L’Édition (p. 1-42).

I

Le Pendentif de Jade


Une petite femme d’un bar de Marseille est devenue intelligente. Elle ne sait pas du tout comment cela s’est fait. C’est aussi mystérieux que la venue des maladies, mais c’est bien plus douloureux.

Un bizarre pouvoir de sentir et de comprendre s’est emparé d’elle, et cela s’est manifesté, un jour, tout d’un coup, de même que ces vomissements et ces vertiges qu’elle avait eus jadis, lorsque sa fièvre typhoïde se déclara, après avoir mangé des huîtres.

Les livres sont à la pensée ce que sont à l’organisme les huîtres qui ont trop reposé dans un parc aux eaux corrompues. Et il vaut bien mieux brûler de fièvre dans un hôpital, boire des tisanes écœurantes, être plongée dans des bains glacés, que d’avoir la connaissance des rapports des êtres entre eux et de mesurer la misère de sa vie.



À Malmousque on descend du tram en riant, car il semble que là se termine la ville et que commencent le soleil et la mer.

À Malmousque il y a une allée de caroubiers où le vent du large soulève les robes courtes et où il pleut, quand c’est le mois de septembre, des fruits rougeâtres comme les gouttes d’un beau sang terrestre.

À Malmousque il y a un peintre joyeux qui rit de tout, parce qu’il a beaucoup vécu et beaucoup souffert. Il a un visage de bon faune qui s’éclaire quand Aline paraît à la grille de son jardin, son visage mince un peu rosé parce qu’elle a gravi la montée en courant. Elle lui sert de modèle et il lui crie tout de suite : « Déshabille-toi ! » avant même qu’elle ait ouvert la porte.

Quand on revient de Malmousque, on regarde des villas entourées de palmiers, de chênes-lièges et d’eucalyptus, et l’on y voit des femmes assises sur les seuils, avec des peignoirs d’intérieur comme l’on aimerait tant en avoir.

Quand on revient de Malmousque, on rapporte le seul argent que l’on n’a pas gagné par le travail de l’amour, et cela, si l’on y pense pendant que les caroubes sanglantes tombent devant vous, vous donne un peu d’orgueil, un peu de joie, une inexprimable mélancolie.



Que d’hommes il y a que l’on ne connaîtra jamais ! On s’en va par les rues avec sa robe neuve, un petit chapeau qui vous va très bien, et l’on croise des quantités d’hommes qui ne regardent pas les femmes.

Il y a des timides qui préfèrent ne pas être en présence d’un désir ; il y a des orgueilleux qui craignent leur propre fureur s’ils apercevaient un sourire de dédain ; il y en a qui sont préoccupés par leurs affaires, d’autres que l’on sent accablés par leur vie de famille ; il y a des pauvres que leur pauvreté enveloppe comme d’une atmosphère.

On a beau relever un pli de sa lèvre, offrir la flamme de ses yeux, heurter même ces aveugles, ils continuent à vous ignorer.

Le soleil, sur les terrasses des cafés, fait étinceler les apéritifs comme autant de phares multicolores, mais il faut deviner le sens de ces lumières. Tel vermouth-grenadine, avec sa lueur orangée, vous dit de venir s’asseoir à cette table, et tel autre vous avertit de passer votre chemin à cause de ces récifs dangereux que sont les mauvais sentiments d’un homme barbu. Énigmes subtiles qu’il faut deviner en une seconde, petits naufrages dont il faut se préserver sans cesse !



Que d’hommes il y a dont on fait aussitôt la connaissance ! On entend un pas régulier derrière soi sur le trottoir, et il suffit de s’arrêter à la première vitrine pour entendre une des deux ou trois phrases millénaires par lesquelles les hommes vous abordent.

Il y en a un très grand nombre qui pensent qu’il a suffi d’une seconde et d’un regard échangé pour vous séduire, et qui espèrent que vous allez sur-le-champ les suivre et vous donner à eux par amour.

