L’Édition (p. 43-58).

II

Le passage du bonheur


Le visage de l’homme à mâchoire carrée se gravait profondément dans l’esprit d’Aline comme se gravent certains visages qu’on voit en chemin de fer, dont on est obligé inexorablement de contempler pendant des heures la stupidité et la bassesse, et qui ressortent ensuite du fond de la mémoire pour vous obséder.

Aline regardait les cheveux ras, la fixité des yeux, le col trop large, la cravate de mauvais goût ; et une grande répugnance lui venait de cet être inférieur et mauvais dont elle sentait le désir sur elle.

Il y avait dans le regard de l’homme le choix du restaurant où il pourrait amener Aline dîner, l’estimation de la somme que lui coûterait la soirée, de la timidité et de la vilenie.

L’atmosphère du bar était épaisse et l’odeur du tabac imprégnait toutes choses. On entendait le rire de Lulu, une discussion autour d’une partie de cartes, le bruit des verres et des bouteilles.

L’air opaque donnait à Aline une lourdeur à la tête, qui devenait une lassitude, un découragement, où le dégoût de sa vie se mêlait au désir de s’y abandonner entièrement. Une seconde encore et elle allait répondre par un regard engageant à l’invitation muette de l’homme affreux.

Alors, la porte en s’ouvrant laissa pénétrer un courant d’air qui la fit frissonner, et le bonheur, sans prévenir, entra dans le bar et vint s’asseoir à côté d’elle.



Le bonheur est un être qui parle et qui vous dit des choses que vous savez, puisque vous les avez en vous-même et que vous répondez : « Oui, je suis comme cela, moi aussi… » Et pourtant des choses que vous ignorez, puisque vous avez le sentiment qu’elles vous sont subitement révélées.

Le bonheur est un être au visage inattendu dont le regard est familier. Il dit des choses nouvelles qu’on s’émerveille d’entendre avec d’autant plus de plaisir qu’elles sont belles d’une beauté à laquelle on participe. Il vous montre que vous êtes plus intelligent, plus sensible et plus charmant que vous n’avez cru. Il vous élève à vos propres yeux, il promène sur vous une sorte de lumière qui agrandit vos qualités et magnifie vos défauts. On pourrait l’appeler l’illuminateur.

Et s’il vous presse un peu la main, s’il vous dit en vous quittant qu’il est heureux de vous connaître et qu’il compte bien vous revoir, la banalité de ces paroles se pare d’une sorte de magie, et vous sentez à votre solitude redoublée qu’un élément a disparu, noble et subtil, un élément qu’évoquent certains livres, des musiques, des paysages, quelque chose de si rare, de si insaisissable, dans la vie si pauvre !



« Voyez-vous, mademoiselle, ce dont nous souffrons, c’est de ne pas avoir la faculté de choisir. Quand on pense à l’amour pour la première fois, vers la quinzième année, on sent bien qu’il y a une foule d’êtres sur la terre que l’on pourrait aimer et avec qui l’on pourrait être heureux.

« Je me rappelle qu’autrefois, dans la petite ville de Villefranche, il y avait pour moi, presque à chaque maison, une possibilité de maîtresse charmante. Quand je passais dans la grande rue, le sourire de la fille du médecin, l’œillade de la pâtissière constituaient des promesses certaines, un flot d’espérances. Je vivais dans un rustique endroit, plein de femmes médiocres, comme sur un riche trésor d’amour.

« Mais à mesure qu’on avance dans la vie on devient plus difficile. La faculté d’admirer s’use avec l’admiration. Il faut se donner beaucoup de peine pour trouver les êtres susceptibles d’être désirés et, quand on les aperçoit de loin, il arrive très souvent qu’on ne peut les atteindre. Il faut que le hasard veuille bien vous mettre en présence d’un de ces personnages charmants qui deviennent de plus en plus rares à mesure que les années passent.

« Qui sait ? Il arrivera peut-être un moment où il n’y aura plus pour moi sur toute la surface de la terre que deux ou trois femmes qu’il me sera possible d’aimer. Et si l’une est en Australie, la seconde en Chine, et si la troisième a un amant qu’elle adore, qu’adviendra-t-il alors de moi ? »

La main d’Aline était près de la sienne, et Jean Noël la prit affectueusement.



« Tout va bien jusqu’au moment où le jour baisse. On a des occupations. On déjeune. Il y a les cigarettes. Il y a les livres. Mais quand la nuit va venir et que l’on sort par les rues, avec le claquement des devantures qui se ferment, l’envol des petites ouvrières hors des ateliers, il y a une débâcle de résolutions.

« Dîner seul est impossible, dîner avec des amis paraît odieux, dîner avec des gens graves ou des parents semble monstrueux. On a besoin à tout prix d’une sympathie féminine. Mais à sept heures du soir toutes les sympathies sont organisées, et le solitaire ne peut avoir d’espérance que dans l’imprévu.

