La Télégraphie océanique
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 43 (p. 705-734).
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LA
TÉLÉGRAPHIE OCÉANIQUE

II.
EXPLORATIONS DE LA MER.
LA FABRICATION ET LA POSE DES CABLES SOUS-MARINS.

I. Physical Geography of the Sea, by F. Maury. — II. Deep-sea Soundings in the North Atlantic Ocean, by lieutenant-commander J. Dayman. — III. Annales télégraphiques, etc. Londres et Paris, 1858-1862.

Les progrès de la télégraphie sous-marine, dont nous avons déjà retracé l’histoire[1], n’ont pu s’accomplir sans jeter quelque lumière sur les questions incidentes qui se rattachent à cette industrie. La nature et la configuration du sol de l’Océan avaient été étudiées : peu à peu les procédés de fabrication des câbles s’amélioraient; les conditions financières et pratiques des entreprises télégraphiques apparaissaient plus nettement à chaque nouvelle expérience. De tous ces travaux est née une science dont il suffira d’exposer les principes, pour faire voir quels obstacles la télégraphie sous-marine présente et quelles ressources l’art des ingénieurs a su leur opposer.


I.

A toutes les époques, l’Océan a été une source d’inspiration pour les poètes et un objet d’étude pour les savans. La fantaisie et l’observation tentaient, chacune à sa manière, de pénétrer la profondeur et d’explorer l’étendue des eaux marines. Lors même que les navigateurs des XVe et XVIe siècles eurent découvert les limites de la surface des mers, l’imagination humaine, curieuse et ignorante, peuplait encore l’abîme de créations chimériques. Tandis que la géographie terrestre, profitant d’explorations successives, dessine chaque jour avec plus de précision le relief des continens, par un contraste peu remarqué l’orographie maritime n’est encore qu’une ébauche. Le regard, qui, sur une mappemonde, se détourne des terres, satisfait par des détails multipliés, interroge en vain l’étendue blanche et muette des océans. Là, il peut suivre le tracé des cours d’eau, apprécier l’épaisseur et la hauteur des montagnes; ici, il ne découvre que quelques îles, sans liaison apparente, se détachant sur une teinte uniforme où l’imagination, comme dans les régions inconnues de l’Afrique centrale, peut distribuer à son gré les montagnes et les vallées. Peu importe au marin, naviguant à la surface, que l’abîme ait 1,000 ou 10,000 mètres de profondeur. La science, pour se développer, attend qu’elle ait un rôle pratique à remplir. Les savans ne prêtèrent quelque attention à la mer profonde que le jour où les premiers essais de télégraphie sous-marine vinrent donner à cette nouvelle étude un intérêt immédiat d’utilité.

Jusqu’alors, les sondages n’avaient été guère pratiqués que sur les côtes, à l’entrée des fleuves, des rades, des ports, partout enfin où la profondeur de l’eau pouvait être assez faible pour compromettre la sécurité des navigateurs. La méthode employée pour ces sondages est bien connue : un plomb descend à la mer en entraînant une corde légère dont la longueur est indiquée par des nœuds régulièrement espacés; quand la corde cesse de filer, le plomb est arrivé au fond, et la longueur de la corde déroulée mesure l’épaisseur de l’eau. Quand on voulut appliquer ce procédé sur des hauteurs de quelques centaines de mètres, on n’obtint plus aucun résultat, parce que les cordes grossières dont on faisait usage, étant plus légères que l’eau, soutenaient la sonde et l’empêchaient de descendre. Quelques marins essayèrent des lignes de soie ou de chanvre très minces, et susceptibles cependant d’une grande résistance. Ils ne réussirent pas mieux, soit parce que les courans sous-marins entraînaient la ligne longtemps après que la sonde reposait sur le sol, soit parce qu’aucun choc ne se transmettait d’un bout à l’autre de la ligne au moment où le plomb atteignait le fond. C’est ainsi que des observations erronées ont fait croire pendant quelque temps qu’il existait dans l’Océan des fosses de 10 à 15,000 mètres. Un officier de la marine américaine laissa même une fois filer 16,000 mètres de ligne sans atteindre le fond, ce qui était une preuve peu contestable de l’imperfection des procédés en usage. Une profondeur supérieure à 10,000 mètres eût été en contradiction avec le résultat annoncé par Laplace, qui, d’après les plus hautes considérations mathématiques, avait cru pouvoir affirmer que la profondeur de la mer sur notre planète était comparable à la hauteur des montagnes. Il peut sembler étrange qu’un savant se hasarde à prédire la profondeur de l’Océan sans avoir fait aucune observation directe; cette fois cependant les prévisions de la science ont été vérifiées.

M. Airy, astronome anglais, avait cru que l’on pourrait déterminer la hauteur de l’eau d’après la largeur, la hauteur et la vitesse des vagues. On sait que sur le bord des étangs, où l’eau a peu d’épaisseur, les rides ou vagues sont petites et ne se meuvent que lentement. Plus loin du bord, les vagues croissent en dimension et en vitesse. De même, sur l’Océan, plus la profondeur sera grande et plus les vagues seront larges, hautes et rapides. M. Airy avait calculé une table qui donnait les valeurs relatives de ces diverses quantités, et peu après le commandant Maury, directeur de l’observatoire national de Washington, eut occasion d’en faire l’application. Le 23 décembre 185/i, à neuf heures quarante-cinq minutes du matin, la frégate russe Diana, qui était à l’ancre dans la baie de Simoda, près de Yédo, au Japon, ressentit les premières atteintes d’un tremblement de terre. Quelques minutes après, à dix heures, une vague immense pénétra dans la baie, le niveau de l’eau s’éleva subitement, et la ville parut engloutie. Une seconde vague suivit la première, et quand toutes deux se furent retirées, il ne restait plus une maison debout. La frégate elle-même, qui avait talonné plusieurs fois, finit par s’échouer sur le rivage. Or le même jour, quelques heures plus tard, sur la côte de Californie, à plus de 8,000 kilomètres du Japon, les échelles de marée conservèrent les marques de plusieurs vagues d’une hauteur excessive. Il est à croire que c’étaient les mêmes vagues qui avaient causé l’échouage de la Diana à l’autre extrémité de l’Océan-Pacifique. Lorsque ces deux observations simultanées furent connues, le commandant Maury conclut, par la comparaison des heures, que chaque vague devait avoir une largeur de 412 kilomètres, une vitesse de 700 kilomètres à l’heure, et que la profondeur moyenne du Pacifique entre le Japon et la Californie devait être de 3,930 mètres.

Cette méthode ingénieuse n’était applicable que dans quelques cas très rares, et ne pouvait donner ce qu’exigent les travaux de télégraphie sous-marine, c’est-à-dire un profil de la mer avec toutes ses variations. Il fallut donc revenir à la méthode des sondages. En employant un boulet suspendu par un fil de chanvre ou de soie très fin dont la pesanteur spécifique était à peu près égale à celle de l’eau, il fut possible de faire pénétrer la sonde à quelques milliers de mètres; puis le commandant Maury eut l’idée de mesurer la durée de la descente du boulet. Il s’aperçut que ce boulet mettait à parcourir 100 mètres un temps de plus en plus long à mesure qu’il s’enfonçait davantage : ainsi il fallait environ une minute pour descendre de 900 à 1,000 mètres, une minute et demie de 1,900 à 2,000, deux minutes de 2,900 à 3,000. Quand le boulet avait atteint le fond, le fil se déroulait encore, mais alors avec une vitesse uniforme, car il ne se déroulait que par l’action des courans, et le poids n’y était plus pour rien. Cette loi des temps permit de faire des sondages à toute profondeur; à défaut d’un choc au moment où le plomb atteignait le sol, le chronomètre indiquait que l’on devait s’arrêter. Bientôt les marins formés à ce travail par une longue pratique surent reconnaître au plus léger frémissement de la corde le moment précis où le boulet touchait le fond.