Il y en a un très grand nombre qui parlent de dîners futurs, de soirées que l’on passera ensemble au théâtre, et qui s’éloignent après une conversation pleine de promesses, et que l’on ne doit plus revoir.

Il y a des timides qui vous tutoient dès les premiers mots pour vaincre leur timidité, et des orgueilleux qui sont respectueux dans la crainte d’être remis à leur place.

Il y en a qui fixent tout de suite une somme d’argent, et d’autres qui, soit par délicatesse, soit par avarice, laissent planer un doute sur ce point.

Il y en a qui vous amènent chez eux, d’autres qui ne veulent pas aller chez vous à cause d’on ne sait quel piège possible, et la plupart disent : « Connaissez-vous un hôtel meublé ? »

Si l’on en connaît ! Il y a des chambres avec des numéros sur la porte dont on a passé tant de fois le seuil et dont l’odeur de moisi vous est bien familière ! Il y a des voix hargneuses de propriétaires qui vous ont déchiré le cœur, et il y a des escaliers délabrés que l’on a descendus la nuit, sans allumette, en tâtonnant, pour fuir la compagnie d’un ivrogne.

Que d’hommes inconnus auprès desquels on se déshabille, que d’hommes grotesques, laids et malpropres, que de formes semblables à la fois et diverses, quelle absence de joie et quelle peine de chaque soir !



Lucette habite la chambre voisine. Elle est jolie, humble et fidèle. Les hommes ne lui laissent aucun souvenir, et elle n’a pour eux ni goût, ni dégoût. Ils sont les accessoires utiles de sa vie, et elle est avec eux complaisante, rapide et silencieuse.

Mais la fidélité de son cœur est immense. Elle est fidèle à tous les êtres qui ne sont pas les hommes qui la paient. Elle est fidèle à ses parents qui sont quelque part dans un village, et elle leur envoie chaque semaine de l’argent. Elle est fidèle à mère Loute, sa propriétaire, à laquelle elle fait de petits présents de cigarettes et de bouteilles de liqueur. Elle est fidèle à ses robes qui vieillissent sur elle parce qu’elle en aime la forme et le tissu et parce que l’élégance n’a pas de prix à ses yeux. Elle est fidèle à sa chambre qu’elle ne voudrait pas changer, à ses meubles, à des photographies rangées sur la cheminée qui sont les dieux modestes de sa vie simple.

Elle est fidèle surtout à Aline. Bien souvent elle a collé son oreille contre la cloison et elle a pleuré quand Aline, oubliant l’indifférence des bras de rencontre, le visage presque inconnu qui était sur elle, se laissait aller au génie désireux de sa chair.



— Il est midi, Aline, lève-toi, Avant que tu ne sois coiffée, lavée et parfumée, il sera deux heures.

— J’ai tellement sommeil, mère Loute.

— Tout à l’heure, Mme Rosalie, qui t’a promis cinquante francs pour cette après-midi, est venue te rappeler que tu avais rendez-vous chez elle.

— Oh ! la plus charmante des propriétaires, j’ai dormi sur la broderie de l’oreiller et son dessin s’est imprimé sur ma joue. Laisse-lui le temps de s’effacer.

— Les hommes n’aiment pas attendre, et l’on manque souvent une bonne occasion avec cinq minutes de retard.

— Mère Loute, j’ai sorti des draps la pointe de mon pied droit et il s’est refroidi. Quelques instants encore pour qu’il se réchauffe.

Mme Rosalie n’offre pas toujours cinquante francs.

— T’a-t-elle dit de quelle sorte d’homme il s’agissait ?

— Elle ne m’a rappelé que la somme.

— Si c’était un nègre, mère Loute ?

— Il y a des nègres gentils et bien élevés.

— Si je n’allais pas là-bas, mère Loute ? Je n’ai pas besoin d’argent en ce moment.

— Mais tu me dois deux mois de pension, malheureuse, et le prix de tes fourrures que je t’ai avancé.

