L’Édition (p. 95-106).

V

Prières dans la fumée bleuâtre


Je voudrais que mon bien-aimé reste là, très longtemps, à côté de moi, sans me toucher. Je voudrais pouvoir penser tout à mon aise au bonheur d’avoir quelqu’un qui est mon bien-aimé. Mais cette pensée est fuyante et, au moment où je vais la saisir et la savourer, elle se dérobe.

Peut-être n’ai-je pas connu de plus grand bonheur dans la vie, et c’est pourquoi je voudrais penser à ce bonheur afin de le fixer davantage en moi. Mais c’est une loi des bonheurs d’être rebelles à la connaissance qu’on peut avoir d’eux et de flotter autour de vous sans forme et sans mesure.

Et puis l’on n’est jamais bien certain que les bonheurs sont vraiment des bonheurs, qu’ils ne vont pas se transformer soudain et qu’on ne va pas se sentir très malheureux dans leur atmosphère. Ainsi, il y a des jours d’orage où l’on regarde le ciel et on le voit très clair et très pur avec une légère buée pourtant qui ne fait qu’ajouter à sa beauté. Quelques instants passent, on relève la tête et on s’aperçoit que le ciel, naguère si bleu, est épais et chargé de nuages.

Je voudrais que mon bien-aimé me prenne vite dans ses bras pour être bien sûre d’étreindre mon bonheur.



Quel rapport peut-il y avoir entre un Bouddha de jade qui vient de Chine et une petite femme comme moi ? Pourtant, dans la fumée bleuâtre, il me semble que le Bouddha me sourit.

Je voudrais qu’il se mette à me parler et qu’il m’instruise sur les choses mystérieuses qui sont de l’autre côté de la terre. Tous les hommes qui ont vécu là-bas et que j’ai connus ont rapporté des pensées différentes, une autre mentalité que les hommes de France. Assurément ils n’étaient pas moins grossiers avec les femmes, mais j’ai eu la sensation auprès d’eux que leur vulgarité était atténuée par le sentiment de la vanité des choses et par une sorte de résignation. Sans doute ils ont appris cela du dieu laid au sourire singulier que l’on adore en Asie.

Une grande sagesse émane de lui. Je sens sur moi l’indulgence du sourire de jade et la consolation que procure le sens de l’ordre immense des choses.

Je voudrais que le Bouddha me dise pourquoi je suis là et si je dois aimer autant celui que j’aime.



Je voudrais que mon bien-aimé n’oublie pas que j’ai échangé avec les fleurs qu’il m’offrait les trois roses que j’avais au corsage. Nous étions au restaurant et il a acheté pour moi un bouquet de violettes à une petite fille. Quand nous sommes rentrés, je lui ai donné mes trois roses en lui disant : « Celles-ci sont à toi. »

Il les a posées négligemment sur la cheminée sans y ajouter d’autre importance. Je pourrais me lever, mettre de l’eau dans un vase et les y placer. Mais je ne veux pas avoir l’air de m’attacher trop à ce petit don sentimental et je voudrais que ce fût lui qui y pensât.

Mais les roses sont là, je sens qu’elles se flétrissent dans la fumée et qu’au matin elles seront sèches et mortes.

Et je me rappelle alors qu’il disait l’autre jour, moitié souriant et moitié sérieux : « Je déteste les fleurs. Elles sont à la beauté du monde ce qu’est à la bonté le sou qu’on donne à un mendiant. De même que ce sou nous dispense de toute autre bonne action, de même les fleurs avec leurs fades nuances dispensent les âmes médiocres de tout autre amour des belles choses. »



Je voudrais que mon bien-aimé me dise qu’il m’aime. Il ne me l’a pas encore dit, mais ce n’est pas une raison pour qu’il ne le pense pas. Il y a tant de choses qui sont en nous et que nous tenons cachées, que nous pouvons bien ne pas vouloir révéler celle qui nous paraît la plus précieuse.

Il a dû le dire à beaucoup de femmes, à travers la même fumée bleuâtre, par des nuits semblables. Ses paroles doivent être usées sur ses lèvres à force d’avoir été prononcées. Qui sait ? peut-être qu’il suffirait de leur son pour lui évoquer d’autres visages et d’autres corps. Je ne voudrais pas que mon bien-aimé me dise qu’il m’aime.

Sa caresse ne ressemble à aucune autre. Elle m’emporte très loin, elle me berce et elle me rend heureuse. Je vois alors sur ses traits cette magie furieuse que donne le plaisir. Mais après, quand il me laisse et que je demeure auprès de lui, immobile et brisée, je sens qu’il me regarde à la dérobée et je ne surprends dans son regard ni fatigue ni tristesse, mais seulement de la curiosité, et alors je voudrais tant que mon bien-aimé me dise qu’il m’aime !



Vers six heures du matin, il a allumé une cigarette et il a pleuré.

Je lui ai demandé pourquoi et il m’a répondu :

— Le jour paraît.

— Il n’y a pas d’autre raison ? ai-je dit.

— Celle-là n’est-elle pas suffisante ?

Mais moi j’ai insisté, croyant que je lui avais fait de la peine.

Et il m’a dit :

— Il n’y a pas de plus triste folie que de fumer une cigarette quand le jour se lève. Alors la fumée est amère et le souvenir a perdu la beauté de son mirage. On est prisonnier entre la fatigue qui vous a saisi sans que vous vous en doutiez et le sommeil redoutable. On sent ses pensées qui vous échappent avec chaque volute bleue et symboliquement on dépose de petites cendres grises, comme celles de son âme morte, dans le minuscule tombeau du cendrier.