Cependant on pouvait encore conserver des doutes sur l’exactitude de ces sondages, car il n’y avait pas de preuve matérielle que l’on eût atteint le fond. M. Brooke, officier de la marine des États-Unis, vint combler cette lacune en inventant une sonde composée de deux parties, un tube en fer et un boulet. Au moment où le tube frappe un corps dur, le boulet se détache spontanément, et alors le tube, qui n’a qu’un faible diamètre et n’offre guère de résistance à l’eau, peut être ramené avec la ligne. Il porte à sa partie inférieure une cavité qui retient quelques parcelles du fond sur lequel il s’est reposé. On eut ainsi non-seulement la certitude d’avoir atteint le sol, mais aussi un échantillon de ce sol, et même on put recueillir quelques gouttes d’eau puisées à ces grandes profondeurs.

On conçoit que ces observations exigent des soins minutieux et une grande habileté, qui ne s’acquiert que par l’expérience. L’Océan est rarement calme; il faut souvent opérer par une mer houleuse, avec des vents qui font avancer le navire ou au milieu de courans qui l’entraînent à la dérive. Il importe donc d’agir aussi rapidement que possible, et pour arriver à ce but, les Anglais ont adopté une méthode un peu différente de celle de M. Brooke. Ils mesurent la profondeur en laissant descendre un plomb de sonde lourd et large avec une ligne mince et légère qui pourrait à peine le supporter; puis, quand ce plomb est arrivé au fond, ils le halent à bras d’hommes ou avec le cabestan jusqu’à ce que la ligne casse. Il est clair qu’à ce moment la ligne est aussi rapprochée que possible de la verticale; elle ne décrit plus les sinuosités qu’avaient causées les courans. Pour obtenir un échantillon du fond, on descend la sonde avec un tube creux sans se préoccuper de la profondeur. Un sondage à 4,000 mètres peut se faire par ce procédé en moins de quarante-cinq minutes.

Il y a peu d’années que nous avons des moyens précis pour mesurer les grandes profondeurs de la mer, et les marines française, anglaise et américaine ont déjà relevé un grand nombre de cotes de sondage; mais ces opérations, faites pour la plupart en vue de l’étude des projets télégraphiques, ne sont pas reliées entre elles. Nul ne s’est proposé de lever le plan d’un océan comme on dresse la carte d’une contrée que les voyageurs traversent incessamment. Notre mer intérieure, la Méditerranée, est assez bien connue; il est à peu près certain qu’il n’y a nulle part plus de 3,500 mètres d’eau. Dans l’Atlantique, on a trouvé des hauteurs très variables, rarement supérieures à 6,000 mètres et toujours plus grandes que 2,000, sauf une région très limitée autour des îles et le long des continens. On remarque en général que les eaux atteignent rapidement une énorme profondeur sur les côtes abruptes; par exemple les Açores, Madère, les Bermudes, îles volcaniques, surgissent subitement, et pour ainsi dire sans transition, d’une vallée très creuse. Au contraire, le sol de la mer, dans le voisinage des archipels, se prolonge très loin en bas-fonds. Ainsi, dans la mer de Java, entre Singapore et Batavia, on a pu immerger un câble de 900 kilomètres de long sans trouver 100 mètres d’eau. Il reste encore d’immenses étendues à explorer; jusqu’à ce jour, les sondages les plus profonds parmi ceux qui présentent suffisamment d’authenticité n’ont pas dépassé 8,000 mètres. Quelques sommets des Cordillères ont près de 7,700 mètres au-dessus du niveau de la mer; le pic dominant de l’Himalaya s’élève à 7,821 mètres. Les prévisions de Laplace sont donc bien exactement confirmées.

Il semble que les corps organisés qui pénètrent dans ces abîmes vertigineux doivent être notablement modifiés dans leur forme et leur texture. En effet, la pression s’augmente d’un peu plus d’une atmosphère à mesure que l’on descend de 10 mètres sous l’eau; à 4,000 mètres, les corps sont comprimés par une force de 400 atmosphères. Au-dessous de 10,000 mètres, une bulle d’air serait réduite à un volume si petit qu’elle serait plus lourde que l’eau, et, si telle chose peut se concevoir, coulerait au fond comme une balle de plomb. Cependant il ne faut pas s’exagérer l’effet de ces pressions, et pour les apprécier à leur juste valeur on doit prendre d’autres termes de comparaison. Habitués que nous sommes à considérer comme excessive une pression de 15 à 20 atmosphères exercée sur un corps susceptible de déformation, une chaudière par exemple, nous avons peu d’idée des efforts que les corps compactes peuvent subir sans être écrasés. Une pression d’une atmosphère correspond à un poids d’un kilogramme par centimètre carré. On peut donc admettre que la peau humaine la plus délicate peut supporter sans être déchirée le poids de 50 ou 60 atmosphères. Quant aux corps inanimés pressés dans un seul sens, il faut environ 100 kilogrammes par centimètre carré, c’est-à-dire 100 atmosphères, pour écraser une brique ou une pierre calcaire, de 3 à 400 pour le bois, 5,000 pour le fer et 10,000 pour la fonte. Si les substances soumises à l’écrasement sont soutenues dans tous les sens et ne peuvent être que comprimées (c’est leur position au fond de l’Océan), il faut des efforts bien plus énergiques. Ainsi l’opération si simple et si vulgaire d’enfoncer un clou dans un bois dur, ou bien de couper un fil de fer avec des pinces, exige un déploiement de force de plusieurs milliers d’atmosphères. Nul doute que des substances homogènes, telles que le caoutchouc et la gutta-percha, puissent supporter sans déformation ni diminution appréciable de volume les pressions les plus considérables qu’exercent au fond de l’Océan les couches d’eau supérieures. Quand les lignes de sonde sont relevées après être descendues à 4 ou 5,000 mètres, elles sont considérablement allongées, ce qui est un effet de la tension longitudinale qu’elles ont éprouvée ; le goudron est expulsé des spires, les torons sont souvent déformés, mais la fibre du chanvre est encore intacte.

