie et la douleur du monde se confondent.

La statuette d’Aphrodite est en marbre, celle du Bouddha est en jade. Les formes de l’une sont parfaites, tandis que si l’autre se dépouillait de son voile vert et noir, elle apparaîtrait comme une risible caricature.

Et toutes les deux, si différentes l’une de l’autre, de chaque côté de la lampe rougeâtre, comme de chaque côté du désir de l’homme, se considèrent sans haine, car elles savent, étant des dieux, quelle invisible pensée les unit.



Quand Aline vit les deux statuettes, Jean Noël lui demanda : « Quelle est celle que vous préférez ? » Et elle allait répondre tout de suite que c’était celle d’Aphrodite, et Jean Noël allait sourire, mais elle réfléchit et elle hésita.

Et il lui dit : « Qui pourrait choisir délibérément entre l’une et l’autre ? On s’élance d’abord vers la volupté comme vers ce qui a le plus de prix sur la terre, et puis l’on s’arrête à cause de la pensée.

« Voilà un peignoir qui s’harmonise avec la couleur de votre peau et voilà des babouches qui viennent de Tunis. Mettez-les et venez prendre place là. »

Il avait indiqué à Aline des coussins aux broderies jaunes qui étaient de l’autre côté du plateau aux incrustations d’argent.

Aline, comme toute femme qui vient pour la première fois chez un homme, pensait à la façon dont finirait la soirée et elle cherchait dans la disposition des lieux et dans les phrases de son hôte de menues indications sur cette fin. Quand elle fut installée dans le peignoir si léger parmi les coussins si moelleux, séparée seulement de Jean Noël par le plateau si étroit, elle pensa qu’il n’avait plus qu’à poser la pipe d’ivoire qu’il tenait et à étendre la main pour la prendre.

Alors il lui vint une grande timidité et une grande peur. Elle tira les pans du peignoir Jusqu’à Ses chevilles. Elle eut le sentiment de n’être ni assez jolie ni assez bien faite. Elle eut honte des propos qu’elle allait dire, de la forme qu’elle allait découvrir.

Jean Noël, ayant lancé au plafond des bouffées de fumée, déposa la pipe d’ivoire et Aline ferma les yeux.

Mais on sonna à la porte.



— Je n’ai invité que deux ou trois amis, dit-il.

Qu’il y en ait deux ou qu’il y en ait un grand nombre, c’était bien la même chose pour Aline. Et il lui sembla qu’elle avait échappé à un grand et délicieux danger, et elle ne savait pas si elle en était déçue ou heureuse.

Les amis sont charmants parce qu’ils sourient comme s’ils étaient complices d’une invisible action et qu’ils disent : Mais non, mettez-vous du même côté, l’un près de l’autre.

Et la douce nuit coula lentement sur le petit groupe étendu, et de lentes paroles s’envolèrent, et une langueur pénétra les êtres, et Aline était tout près de Jean Noël, si près qu’elle avait sur son épaule le poids léger de sa tête.

Mais par un délicat miracle, malgré qu’elle et lui sentissent bien quelles affinités les réunissaient, il n’y eut durant toute la nuit d’autre tendre rapprochement que celui de cette tête qui pesait légèrement sur cette épaule.

Et quand, rhabillée, au matin, Aline dit au revoir à Jean Noël sur le seuil de l’appartement, elle sentit bien tout ce qu’elle laissait d’elle et que cette nuit de chasteté l’avait prise mieux que toutes les caresses.



Il n’y a que cinq minutes qui soient vraiment exquises dans toutes les amours de la terre. De même qu’un peu avant que le soleil ne se lève, les jours de printemps, l’air a, durant quelques instants, une couleur, une fluidité attendrissantes par l’extrême beauté, qui ne doit plus se retrouver de la journée, de même l’atmosphère de l’amour n’est vraiment pure que pendant les quelques minutes qui précèdent le premier baiser.

La voiture avait longtemps roulé dans la poussière et le soleil. Mais le premier baiser ne peut naître parmi les éléments qui lui sont contraires. Aussi durant la première heure de la promenade il ne s’était pas manifesté, mais Aline et son compagnon sentaient pourtant autour d’eux sa subtile présence.

Ils avaient maintenant à leur droite des amoncellements de tonneaux parmi lesquels couraient en criant des bambins en haillons. Les bruits du port venaient jusqu’à eux, prolongés par l’air du soir, et ils furent bercés un instant par une mélopée italienne que chantaient des marins assis sur leur bateau.

Le souffle du premier baiser les enveloppa à un tournant de la route, mais il fut dissipé par le fracas d’un tramway électrique qui frôla la voiture et la dépassa. Était-il parti pour ne pas revenir ? Cela était possible, car c’est un souffle d’une essence si capricieuse !

La lumière du soir devenait plus obscure et il advint que la voiture passa le long d’un jardin, d’où par-dessus le mur émergeait un arbre. Il y eut durant une seconde un peu de fraîcheur et un peu plus d’obscurité. Et voilà que du feuillage de cet arbre où il s’était mystérieusement tapi, le premier baiser se laissa brusquement tomber et pénétra Aline et Jean Noël de cette douceur qu’ils ne devaient plus jamais retrouver.