— J’entends le mistral qui agite les arbres de l’avenue. Je sens qu’il fait froid dehors. Décidément, je reste couchée, et mon corps, tout aujourd’hui, sera à moi seule.



Je suis née dans le village de Valentine, qu’à l’horizon encerclent les montagnes, où les maisons sont faites de briques rougeâtres avec des toits d’ardoise, où la Garonne coule limpide sur des galets bleus.

Là il y a des peupliers feuillus, des marronniers centenaires et des chemins taillés dans des pierres multicolores qui montent vers une région de fougères et de menthes sauvages où les troupeaux se répandent.

Avez-vous remarqué que toutes les femmes qui font la vie sont d’un autre pays que celui qu’elles habitent ? Quand on part de son village, on ne saurait s’arrêter aux villes voisines, parce qu’on est mineure et que vos parents, si pauvres soient-ils, pourraient vous y rejoindre. Et puis on croit volontiers que plus on s’éloigne, plus la vie est belle.

Je suis née dans le village de Valentine, d’une pauvre fille et d’un père inconnu. Mon premier souvenir est une grande route claire sous un soleil brûlant, où je revenais d’une foire avec ma mère qui titubait, et je la tirais par la main en pleurant, parce que j’avais peur qu’elle soit écrasée par les voitures de foin et les carrioles qui passaient.

On apprend à un certain âge que la vie passe quand même et que d’autres choses surviendront ; mais quand on est enfant, le malheur est sans consolation, parce qu’on n’a ni passé, ni avenir.

Ô petit village placé comme un bouquet rose et blanc au bord de la Garonne, délicieuse vallée de pâturages, de pommiers et de vignes, j’ai vécu là ma détestable enfance et j’aspire à ne jamais vous revoir.



Mère Loute vend de l’opium et favorise les amours de ses locataires. Elle a bon cœur, et une petite femme dans l’embarras trouve toujours chez elle un bon conseil, une chambre à crédit, même un peu d’argent.

Il lui suffit d’un coup d’œil pour reconnaître le visage d’un colonial auquel elle peut vendre sans crainte la boîte de drogue jaune et ronde de celui d’un policier qui voudrait la prendre en flagrant délit de commerce illicite. Elle fume un peu, elle boit un peu et contrairement aux autres chevelures des femmes ses cheveux jaunissent au lieu de blanchir.

Elle est bonne administratrice de sa maison meublée, mais elle dit quelquefois : « Il y a du vent dans les voiles ! » Et elle disparaît alors pendant deux ou trois jours. Elle revient bien décoiffée, bien fatiguée ; quelquefois avec des traces de coups, et alors elle dit à Aline et à Lucette qu’elle a apaisé la bête qui est en elle et qu’il n’y a de vrai sur la terre que de se donner du plaisir.

Mère Loute est joyeuse même quand elle se dispute avec sa bonne, même quand une locataire est partie sans la payer, même quand un marin de passage lui a vendu de l’opium de mauvaise qualité.

À cinquante ans, mère Loute a deux jeunes amants attitrés ; le soir, en petit comité, elle danse, pour égayer ses amis, des danses grotesques ; elle mange beaucoup ; elle tutoie les marchands de légumes du quartier, et, quand elle s’assied sur sa porte au soleil, elle rit toute seule des autres, d’elle-même, de cette merveille qu’est la vie.



La ville est traversée par un fleuve qui roule de l’or. Des êtres se pressent sur le rivage où sont les cafés et les magasins, et tous essayent de recueillir l’or errant, l’or subtil, l’or si difficilement saisissable.

L’or circule sans aucune loi apparente, et le possesseur n’en est reconnaissable à aucun signe. Telle femme élégante, dont les pieds portent des bottines étincelantes et dont les mains ont des bijoux, longe le fleuve sans pouvoir recueillir la moindre paillette, mais tel gros homme, avec des moustaches épaisses et un melon usé, est un puissant détenteur de cette matière, en vertu d’un négoce de chevaux ou d’une possession de terres.