Lorsqu’un navire étudie le tracé d’une ligne télégraphique sous-marine, il fait des sondages assez rapprochés le long des côtes ; puis, aussitôt qu’il a rencontré la mer profonde, les hauteurs d’eau de 2,000 mètres au moins, il ne répète les sondages qu’à des intervalles plus éloignés, de 20 à 30 kilomètres. Or ces points peuvent être choisis par hasard de façon à faire paraître plane une surface très accidentée, et surtout ils sont trop espacés pour que nous puissions savoir s’il y a au fond de l’Océan des pentes abruptes, des précipices. Dans l’Atlantique, deux sondages successifs ont donné une différence de 1,800 mètres ; mais la distance de ces deux sondages étant de 32 kilomètres environ, la pente du terrain pourrait ne pas être plus forte que celle d’une route. Nous avons lieu de croire qu’il y a effectivement au fond de la mer des pentes très rapides, des rochers qui surplombent à des hauteurs prodigieuses, des précipices qui n’ont plus d’analogues dans la partie de la croûte terrestre exposée à nos yeux, car les géologues s’accordent à nous représenter la terre, au sortir de ses derniers cataclysmes, sous un aspect âpre et ardu. À la surface, l’action alternative des gelées et des dégels, l’écoulement des eaux rasent les parties supérieures des montagnes et comblent les vallées avec les détritus ; dans l’Océan, la température est uniforme et constante toute l’année, et les eaux sont dans un repos presque absolu. Les sédimens qui se déposent depuis cinquante ou soixante siècles n’ont pas encore acquis une épaisseur suffisante pour niveler les précipices. Les chaînes de montagnes sous-marines doivent donc être un chaos en comparaison des Alpes ou des Cordillères. Quelques sondages faits avec beaucoup de soin à des intervalles très rapprochés dans les régions où les expéditions précédentes ont signalé des plongées subites suffiraient pour trancher cette question, non moins intéressante pour l’ingénieur que pour le géologue.

Les premiers spécimens du sol de la mer profonde qui furent ramenés du fond de l’Atlantique avec l’appareil de Brooke se composaient uniformément d’une boue farineuse, douce au toucher et transparente, que les Américains ont nommée ooze ou bien oaze, c’est-à-dire vase, parce qu’elle paraissait analogue aux matières vaseuses qui s’accumulent dans les marais. Ces spécimens, soigneusement étiquetés et conservés, furent rapportés à l’observatoire de West-Point. Les professeurs Bailey et Ehrenberg, qui les examinèrent, y virent un amas de coquillages microscopiques siliceux et calcaires, sans aucun mélange de sable ou de gravier. La plupart de ces coquilles si délicates et si fragiles étaient dans un état parfait de conservation, et contenaient encore une pulpe molle de nature évidemment charnue. Un peu plus tard, les sondages faits dans le Pacifique, entre les îles Philippines et les îles Mariannes, donnèrent d’autres échantillons d’oaze dont la composition était la même; toutefois l’élément siliceux était plus considérable. Plus récemment enfin, les sondages de la Méditerranée et ceux de l’Atlantique nord dans le voisinage du Groenland ont encore révélé un dépôt de coquillages microscopiques. Le sol de la mer profonde présente donc partout une uniformité remarquable. La plupart des petits êtres qui le composent appartiennent à des espèces connues que l’on retrouve, soit fossiles, soit vivantes, dans toutes les eaux douces ou salées, sous les tropiques et dans la glace des mers polaires : ce sont les diatomacées, qui se multiplient sur les côtes avec une rapidité alarmante pour la navigation, les rhizopodes, dont la coquille se replie sur elle-même pour absorber sa proie, les globigérinées, qui s’agglomèrent entre elles et forment des masses compactes, en quelque sorte des ruches calcaires. Aux anciens âges de la terre, alors que les eaux recouvraient le sol que nous habitons aujourd’hui, ces espèces s’entassaient déjà peu à peu et formaient les couches de marne que nous avons sous les pieds. Leur fonction (car tout être vivant a une fonction à remplir dans la nature), leur fonction est de distiller l’eau de mer, d’en extraire l’excédant de sels qu’apportent incessamment les fleuves, et de la maintenir dans l’état de salure qui convient le mieux aux innombrables habitans de l’Océan. Les détritus arrachés aux montagnes par les torrens, le limon des rivières sont la proie de ces infatigables travailleurs. Leurs cadavres recomposent sur le sol de l’Océan des plaines calcaires qu’une nouvelle révolution du gloire découvrira peut-être un jour. On ne saurait trop admirer la puissance de ces animalcules en apparence si frêles et si imparfaits; leurs dépouilles se retrouvent en masses incalculables sous toutes les latitudes, à toutes les profondeurs. Que sont en comparaison les nécropoles des éléphans? Ne semble-t-il pas que plus l’animal est petit, et plus son squelette occupe de place dans l’univers, plus est important le rôle qu’il joue dans la nature ?

Quelques navigateurs, entre autres le savant amiral sir James C. Ross, que l’Angleterre vient de perdre, se sont attachés à déterminer la température des eaux profondes. On conçoit quelle est l’importance de cette question pour la télégraphie sous-marine, car la gutta-percha, dont on fait usage pour isoler de l’eau de mer le fil conducteur de l’électricité, se détériore promptement quand elle est exposée à la chaleur. Par un effet analogue à ce qui se produit dans les lacs d’eau douce, on s’attendait à trouver une température très basse. On sait que Saussure avait observé qu’au fond des lacs de la Suisse le thermomètre s’abaisse, en toutes saisons, à quatre degrés au-dessus de zéro, ce qui est la température du maximum de densité de l’eau douce. L’eau salée pouvait ne pas se comporter exactement de la même manière, car elle ne se congèle qu’à trois degrés au-dessous de zéro, et n’atteint son maximum de densité qu’après sa congélation. Cependant les observations thermométriques faites dans la mer à de grandes profondeurs s’accordent à indiquer cette même température de quatre degrés au-dessus de zéro, fait bizarre qui ne peut être expliqué que par la pression des couches supérieures. A l’équateur, dans ces mers brûlantes, le golfe du Mexique ou l’Océan-Indien, où le thermomètre marque 27 degrés à la surface, la température du fond est de quatre degrés, de même que sous les glaces de la mer polaire.

C’est une question débattue depuis longtemps, et non encore décidée, de savoir s’il existe des êtres vivans au fond de l’Océan, dans les régions de la mer profonde où nous savons que la température est si froide pendant toute l’année, où les rayons du soleil ne peuvent jamais pénétrer. Les êtres dont notre sonde ramène les squelettes vivaient-ils dans ces profondeurs, ou bien y sont-ils descendus après leur mort? La Bible nous apprend que les poissons ont été créés après le soleil et la lune, preuve incontestable, suivant certains naturalistes, que la chaleur et la lumière sont nécessaires à leur existence. L’illustre professeur Ehrenberg, auquel nous devons tant de savantes recherches sur les êtres microscopiques, soutenait que ces animalcules pouvaient vivre à toutes les profondeurs. Les espèces nouvelles découvertes dans l’oaze sont nombreuses; comment ne les aurait-on pas aperçues plus tôt, si elles avaient vécu à la surface? La lumière sans doute est indispensable aux êtres bien organisés; mais les espèces moins parfaites ne peuvent-elles s’en passer? N’y a-t-il pas au fond de la mer des phénomènes de phosphorescence qui remplacent le soleil? Quant à la chaleur, elle est relative, et ne fait pas plus défaut au fond de l’Océan qu’à la surface des mers polaires.

Il nous importerait peu que des êtres microscopiques inoffensifs, qui ne s’attaquent qu’aux sels de la mer, vécussent dans le voisinage des câbles sous-marins. Malheureusement de récentes observations ont révélé l’existence à de grandes profondeurs d’animaux plus richement organisés. Dans une expédition faite à l’automne de 1860, pour étudier le tracé d’une ligne télégraphique par l’Atlantique nord, le capitaine Mac-Clintock recueillit, entre le Groenland et l’Irlande, par 2,300 mètres, une étoile de mer bien vivante, colorée des teintes brillantes de la vie animale, et dont le canal alimentaire contenait encore un certain nombre de globigérinées. A la même époque, on relevait le câble de Bone à Cagliari, et l’on y retrouvait moulées des coquilles d’huître de grande dimension qui s’étaient développées à 2,000 ou 3,000 mètres au-dessous du niveau de la mer. En quelques points du même câble, on observait à la surface de la gutta-percha des rainures longitudinales qui pouvaient être l’indice du passage de quelque animal.