« Croyez-vous à l’imprévu, mademoiselle ? C’est une puissance bien capricieuse et qui se manifeste bien rarement. Tout à l’heure j’ai fait signe à un cocher et je lui ai donné l’adresse d’un de mes amis. A-t-il mal entendu ou était-il, sous sa houppelande et sous son cache-nez, le conducteur modeste d’une belle heure qui allait venir ? Il m’a déposé devant la porte de ce bar. J’ai renoncé à ma visite et je suis entré ici, voyant là une petite indication de la destinée. Je vous ai vue et j’ai eu la sensation que vous m’attendiez et que j’étais en retard à un rendez-vous qui m’avait été fixé par ces paroles subtiles que n’articule aucune voix et que pourtant l’instinct perçoit. »

La main d’Aline eut un mouvement comme pour se retirer, mais Jean Noël la retint et la pressa légèrement dans la sienne.



« C’est une chose merveilleuse que d’avoir une petite main comme celle-ci. On n’a qu’à enlever son gant et à la poser négligemment sur la table pour faire savoir autour de soi qu’on a une nature nerveuse et tendre et qu’on appartient à une race affinée.

« Les chiromanciens voient dans la forme des doigts et les lignes de la main les influences qu’exercent sur nous les planètes au moment où nous naissons. Assurément, je pourrais vous dire votre caractère dans ses moindres détails, vous faire mille prédictions si j’examinais avec soin cette petite main. Il m’a suffi d’en sentir la chaleur pour savoir qu’elle contenait l’inquiétude et la volupté.

« Non, je sais ce que vous allez me dire et ce que vous ne me direz pas. La main est un curieux résumé de tout l’être. On ne prend rien avec la main. On ne fait que donner. Ce qu’il y a de meilleur en nous, nous le transmettons par la main. Tant que la vôtre sera dans la mienne, il me viendra un courant de sympathie, une onde inconnue dont je serai baigné. Et lorsque vous la retirerez, je serai tout à coup seul et abandonné.

« Déjà, dites-vous, en si peu de temps ! Et vous riez. Le temps n’existe pas. L’on se connaît en une seconde ou l’on ne se connaît jamais. Et voilà qu’il me semble ce soir que je suis auprès d’une camarade d’enfance avec qui j’ai beaucoup joué à cache-cache et que j’ai déjà embrassée très souvent. »

Et Jean Noël porta la main d’Aline à ses lèvres.



« J’ai entendu raconter quelquefois qu’un marchand de petits ballons pour les enfants avait été enlevé dans les airs, un jour de grand vent, et qu’il avait fallu appeler un admirable tireur pour crever un à un les ballons et lui permettre de redescendre sans danger.

« Moi aussi je vendais de petits ballons et j’ai été emporté par eux à travers l’espace. J’ai vogué dans les nuages, j’ai eu le vertige, j’ai traversé la pluie et j’ai été transpercé par le soleil. Maintenant je voudrais bien redescendre sans m’écraser sur le sol et je cherche du regard le tireur qui voudra bien crever une à une et très prudemment mes illusions colorées.

« Je vous en prie, lancez avec habileté les quelques cailloux que vous tenez emprisonnés au creux de votre main délicate et ramenez-moi sur la terre avec tous mes fils auxquels ne tiendront plus que les peaux mortes de mes ballons éclatés. »

Aline retira doucement sa main, non pour lancer une pierre, mais pour mettre ses gants.



Il y avait des gouttes de pluie d’orage dans la rue qui faisaient : flac ! derrière elle, et Aline courait. Elle ne savait pas si elle se sauvait ou si elle allait précipitamment vers un but délicieux où elle était attendue avec impatience. Elle allait tout simplement chez elle. Personne ne l’attendait. Elle n’était pas pressée du tout. Elle courait pourtant. Il arrive à beaucoup de gens de se mettre à courir sans raison sous le coup d’une émotion assez vive, soit parce qu’ils croient hâter la marche du temps, soit pour mettre leur corps à l’unisson de leur âme qui, elle, va si vite !

— Où vas-tu, Aline ? dit une petite femme nommée Georgette qui regardait, malgré la pluie, la vitrine d’un parfumeur.

L’air était très lourd et tout moite. Les nuages du soir étaient bas. L’orage chargeait l’air mais n’éclatait pas. Il faisait très chaud.

Aline se rappela qu’elle avait du rouge à acheter et aussi des allumettes, mais elle ne s’arrêta ni chez le parfumeur, ni au bureau de tabac.

— Où vas-tu, Aline ? dit mère Loute, qui tournait le coin de l’avenue.

Évidemment, elle rentrait chez elle. Mais qui aurait pu dire en réalité où elle allait ?