Il y a des secrets pour faire sortir l’or du fleuve. Mais ces secrets ne se transmettent pas. Il faut les avoir en soi. Égoïsme, cupidité, absence du goût de donner, voilà les caractéristiques de celui qui sait attirer les richesses. Et il faut y ajouter le labeur acharné, la patience et cette rare vertu de ne jamais renoncer.

Mais quelques-uns viennent avec le front ceint d’une couronne de chance. Et le flot jette de lui-même ses trésors à leurs pieds. Et d’autres sont enveloppés d’une buée mélancolique, et toute heureuse fortune s’écarte d’eux.

Le fleuve roule impitoyablement ses vagues et le rivage est plein de cris, d’appels et de rumeurs. Une petite femme est là, dans le grand tumulte des chercheurs d’or, elle ne connaît pas la loi secrète qui enrichit, elle se penche toujours où il ne faut pas, et ses mains ouvertes ne laissent couler que du sable.



Dans le miroir de la salle de bains, je me vois tout entière. Un rayon de soleil à travers les carreaux fait briller les gouttes sur mon corps, et l’on dirait que je suis couverte de perles.

J’ai dénoué mes cheveux sur mes épaules. J’en admire la souplesse et la longueur ; je caresse mes seins, qui sont droits et durs ; je palpe le grain de ma peau, et je trouve harmonieuse la ligne que dessine ma jambe.

Ô mon corps, avec lequel tant d’hommes ont pris leur plaisir, il me semble que tu es pur comme celui d’une vierge, et lorsque je te regarde ainsi sous un vêtement d’eau qui s’évapore et puis que je ferme les yeux, ma mémoire perd le souvenir de toutes les étreintes, oublie les formes, les odeurs et les cris, et je retrouve une âme innocente !

Si la porte s’ouvrait à cette seconde et si des bras faisaient plier ma taille en la renversant, j’aurais la terreur et la volupté du premier baiser et du premier abandon de soi.

Mais nul ne viendra. Je mettrai ma chemise de linon, mes bas de soie, ma robe courte. Après avoir savouré ma fugitive virginité, je reprendrai le costume et l’aspect d’une petite femme qui s’en va par les rues et se donne aux hommes pour un louis.



Il y a comme une grande échelle qui part de la terre et monte jusqu’au ciel, et sur les degrés sont les femmes, différenciées par les emblèmes et les apparences de leur richesse.

Tout en haut, il y a celles qu’on ne voit jamais et qui n’existent peut être pas, celles qui ont plusieurs automobiles, des colliers de perles, un hôtel où elles donnent de merveilleuses soirées.

Un peu plus bas, il y a des femmes qui ne vont ni dans les bars, ni dans les cafés, ni dans les fumeries, des femmes sérieuses qui ont des amis sérieux et qui habitent des appartements confortables dans des maisons bourgeoises. Elles changent d’amants de temps en temps, mais elles le font sans peine et sans recherche, par le jeu naturel des choses.

Il y a ensuite une grande foule de femmes dont les liaisons, par le mystère de leur destinée, sont marquées du sceau de la brièveté ; elles ne touchent que de petites sommes d’argent ; les chasseurs et les barmen donnent leurs adresses aux clients qui les demandent ; elles sont toujours libres pour dîner ou passer la nuit.

C’est un peuple malheureux, élégant, parfumé, agité, et une grande distance les sépare des femmes qui sont sur les derniers degrés de l’échelle. Celles-là sont les créatures de l’enfer, les démons grotesquement maquillés, vêtus d’oripeaux voyants, qui habitent les bouges du port vieux, filles à matelots et à soldats, perpétuellement menacées du coup de couteau de l’ivrogne, de la police ou de l’hôpital.

Une puissante hiérarchie éloigne ces êtres les uns des autres, les fait se haïr et se craindre, car celles d’en bas jalousent celles d’en haut, et celles d’en haut ne veulent pas penser même à leurs sœurs inférieures, pour que jamais ne leur vienne l’idée trop triste qu’elles pourraient un jour descendre jusqu’à elles.