En résumé, la mer profonde, c’est-à-dire la région qui commence à quelques centaines de mètres de profondeur, se présente à nous dans des conditions remarquablement uniformes : même sol, une couche d’oaze qui s’accroît lentement par l’effet des siècles; même température, 4 degrés au-dessus de zéro; quelques rares habitans, appartenant tous sans doute aux espèces inférieures; un repos presque absolu, sauf quelques mouvemens imperceptibles des eaux de haut en bas et de bas en haut. Les rayons du soleil ne pénètrent jamais jusque-là; les courans, les vagues, les marées, tous les phénomènes de la mer, s’agitent dans la région supérieure sans troubler le calme et le silence qui règnent au fond de l’abîme. Le câble télégraphique une fois descendu sur ce sol restera, comme l’arbre renversé dans une forêt, à la place où il est tombé. Il est à l’abri de toute atteinte, de tout choc, de toute catastrophe; l’homme lui-même ne pourrait plus l’en retirer.

Dans la mer profonde, la science peut donc fixer des principes à la télégraphie océanique, car les phénomènes météorologiques sont immuables comme les causes qui leur donnent naissance. Sur le littoral au contraire, les influences locales prédominent; les eaux sont affectées par une foule de causes incessamment variables : la forme des rivages, la nature du fond, l’amplitude des marées. Nous pouvons admettre que l’influence des vagues et des marées ne s’étend pas au-delà de 60 à 80 mètres au-dessous de la surface; mais, cette limite une fois dépassée, nous avons encore à craindre les courans sous-marins et même les accidens causés par les ancres des navires. Quelque soin que l’on prenne pour indiquer aux navigateurs la situation des câbles immergés, et pour les empêcher de mouiller dans le voisinage, il arrive encore des accidens de ce genre. Les ingénieurs admettent généralement que tous ces dangers n’existent plus dans les profondeurs supérieures à 200 mètres, profondeurs que l’on n’atteint guère qu’à plusieurs kilomètres des côtes, sauf de rares exceptions. Quelle influence ces explorations sous-marines ont-elles eue sur la fabrication du câble? C’est ce qu’il convient maintenant d’examiner.


II.

Conformément aux principes aujourd’hui reconnus, il est admis qu’un câble doit être divisé en plusieurs parties. La première, depuis le rivage (shore-end) jusqu’à 80 mètres de profondeur, est revêtue d’une forte armature de fils de fer, et l’ingénieur use de tous les moyens, même les plus coûteux, pour maintenir le câble en place et le prémunir contre le frottement des rochers. Ce conducteur pèse de 4 à 6,000 kilogrammes par kilomètre. La seconde partie, comprise entre les fonds de 80 mètres et ceux de 200 mètres, doit encore présenter une certaine résistance, et pèse de 2,000 à 3,000 kilogrammes par kilomètre. Enfin la partie de la mer profonde (deep-sea-end) est beaucoup plus légère : le poids et la résistance sont déterminés non plus en raison des frottemens qu’elle peut éprouver, mais bien en raison de la plus grande profondeur qu’elle doit atteindre. Les meilleurs modèles fabriqués jusqu’à ce jour pesaient de 500 à 800 kilogrammes par kilomètre.

A voir l’infinie variété de spécimens présentés par les ingénieurs et les fabricans pour les câbles des grandes profondeurs, on sent que les idées ne sont pas encore bien fixées sur les meilleures dispositions qu’il convient d’adopter. Cependant tous les câbles qui ont eu une certaine durée étaient basés sur les mêmes principes, savoir : — un conducteur central en cuivre, — une enveloppe isolante en gutta-percha, — une enveloppe protectrice en chanvre ou autre substance fibreuse imprégnée de goudron et presque toujours revêtue de fils de fer ou d’acier enroulés en spirale. Nous allons étudier séparément chacune de ces parties constituantes. Observons d’abord que les travaux relatifs à l’établissement d’une ligne télégraphique sont habituellement partagés entre deux ingénieurs. L’électricien s’occupe spécialement de la fabrication du fil conducteur et de la gaine isolante; il détermine quelle épaisseur doit avoir cette gaîne, quel diamètre doit avoir ce fil pour produire une vitesse de transmission satisfaisante; il procède sur les matières brutes, sur le câble en voie de fabrication, et cela jusqu’après l’immersion, à des essais très délicats qui ont tous pour but de s’assurer qu’un certain degré d’isolement a été acquis et se conserve pendant le cours des opérations. L’ingénieur s’occupe du tracé que doit suivre la ligne pour présenter le plus de chances de réussite; il détermine en conséquence la forme et la résistance de l’enveloppe protectrice, donne ses soins à la fabrication, à l’aménagement du câble sur le navire, fait disposer les freins qui limiteront la vitesse de déroulement, et en dirige la manœuvre. Les deux fonctions bien distinctes de l’ingénieur et de l’électricien sont toujours séparées et confiées à des hommes spéciaux dans les grandes entreprises télégraphiques qui ont pris naissance en Angleterre.

Jusqu’à ce jour, le fil conducteur a constamment été fait en cuivre, métal précieux pour cet usage à cause de son inaltérabilité et de la faible résistance qu’il offre au passage de l’électricité. Sous ce dernier rapport, il vaut huit fois mieux que le fer; un conducteur en fer devrait être huit fois plus gros pour produire la même vitesse de transmission. Dans l’origine, on n’employait qu’un fil unique d’environ 1 millimètre 1/2 de diamètre, et la réunion des bouts s’opérait par des soudures à l’argent. Bientôt on s’aperçut que le plus léger défaut dans une soudure compromettait la solidité du fil tout entier et que ce conducteur n’avait pas une élasticité suffisante, ce qui fit remplacer le fil unique par un faisceau de sept fils plus fins enroulés en spirale et dont les soudures ne sont jamais réunies au même point. On reconnut aussi, après de nombreux essais, que les propriétés conductrices du cuivre varient singulièrement suivant la pureté de ce métal. Les plus légères traces d’arsenic ou d’oxyde augmentent sa résistance électrique, à tel point que certains échantillons de cuivre ne valent pas mieux que du fer. Il y a donc là pour l’électricien toute une série d’expériences à faire avant même que la fabrication du câble soit commencée.

Ce fil de cuivre, qui sert de conducteur à l’électricité, doit être isolé, c’est-à-dire qu’il doit être séparé des corps environnans par une substance qui offre une très grande résistance à la déperdition de l’électricité. Les premiers essais de ce genre remontent à l’origine même de la télégraphie électrique en Angleterre. Il semblait impossible au premier abord de maintenir des fils en l’air sur une grande étendue sans qu’ils fussent brisés par malveillance, et l’on aurait accueilli avec une parfaite incrédulité quiconque aurait prédit que, sur un réseau de 35,000 kilomètres (c’est à peu près l’étendue actuelle du réseau français), il n’y aurait pas dans une année une tentative de destruction volontaire. On commença donc par poser dans des auges en bois des fils recouverts de coton goudronné; puis, ce procédé étant insuffisant, on recouvrit les fils avec des bandes de caoutchouc ; mais le caoutchouc attaque le cuivre et se transforme promptement, au contact de ce métal, en une poix visqueuse et semi-fluide. C’est alors que la gutta-percha fut essayée.

La gutta-percha est le suc desséché d’un arbre qui croît à l’état sauvage dans toutes les îles de l’Océan-Indien, et surtout dans la presqu’île malaise, les îles de Bornéo, de Java et de Ceylan. La gutta circule à l’état liquide entre l’écorce et l’aubier, les naturels entaillent l’écorce pour la recueillir sans détruire l’arbre, comme on recueille la résine dans les forêts de plus des Landes; mais ce procédé n’en donne qu’une petite quantité, et l’on ne put répondre à la demande croissante du commerce européen qu’en recourant à d’autres moyens. On récolte maintenant la gutta-percha dans l’île de Java en abattant des arbres ordinairement âgés de trente-cinq années, ayant une hauteur de 15 à 20 mètres et une circonférence de 2 mètres. Chaque arbre donne de 7 à 8,000 kilogrammes de suc; on fait bouillir la masse et on la coupe en lanières pour en faire les gâteaux qui se trouvent dans le commerce.

Les indigènes employaient cette substance à différens usages : le docteur Montgommery, chirurgien à Singapore, l’introduisit en Europe en 1822, et depuis ce temps la consommation s’en est prodigieusement accrue; aucune précaution n’étant prise pour propager la culture des arbres qui la fournit, la matière devient plus rare sur les lieux de production, et le prix, qui n’était que de 2 francs le kilogramme à l’origine, est aujourd’hui trois ou quatre fois plus élevé. Il en est résulté des falsifications nombreuses; les blocs qui arrivent en Europe contiennent des résines, des goudrons de nature inférieure, souvent même du fer et des pierres qui en augmentent le poids. Dans les manufactures, on commence par séparer à la main et le mieux possible ces matières étrangères, puis on répartit les blocs entre les divers travaux suivant leur état de pureté, et en réservant les plus purs pour les fils télégraphiques; ils sont découpés en petits morceaux et jetés dans l’eau bouillante ; lorsque la matière est bien ramollie, on la tamise à travers une gaze fine, on la pétrit, on la mastique plusieurs fois, et elle est prête alors pour être moulée sous telle forme que l’on veut. La gutta-percha ainsi purifiée est une substance brune, peu élastique, inaltérable dans l’eau froide et qui se ramollit dans l’eau bouillante au point de devenir plastique. Les procédés employés pour l’appliquer sur les fils de cuivre ont été bien perfectionnés depuis plusieurs années et sont encore peu connus, car les fabricans donnent difficilement accès dans leurs ateliers.

La gutta-percha se conserve parfaitement bien dans l’eau; sur les portions de câble relevées après une immersion plus ou moins prolongée, l’isolement était meilleur en général qu’au moment de la fabrication, et la gaine isolante n’avait aucune apparence de détérioration ; mais il n’en est pas de même lorsque cette Comme n’est pas immergée. A l’air, elle s’altère promptement, devient fragile, cassante, et perd ses propriétés isolantes. Cette altération et aussi la crainte de voir disparaître bientôt cette précieuse matière, ou tout au moins de voir augmenter son prix de revient, sont cause que quelques fabricans ont essayé de nouveau récemment d’isoler des fils télégraphiques avec le caoutchouc.

Le caoutchouc, récolté comme la gutta-percha sur un arbre des tropiques, nous vient des Indes orientales et de l’Amérique du Sud; la qualité que nous envoie l’Amérique est bien supérieure à la première et d’un prix plus élevé. Le caoutchouc d’Amérique, appelé aussi gomme du Para arrive en Europe sous forme de bouteilles; recueilli à sa sortie de l’arbre sur des moules en poterie, il se solidifie sur les parois de ces moules, et on l’expédie tel qu’il est récolté. Dans les manufactures, on le ramollit par immersion dans l’eau chaude, et on le mastique pour lui donner différentes formes. Cette manipulation altère gravement les propriétés du caoutchouc : il devient plus poreux, moins élastique. On sait que les dessinateurs préfèrent les fragmens informes découpés dans le caoutchouc en bouteilles aux morceaux régulièrement taillés que l’on fabrique depuis quelques années.

Le caoutchouc jouit d’une précieuse propriété : deux fragmens fraîchement coupés et rapprochés l’un de l’autre se soudent immédiatement sans qu’il soit besoin de les réchauffer. Aussi l’application sur les fils de cuivre se fait très aisément. On découpe la Comme en plaques minces d’un millimètre d’épaisseur; celles-ci sont encore découpées eu longues lanières que l’on enroule sur le fil longitudinalement ou en spirales, tandis que les coupures sont encore fraîches; puis on consolide le tout en l’immergeant dans l’eau à 70 ou 75 degrés. L’union est si parfaite qu’il est impossible de retrouver les lignes de jonction; mais, on l’a vu, le caoutchouc au contact du fil devient promptement visqueux, et s’écoule en laissant le fil à nu ou simplement recouvert d’un vernis. Les partisans de l’emploi de cette substance prétendent, il est vrai, que ce phénomène se produit seulement avec la gomme mastiquée, et que la gomme vierge du Para est inaltérable; ils ajoutent que l’altération est locale et ne se produit qu’aux extrémités, quand le cuivre et la substance isolante sont tous deux exposés à l’air. Quelques fabricans ont même voulu voir dans ce défaut une qualité; ils disent que, par leur action réciproque, le cuivre et le caoutchouc s’unissent intimement au profit de la solidité et de l’isolement du câble. Cependant il paraît prudent de n’employer le caoutchouc qu’en couches alternatives avec la gutta-percha, cette dernière étant placée en contact même avec le cuivre. On a beaucoup vanté cette combinaison, qui réunirait, dit-on, l’élasticité de l’une des substances avec la solidité et l’inaltérabilité de l’autre.

L’esprit d’entreprise qui a présidé en Angleterre au développement de la télégraphie sous-marine a donné naissance à diverses compositions de caoutchouc et de gutta-percha qui, suivant les inventeurs, réuniraient les avantages des deux matières premières et souvent les dépasseraient. Ces promesses ont rarement été réalisées. Cependant il faut noter une mixture composée par M. Chatterton, ingénieur de la Gutta-Percha Company c’est un mélange de gutta-percha avec du goudron de bois et de la résine en proportion convenable pour donner à la matière une certaine fluidité. Les électriciens s’accordent à reconnaître les bons effets de la composition Chatterton. Son mode d’action paraît être de pénétrer les pores de la gutta-percha et de la rendre encore plus imperméable à l’eau. La plupart des câbles fabriqués dans ces dernières années sont isolés avec huit couches alternatives de gutta-percha et de cette composition.

Quoique la gutta-percha conduise si peu l’électricité qu’elle ait été regardée pendant longtemps comme un isolateur parfait, il n’en est pas moins vrai que sur les câbles sous-marins de grande étendue il y a une déperdition de fluide très sensible. Dans le câble transatlantique de 1857, la perte était de 82 pour 100; elle pourrait aisément aujourd’hui être réduite à 10 ou 15 pour 100. Sur les longueurs moindres, la perte est bien plus faible; ainsi elle n’atteint pas 0,5 pour 100 dans le câble de Toulon à Ajaccio. Ces chiffres prouvent quels perfectionnemens ont été opérés dans les procédés d’isolement. Il est même permis de dire que cette partie de la télégraphie sous-marine ne réclame plus aucune amélioration.