Un homme au teint jaune, avec une casquette, suit Aline quand elle s’en va par les rues. Il marche les mains dans ses poches, en se dandinant un peu, et quelquefois il s’approche et lui offre de lui payer un bock.

Elle refuse et elle marche plus vite. Alors il ricane avec mépris et il lui jette un regard de haine.

Un soir, dans une rue obscure, il l’a rattrapée, il lui a pris le bras et il lui a parlé tout près de sa figure, lui disant qu’il voulait l’avoir et qu’il faudrait bien qu’elle y passe.

Aline vit ses paupières rouges et plissées, son teint malade, elle respira son haleine infecte. Et c’était comme si l’égout lui avait envoyé pour l’appeler une créature affreuse, une sorte de bête gâtée qui l’avait happée au passage.

Elle se dégagea et s’enfuit. Depuis, il n’a plus osé lui reparler. Mais quelquefois elle aperçoit derrière elle l’homme au visage malsain, avec des yeux rougis dans des boursouflures, qui de loin la guette.



On monte un interminable boulevard, on prend à droite une rue où il n’y a que des murs devant lesquels sont alignées des barriques vides, et l’on trouve une petite maison pauvre, dont l’unique fenêtre du rez-de-chaussée a des volets avec une ouverture découpée en forme de croix.

Aline vient quelquefois jusque-là à la tombée de la nuit. Elle va rendre visite au père Donic, un ouvrier qui travaille dans les chantiers et qui rentre chaque soir, à la même heure, dans sa chambre, où il vit seul.

Il est du village de Valentine et il a connu Aline quand elle était petite.

Il ne s’étonne ni de la fraîcheur de son visage, ni de l’élégance de son costume, ni de l’imprévu qui fait apparaître cette forme charmante dans ce triste domaine de murailles grises et de tonneaux alignés. Il ne met pas deux verres sur la table, car il est sobre. Il parle très peu, il allume sa pipe et il se tient immobile, assis devant Aline.

Ils n’échangent que des propos d’une extrême banalité et quelquefois même ils ne disent rien. Quelque chose pourtant les rassemble. Jamais le vieil ouvrier n’a dit à Aline de demeurer pour dîner. Il en a eu peut-être envie. Il n’a pas osé ou il a eu honte de sa manière primitive de manger.

Quand Aline s’en va et qu’elle se retourne, elle voit dans la grande tristesse du faubourg la lumière du père Donic qui fait sur ses volets deux croix rougeâtres, et elle sait que ces croix sont le signe d’un peu d’amitié qui repose dans ce coin déshérité de la ville.



Dans la maison de Mme Rosalie il ne venait autrefois que des habitués, des gens sérieux et discrets. Mais la guerre a tout bouleversé, et maintenant Mme Rosalie accueille des étrangers, des officiers anglais ou serbes, des hommes qu’on ne reverra plus jamais et qui s’arrêtent pour une heure de plaisir, avant de s’embarquer pour Salonique ou pour ailleurs.

Mme Rosalie se flatte de pouvoir faire venir chez elle, selon l’époque et selon le prix, toutes les femmes de Marseille, même celles qui sont mariées et ont une réputation mondaine inattaquable. En réalité, elle ne dispose que de quelques petites femmes comme Aline et son amie Lucette qu’elle fait passer pour des filles d’officiers de marine morts à la guerre.

Mme Rosalie a trois chambres avec trois cabinets qu’elle a meublés avec une extrême magnificence, et dans ces chambres les filles d’officiers de marine viennent rencontrer pour une heure des hommes qu’elles ne connaissent pas. Dans la première chambre il y a tant de glaces qu’on ne peut faire un mouvement sans s’apercevoir sous tous ses aspects. Et cela a l’avantage, quand on s’étend sur le lit, de croire qu’on n’est plus soi-même, car on ne reconnaît pas sa propre forme. Ce qui frappe dans la seconde chambre, c’est la figure austère des vieux parents de Mme Rosalie, dont les portraits sont de chaque côté de la porte du cabinet de toilette, comme pour attester que ce lieu est le séjour d’un monde bourgeois et respectable.