L’isolement du fil conducteur n’est pas le seul sujet d’étude de l’électricien ; il doit encore se préoccuper de la vitesse de transmission des dépêches. En effet, l’électricité ne se propage pas à travers les fils sous-marins avec cette rapidité merveilleuse qui, sur les lignes terrestres, annule les distances. En 1853, le professeur Faraday démontrait que les signaux éprouvaient un retard très appréciable déjà sur les circuits des petits câbles de la Manche, et il attribuait ce retard à la condensation de l’électricité le long du conducteur. Selon ce savant, le câble formerait une véritable bouteille de Leyde sur les faces de laquelle le fluide s’amasse avant de se propager dans le fil conducteur. Cette explication a été contestée par quelques physiciens, qui ont voulu attribuer le phénomène à la pénétration de l’électricité dans la gutta-percha. Quelle qu’en soit la cause, le retard est incontestable, et il s’accroît dans la même proportion que le carré de la longueur, c’est-à-dire que pour deux câbles de même diamètre et de même nature, mais dont l’un est en longueur double de l’autre, la vitesse de transmission sera dans le premier quatre fois moindre que dans le second. Les lois du retard sont aujourd’hui très nettement connues, et l’électricien peut prédire assez exactement la vitesse de transmission dont tel modèle sera susceptible. L’effet dépend du plus ou moins de grosseur du fil conducteur, du plus ou moins d’épaisseur de la gaîne isolante, et les améliorations qu’on peut introduire sous ce rapport sont limitées par un accroissement correspondant dans le diamètre. L’amateur de chiffres curieux sera sans doute étonné d’apprendre que dans un câble tel que celui d’Algérie, l’un des meilleurs modèles fabriqués jusqu’à ce jour, il faudrait près de trois heures pour qu’un mot fît le tour du monde. L’électricité de notre temps n’a donc pas encore la célérité du lutin Puck, qui, sur un signe de son maître Oberon, faisait le tour du globe en quarante minutes. Si nous pouvons dire de ce fluide ce que le poète a dit de la Renommée : mobilitate viget,… nous ne pouvons malheureusement ajouter : ... viresque acquirit eundo.

Dans l’état actuel de la science, l’électricien ne peut garantir une vitesse de transmission supérieure à douze mots par minute pour une distance de 1,000 kilomètres, et à trois mots pour 8,000 kilomètres. Il y a là un obstacle plus sérieux que la profondeur de l’Océan, obstacle qui limitera pendant longtemps encore la longueur des grands câbles, et qui ne peut être surmonté, comme les chances de l’immersion, par l’heureux hasard d’une belle traversée.

L’âme d’un câble sous-marin, que la gaîne soit en gutta-percha ou en caoutchouc pur ou mélangé de substances étrangères, est un corps fragile, délicat, incapable de résister au frottement, à l’extension et à l’écrasement. Il faut la protéger au moyen d’une enveloppe plus durable contre de nombreuses causes de destruction que nous allons rappeler brièvement. Un câble est déjà exposé, pendant sa fabrication, à être manié brusquement. Nous savons que la gutta-percha et le caoutchouc ne se conservent bien que sous l’eau; si donc la fabrication doit commencer, c’est le cas le plus général, quelques mois avant l’immersion, il importe de maintenir le câble jusqu’au moment de l’embarquement dans un réservoir à eau, et l’enveloppe doit être telle que des alternatives de sécheresse et d’humidité ne l’altèrent pas. Il faut encore qu’elle soit assez résistante pour être enroulée et déroulée plusieurs fois. Il est de principe, il est vrai, de manipuler un câble le moins possible ; on ne peut éviter néanmoins plusieurs transbordemens, au cas par exemple où la pose d’une ligne n’a pas exigé toute la longueur du fil que l’on avait embarqué. Enfin l’expérience prouve qu’il est prudent de ne pas risquer un câble anciennement fabriqué ou plusieurs fois embarqué, à moins qu’il ne s’agisse d’une ligne fort courte. On pourrait citer plusieurs entreprises qui ont eu à souffrir de l’oubli de cette précaution.

A la mer, les accidens qui menacent les câbles varient suivant la profondeur. Dans les grandes profondeurs, où les courans sont presque nuls, il n’y a pas de frottement appréciable. Les fonds d’oaze sont très doux et d’une nature chimique probablement inoffensive. Ces portions pourraient donc, n’étaient les dangers de l’immersion, se passer d’enveloppe protectrice. Dans les régions moins profondes, on trouve d’abord des courans rapides, mais réguliers, puis les rochers, les galets, les flots de marée, c’est-à-dire l’action incessante du plus énergique agent de destruction que l’homme connaisse. Ici il faut de la force, d faut du poids; dans les grandes profondeurs au contraire, il faut plus de légèreté, avec une résistance à la rupture suffisante pour que le câble se supporte lui-même sur une hauteur de plusieurs milliers de mètres.

L’enveloppe protectrice destinée à parer à tous ces accidens se compose de fils de fer ou d’acier dont le diamètre varie suivant le poids et la résistance que l’on veut obtenir. Il serait imprudent de mettre le fer en contact avec la gutta-percha; on interpose donc entre eux une certaine épaisseur de chanvre goudronné. Les fils de fer s’appliquent sur cette couche comme sur un matelas et y modèlent leur propre forme. Ce chanvre, étant plus léger que l’eau, allège un peu le câble; mais il ne faut pas attacher une trop grande importance à cet allégement, qui ne s’obtient que par un accroissement de diamètre. Le volume des grands câbles est déjà tellement considérable, qu’on doit songer à le diminuer plutôt qu’à l’augmenter.

Le procédé le plus simple pour recouvrir un câble de fils de fer consiste à enrouler ces fils en spirale autour de l’âme, parce qu’ils se maintiennent d’eux-mêmes sans qu’il soit besoin de ligatures. On a reproché à cette disposition une grande propension à s’enrouler, et par suite à former des nœuds, ce que les marins appellent vulgairement des coques. On a dit aussi que, par une forte tension longitudinale, les fils de fer doivent se rapprocher les uns des autres et pénétrer irrégulièrement dans le matelas de chanvre goudronné. Cet effet ne se produit en réalité que pour des tensions très voisines de la rupture que le conducteur ne doit pas supporter. Les fils en spirale se comportent parfaitement dans les grandes tensions ; ils s’arc-boutent mutuellement, se serrent les uns contre les autres et résistent ensemble comme le ferait un fil unique.

Mais lorsqu’on eut relevé, au bout de quelques années, des câbles à armature en fils de fer, on reconnut que ces fils s’étaient corrodés. Lorsque le fer est enfoui dans le sable ou dans la vase, pourvu toutefois que cette vase ne contienne aucune substance nuisible, il se conserve assez bien, tandis que sur d’autres fonds il se détériore promptement. On reconnut aussitôt l’utilité d’une seconde enveloppe superposée à l’armature métallique et destinée à l’isoler de l’eau de mer. La galvanisation produisait peu d’effet. On essaya des rubans de chanvre goudronné en spirale, ou bien des fils de chanvre goudronné enroulés autour de chaque fil de fer, et ce dernier procédé donna des résultats assez satisfaisans, sans assurer cependant au fer une durée indéfinie. D’autres fabricans ont proposé d’entourer l’armature métallique avec une gaîne de caoutchouc, de gutta-percha, enfin d’un composé isolant quelconque qui la sépare complètement de l’eau ambiante. Cette gaîne serait sans doute détruite en bien des endroits par les manœuvres de la fabrication et les incidens de l’immersion; mais il serait peu probable que les fils dénudés se trouvassent précisément déposés sur la partie du sol qui contient quelque cause d’altération locale. La question de conservation des armatures métalliques est loin d’être résolue; nous devons dire qu’elle ne présente un intérêt réel que pour les atterrissemens, car il y a lieu de croire que l’armature métallique devient inutile quand le câble est descendu dans la mer profonde.

L’utilité de l’armature a même été mise en question. On a prétendu d’abord qu’elle produisait, en partie du moins, les retards de transmission, dont nous connaissons mieux maintenant la véritable cause. On a dit qu’elle était lourde, encombrante, et que son poids aggravait les dangers de l’immersion. Certains ingénieurs, contredits par les faits postérieurs, sont allés jusqu’à prétendre qu’un câble à armature métallique ne pourrait sans rupture être immergé à quelques mille mètres de profondeur. L’expérience des dernières années et les progrès de la théorie ont fait reconnaître, au contraire, que les câbles à armature résistaient mieux que tous autres au poids de la partie immergée. On ne peut développer ici les considérations mécaniques qui justifient cette disposition; il suffira de dire que l’enveloppe doit, pour une même tension, éprouver un allongement moindre que l’âme. Si les fils extérieurs sont en chanvre, matière plus extensible que le cuivre, le poids porte principalement sur le fil conducteur ; si les fils extérieurs sont en fer, ce sont ces fils qui supportent presque tout le poids; s’ils sont en acier (l’acier s’allonge encore moins que le fer), l’effort supporté par le fil de cuivre est encore moindre. L’acier est donc préférable au fer et s’emploie aujourd’hui pour les câbles qui doivent descendre à 2,000 ou 3,000 mètres de profondeur.

Un fil de fer suspendu dans l’eau, quelque petit qu’il soit, se brise, par son propre poids, sous une longueur d’environ 5,000 mètres; une tige de fer de gros diamètre se brise sous une même longueur, la résistance étant proportionnelle à la section, et par conséquent au poids. Mais un câble ne se compose pas seulement de fer, il contient du chanvre, qui a presque la même densité que l’eau, et de la gutta-percha, qui est plus légère; aussi peut-on fabriquer aisément un câble qui supporterait dans l’eau une hauteur de 18 à 20,000 mètres sans se rompre. Réduisons cette hauteur de moitié pour rester dans les limites de la sécurité, nous aurons 10,000 mètres; réduisons encore d’un quart pour tenir compte de l’accroissement de tension dû à la forme, une espèce de chaînette, qu’affecte le fil pendant sa descente, et nous verrons que les câbles fabriqués actuellement peuvent être immergés à 7,000 ou 8,000 mètres de profondeur sans courir de dangers sérieux de rupture. Cette profondeur étant supérieure à la profondeur moyenne des mers de notre planète, nous pouvons encore dire que, sous ce rapport, la télégraphie sous-marine n’a plus de progrès à réaliser. L’immersion n’est plus un problème ni une entreprise extravagante, pourvu que l’ingénieur puisse disposer de quelques jours de beau temps.

Tandis que se poursuit la fabrication du câble, c’est le moment pour l’ingénieur d’étudier avec détails le tracé de la ligne d’immersion. La route à suivre, indépendamment des raisons politiques, commerciales ou administratives qui peuvent intervenir, doit être déterminée par la distance la plus courte et les profondeurs les plus faibles et les plus régulières. La plus courte distance demande une longueur moindre de fil et par conséquent est moins dispendieuse; elle n’exige pas une aussi longue série de beaux jours pour l’opération, toujours délicate, de la pose; enfin elle favorise la rapidité de transmission des dépêches. Par les profondeurs plus faibles, l’effort que supporte le câble pendant l’immersion est moins considérable. et la régularité des profondeurs prévient les anomalies dangereuses qui se produisent dans l’émission.

Les extrémités de la ligne étant fixées par le but même de l’entreprise, le tracé intermédiaire peut être dominé par des considérations étrangères à la science. C’est ainsi que, de France en Algérie, on n’a pas fait de coupure aux îles Baléares, qui partagent cependant avec une parfaite exactitude la distance à franchir; c’est par un motif de même nature que le gouvernement anglais avait projeté de relier directement Gibraltar à l’Angleterre au lieu de rattacher cette forteresse au réseau espagnol voisin. L’ingénieur n’a pas à discuter ces exigences politiques, qui lui laissent encore une grande latitude. Il explore par une ou plusieurs lignes de sondage la route qui lui est assignée. Il est bon de connaître non-seulement les profondeurs du tracé que l’on doit suivre, mais aussi celles qui se trouvent dans le voisinage, tant à droite qu’à gauche, car le bâtiment poseur peut être dévoyé par une cause quelconque, et d’ailleurs sa marche ne peut jamais coïncider exactement avec celle du bâtiment qui a fait la reconnaissance. Dans les régions où le sol de la mer est très accidenté, où la surface est soumise à des courans rapides, où la profondeur est très considérable, plusieurs tracés sont successivement étudiés, et l’ingénieur ne fait son choix qu’après des études préliminaires assez étendues.

La longueur est sans aucun doute un élément qui a sa gravité; cependant elle peut être subordonnée aux autres conditions tant qu’elle ne dépasse pas 500 ou 600 kilomètres, car c’est alors seulement que le retard des courans devient gênant pour la transmission des dépêches. On sait du reste qu’une ligne sinueuse, faiblement inclinée sur la ligne droite, n’ajoute qu’une longueur insignifiante à l’espace parcouru. Il faut attacher plus d’importance à la profondeur; trop considérable, elle expose à des chances de rupture, elle entrave, empêche même tout à fait les réparations; trop faible, elle ne protège pas suffisamment contre les accidens volontaires ou involontaires causés par les ancres des navires. La hauteur d’eau la plus convenable paraît être de 200 mètres; mais il n’est guère d’océan sur la surface du globe où l’on puisse tracer à une grande distance des côtes l’horizontale de 200 mètres. On s’attachera surtout à éviter les profondeurs excessives, les variations brusques de niveau et les bas-fonds où le conducteur n’est pas suffisamment protégé.

Les atterrissemens méritent une attention spéciale : éviter les rochers aigus qui couperaient l’armature métallique, les fonds de vase qui exerceraient une action chimique, les côtes où la mer déferle avec fureur, se tenir à distance des mouillages par crainte des ancres des navires, s’éloigner des régions volcaniques où l’on se trouverait exposé aux commotions du sol, telles sont les principales précautions à prendre. Les périls qui menacent un câble sur le rivage sont si variés que l’expérience seule peut apprendre à l’ingénieur quelles plages il doit redouter et quels remèdes il peut employer. Enfin il faut songer, dans le choix du tracé, aux incidens de la pose. En certaines régions de la mer règnent des courans ou des vents continus; ici les brouillards sont fréquens, là passent les glaces flottantes, telle mer n’est accessible que pendant la belle saison.