Mais Aline préfère la troisième chambre parce que c’est celle où l’électricité, à cause d’un abat-jour d’étoffe, ne jette qu’une lumière affaiblie. Et elle sait que les gestes d’amour qu’on n’a pas envie d’accomplir sont un peu moins tristes quand il y a plus d’ombre.

Et puis on ne sait quelle main a gravé sur la glace un cœur percé d’une flèche. Et malgré tout, cet emblème ridicule, quand elle le regarde et quand elle en touche du doigt le dessin, évoque une seconde pour elle une vraie étreinte et un vrai baiser.



Ô Lucette, comment une créature aussi insignifiante que toi peut-elle pleurer tant de larmes ? Sur l’étroit et obscur palier où ma porte s’ouvre à côté de la tienne, je t’entends dans le silence de ce minuit d’hôtel meublé que troublent des craquements de marches, des soupirs étouffés, un bruit de bottines que l’on dépose dans un corridor.

Je me représente ta solitude et j’en souffre, parce qu’elle me fait penser à la mienne. J’hésite. Dois-je frapper et dire mon nom ? Je sais que tu es étendue sur ton lit dans ta pose accoutumée, ton visage médiocre perdu dans l’oreiller et ton corps impeccable offert sans pudeur à une invisible amie.

Avec quelle ardeur tu m’étreindrais tout de suite, ô petite amie si hâtive de goûter la volupté que tu ne songes même pas à la préparer par des paroles tendres ! Comment peux-tu cacher tant de fureur sensuelle sous des yeux si dépourvus d’éclat, sous une attitude toujours si modeste ?

Je voudrais te consoler de ton chagrin et aussi éviter celui que je vais éprouver dès que j’allumerai l’électricité et sentirai le poids de la nuit autour de ma chambre vide. Mais pourquoi es-tu si pressée et si violente ? J’aimerais m’asseoir près de toi, te tenir la main, te parler comme une bonne camarade et puis te quitter. Mais non, ce sera impossible. Alors vais-je écouter le bruit de tes larmes sans avoir pitié ?

L’électricité s’éteint brusquement. Je suis bien plus seule dans les ténèbres. Je songe à ton sourire de joie quand tu me verras et pendant que ma main gauche frappe trois petits coups sur ta porte, ma droite résignée commence à dégrafer mon corsage.



Vers cinq heures, dans le petit bar non loin du port, s’allument les pierreries des cocktails. Ces flammes passagères et multicolores naissent, courent et disparaissent, donnant une brève chaleur à des êtres assis sur des tabourets.

Il y a des officiers anglais qui viennent chercher des femmes pour le soir et qui éclatent d’un bon rire à la moindre parole sur n’importe quel sujet. Il y a un homme très correct qui lie volontiers conversation et qui est un policier venu pour pincer le barman en flagrant délit de vente de coco et d’opium. Il y en a un autre, très beau, très correct aussi, qui fait valoir sa stature et la ligne de son profil, qui est pareil à un dieu avec des moustaches blondes et qui est intérieurement rongé par le souci de l’argent et le désir haineux de trouver une femme qui l’entretiendrait. Il y a un jeune homme pâle et riche qui entre en s’appuyant sur le bras d’une femme non moins pâle, qui a des cheveux courts et porte une badine légère. La femme s’en va parfois en emmenant Lulu, la danseuse de tango, et alors le jeune homme pâle entraîne un petit comédien qui est là de toute éternité et auquel personne n’a jamais vu jouer la comédie.

Il y a des femmes nombreuses et variées. Il y en a une qui est gaie par nature, mais qui devient triste et qui pleure au premier cocktail ; mais il y en a surtout de tristes qui deviennent gaies quand elles ont bu. Le bar est la maison où l’on vient acheter l’oubli crépusculaire, le courage pour dîner avec des gens ennuyeux et pour affronter les choses incertaines et charnelles que la nuit réserve.

Il y a Lucette qui est la plus insignifiante, Totote qui est la plus maquillée, Rosette qui est la plus laide, il y a Jeanne l’avare, Lydie qui va avec tout le monde, Julienne qui est sage, Marcelle qui écoute perpétuellement la toux rauque qui sort de sa poitrine, et Aline qui sent, à travers la fumée des cigarettes et le bruit des conversations, s’élever chaque jour en elle le don cruel de la clairvoyance.



Est-il rien de plus triste que de s’éveiller la nuit et de voir dans sa chambre la lumière d’un réverbère qui filtre par les volets entr’ouverts ?

Comme tout ce qui doit arriver le lendemain paraît alors ennuyeux ! Quel manque de goût on a à vivre ! On a bien un roman sur sa table de nuit. Mais il faudrait beaucoup de courage pour allumer la lampe et retrouver la page où l’on en est resté.

Un aspect commun, des manières communes, voilà ce que reproche Aline à tous les gens qu’elle connaît. Et elle les voit défiler dans cette clarté tremblotante du réverbère, avec leurs grosses mains où il y a des bagues de mauvais goût, leurs yeux à fleur de tête, leur cou trop épais.

On s’habitue à la chambre d’un hôtel, à la nourriture d’un restaurant, à un vêtement trop étroit ou trop large, pourquoi ne s’habitue-t-on pas à la vulgarité des êtres, et quel est ce don douloureux de la sentir davantage chaque jour ? Pourquoi certaines paroles stupides ou grossières restent-elles plantées dans l’âme comme de petites flèches empoisonnées, et pourquoi sa mémoire, avec une sorte de malignité, ravive-t-elle la blessure par le souvenir ?

Où sont les gens charmants et délicats qu’elle se représente et sera-t-elle jamais admise dans cette élite imaginaire ?

Et quand elle se rendort, à l’heure où la lumière du réverbère commence à blanchir, elle emporte dans son sommeil la sensation d’un baiser qui ne serait ni brusque, ni brutal, et qui se confondrait sur ses lèvres avec le vol des phrases tendres.



C’est une belle soirée pour Aline quand Miély, l’ancien administrateur colonial, l’invite dans sa fumerie. Le domestique qu’il a ramené d’Indo-Chine vient la prévenir le matin, et elle ne manque jamais à ce rendez-vous, car elle retrouve des conversations qu’elle aime et cette douceur physique et morale que donne l’opium,

Miély parle peu, mais il se plaît, certains soirs, à entendre parler les autres. Il ne sort jamais de son appartement, et sa vie ne commence guère qu’à la tombée de la nuit. Il dit, du reste, que la lumière du soleil exerce une action pernicieuse sur l’esprit et que le sage doit éviter, avant toute chose, les rayons de cet astre trop clair.

Il a de grands yeux bleus, un visage glabre et un peu flétri, il est doux et indulgent. Vêtu d’une longue robe chinoise, il vit sur ses matelas cambodgiens, avec ses livres et ses pipes, à la clarté de la petite lampe de la fumerie.

Il a perdu une jambe à la guerre, mais on pourrait le visiter très longtemps et l’ignorer toujours, car on ne l’aperçoit que couché, sous les soieries où sont brodés les dragons, faisant éternellement des pipes, du même geste, avec l’aiguille d’argent.

Il ignore le désir des femmes. Il est d’une courtoisie extrême avec elles quand il les reçoit, mais jamais, même très tard, à l’heure où l’opium a créé la grande sympathie, il ne les effleure d’un geste. On dit qu’il y a eu jadis dans sa vie un drame pour une congaï qu’il a beaucoup aimée, mais personne n’en est bien sûr.

« L’amour de l’homme pour la femme, dit-il, est, comme le soleil, un élément néfaste du monde. Nous devons tendre également, pour être supérieurs, vers la nuit et vers la chasteté. »

Mais quelquefois dans ses yeux clairs, durant une seconde, passe une lumière chaude et vivante qu’éteint aussitôt la fumée bleue et noire qu’il souffle longuement comme un souvenir.



« Ma petite fille, disait le peintre de Malmousque à Aline, ne t’en va pas dans la fumerie de l’ancien administrateur colonial Miély. Quand on est faite comme toi, il ne faut pas ternir sa peau lumineuse dans cette atmosphère opaque, près de ces visages couleur de goudron. Une suie d’opium se mettra dans tes cheveux, pénétrera les pores de ta peau, te donnera une odeur de terre chinoise.

« Regarde-moi, là-bas, dans le jardin, ce chêne-liège auquel on a enlevé son écorce. Il est tout blanc comme une jeune fille sans vêtement qui aurait un corps trapu, une tête énorme et bosselée. Si tu ne le regardes qu’un instant, tu ne vois qu’une caricature humaine que la nature a dessinée avec un arbre. Mais si tu l’examines avec plus de soin, plus longtemps, comme on doit faire de toutes les choses quand on veut en voir la vie, tu t’apercevras que ce chêne-liège est comique et épouvantable, pitoyable et bon, que par le prestige de la lumière qui le baigne il évoque en toi mille pensées, et tu l’aimeras.

« Le soleil fait aimer le monde, parce qu’il nous en fait voir tous les aspects. Malheur aux êtres nocturnes qui le renient et cherchent près d’une lampe des rêves factices. Le champ de leur pensée se limite à la petite chambre où ils fument et ils deviennent les prisonniers de leur obsession. »

Le peintre Fortune s’arrêta. Il posa son pinceau, ses sourcils faunesques se relevèrent et il se mit à rire d’admiration.

« Je suis en ce moment le témoin d’un miracle. Le soleil a tourné et baigne tes seins et tes épaules. Tu ne peux imaginer quelle magie de rose et de jaune cela fait. C’est un tel éblouissement, l’éclatement d’un prisme si inattendu, une beauté si grande que je n’ai même plus le désir de la reproduire tant elle est invraisemblable. »

Il fit deux ou trois pas, vint toucher le miracle, le caressa un instant en riant et lui dit encore :

« Pas de fumerie, n’est-ce pas ? C’est promis. Rêve, amour, il faut tout faire au soleil. »



Soit qu’il n’ait invité qu’elle, soit que les autres invités ne soient pas venus, Aline était seule ce soir-là avec l’ancien administrateur colonial.

Ils se taisaient et, grâce à la magie de la fumée bleue et noire, le silence autour d’eux n’était pas pesant. Et Aline savait que les hommes sont semblables, même quand ils passent, comme Miély, pour avoir atteint la sagesse ; elle savait que leurs actions sont les mêmes quand ils sont seuls avec une femme comme elle et qu’il n’y a que les préparations qui diffèrent. Elle avait fumé, son kimono était entr’ouvert, et la résignation sur ce qui pouvait advenir se mêlait à la douceur de l’ivresse légère.

Mais les heures passèrent sans qu’elles puissent être calculées, car c’est un effet de l’opium de supprimer la notion du temps, et aucune caresse ne troubla la quiétude physique d’Aline.

Et, très tard, l’ancien administrateur colonial se leva et alla prendre dans un meuble chinois un petit pendentif de jade ciselé suspendu à une chaînette, qu’il mit au cou de sa compagne.

« Mon ami Yong-Lou, dit-il, qui était un mandarin parent de l’empereur et un grand lettré, me donna ce petit talisman de jade. Il me disait souvent : « Le don unique et divin est la volonté constante d’acquérir plus d’intelligence. » Garde autour du cou cet objet insignifiant, mais auquel ce sage attachait un grand prix, en souvenir de cette parole. »