Le navire sur lequel le câble est chargé doit être d’un fort tonnage relativement au poids qu’il reçoit, car le chargement tient une place considérable. Pour un millier de kilomètres de long, un vaisseau à vapeur désarmé paraît très convenable, parce qu’il présente une grande stabilité sur l’eau, avantage inappréciable eu égard au poids insolite qu’il porte à l’arrière. La machine doit être en parfait état et posséder un excès notable de force, afin qu’une avarie accidentelle ne suffise pas pour entraver l’opération. L’engorgement d’une pompe, le dérangement d’une soupape, en un mot chacun de ces petits accidens, insignifians dans le service ordinaire d’un navire, serait pendant l’immersion une cause d’arrêt et peut-être une cause de perte. Le bâtiment doit être assez puissant pour marcher contre vents, courans et marée, assez stable pour ne pas fatiguer inutilement le câble qui pend à l’arrière et les hommes qui le manœuvrent. L’opération contribue sensiblement à augmenter le roulis des navires; or chacun sait que les bâtimens à hélice, plus convenables que les autres pour ce travail, roulent en tous temps d’une façon très incommode. Le câble est logé dans la cale, assez loin de la machine motrice, dont la chaleur le détériorerait. Il a été enroulé, au moment du chargement, en une immense bobine dont chaque spirale se soulève successivement pendant l’émission à la mer. De la cale, il est guidé sur le pont par des roues mobiles, il s’enroule plusieurs fois autour de grands treuils munis de freins qui modèrent sa vitesse, et enfin il plonge à l’arrière. Un homme veille sur le frein, le serre ou le desserre suivant les indications d’un dynamomètre qui indique la tension, et aussi suivant les mouvemens du navire. En effet, quand le tangage est très sensible, l’arrière du navire se soulève et s’abaisse alternativement, en entraînant le câble dans son mouvement. Lorsque la machine est bien construite et bien installée, que les freins sont assez puissans, que les ouvriers sont nombreux et exercés, toute cette manœuvre est fort simple tant qu’il fait beau temps et tant qu’il fait jour; mais si la mer est grosse, si la nuit est noire, si les hommes ont peine à se tenir debout sur le pont, peut-on éviter que le frein soit trop ou trop peu tendu, et qu’il agisse par saccades ? Qu’à ce moment même les spires s’entremêlent dans la cale, qu’une coque s’engage entre les freins, il est peu probable que le câble puisse résister. Tout dépend donc du temps, et comme l’immersion du câble le plus long ne peut exiger une huitaine de jours, on conçoit que des marins expérimentés sauront toujours trouver dans le cours d’un été la série de beau temps nécessaire. Les risques inhérens à l’entreprise ne doivent plus être un sujet d’effroi pour les capitalistes et un motif de surenchère exorbitante pour les entrepreneurs.

Nous ne parlerons pas des freins automoteurs, des appareils plus ou moins compliqués qui ont été proposés par des ingénieurs peu familiarisés avec les difficultés du travail. Les mouvemens spontanés du navire déroutent singulièrement les prévisions. Toute machine compliquée est par elle-même un danger, parce que le plus mince accident peut entraver sa marche. Les hommes pratiques n’ont pas essayé davantage les parachutes destinés à modérer la vitesse du câble, et à le maintenir pour ainsi dire entre deux eaux. Quelques ingénieurs ont proposé d’enrouler le câble sur des treuils, de telle sorte que l’émission aurait lieu comme pour une ligne de loch. La masse des treuils qu’il serait difficile de loger, la mise en mouvement, les pressions considérables que supporteraient les tourillons, paraissent des obstacles insurmontables à la réalisation de cette idée.

La longueur de câble immergée dépasse toujours la distance réelle des deux points d’atterrissement. Cet excès, qui s’est élevé jusqu’à 40 pour 100 pour le câble lourd du cap Spartivento à Bone, est descendu à 7 pour 100 pour le dernier câble posé entre l’Angleterre et la Hollande, dans une eau très peu profonde. Lorsque l’opération est bien conduite et favorisée par le temps, il faut prévoir une perte d’environ 10 à 12 pour 100 en mer profonde ; mais des accidens peuvent survenir, il est donc prudent d’embarquer un excédant de 20 pour 100 au moins sur la distance à franchir, afin de parer au déchet normal et aussi aux erreurs de route qu’il est à propos de prévoir.

Nous avons suivi toutes les phases de la fabrication et de la pose d’un conducteur sous-marin. Quand le câble est immergé et mis en exploitation, l’œuvre de l’électricien n’est pas terminée. Il lui faut maintenir en bon état la communication qu’il vient d’établir. Pendant longtemps, les ingénieurs crurent qu’un câble immergé devait se conserver sans altération, et qu’au bout de cinquante ans on le retrouverait aussi parfait que le premier jour. Loin de là : sans compter les accidens, facilement réparables, que la violence de la mer produit au point d’atterrissement, il y a encore à craindre les décharges d’électricité atmosphérique qui peuvent en temps d’orage s’introduire dans le câble, brûler le fil conducteur ou percer à jour l’enveloppe isolante. Bien plus, l’électricité même employée à produire les signaux désagrège peu à peu la gutta-percha partout où cette matière présente déjà un léger défaut, et l’œuvre de destruction se poursuit d’autant plus rapidement que la force électro-motrice est plus puissante. Les progrès du mal seront donc retardés, si l’on opère la transmission avec des courans très faibles ; mais, quelque faibles qu’ils soient, le conducteur doit tôt ou tard être rongé.

Il serait assurément téméraire d’assigner une limite précise à la durée des câbles, si la cause dont il vient d’être question pouvait seule les détruire. Bien d’autres dangers cependant les menacent, dangers qui échappent aux prévisions humaines et aux ressources de la science. Nous en prendrons pour exemple l’interruption récente du câble de Port-Vendres à Alger. Ce conducteur, posé depuis plus de deux ans, était encore presque aussi sain qu’au premier jour, quand au mois de novembre dernier, à la suite d’une tempête qui se fit sentir aux deux bords de la Méditerranée, une interruption subite se manifesta, et la communication fut complètement interrompue. Les expériences électriques faites aux deux extrémités ne donnant pas d’indications suffisamment précises, on résolut de le relever au milieu de sa longueur, dans les parages des Baléares, où il ne se trouve guère que 150 mètres d’eau. Cette opération réussit, et l’électricien put s’assurer que la rupture s’était produite entre Mahon et Alger, à une grande distance du rivage, et par conséquent dans les grandes profondeurs de la mer. Il est impossible cependant, quelque violente que fut la tempête, que les eaux aient été remuées jusqu’à 2,000 ou 3,000 mètres. L’explication la plus plausible a été suggérée par l’observation d’un tremblement de terre qui, pendant les mêmes journées, se fit sentir en Algérie et sur les côtes de la Provence. On peut supposer que le câble était resté suspendu entre deux rochers escarpés, et que ces rochers se sont écartés subitement par un mouvement du sol marin.

Il est souvent possible de relever un câble endommagé pour remplacer la portion défectueuse ; mais c’est un travail incertain et très long, qui n’est réellement praticable que dans de faibles profondeurs d’eau. Il faut un beau temps, un navire puissant et des ressources qui ne sont pas toujours immédiatement disponibles. Lors donc qu’on voudra garantir une communication permanente entre deux continens, il sera nécessaire de les relier par deux lignes distinctes, et d’immerger autant que possible deux câbles à une grande distance l’un de l’autre pour qu’ils ne soient pas soumis aux mêmes dangers, exposés aux mêmes perturbations. L’Algérie par exemple pourrait être reliée à la France par deux côtés, directement de Port-Vendres à Alger, et indirectement par Toulon, Ajaccio et Bone. Un tel circuit, composé de trois câbles, assurerait toujours, à moins d’un double accident, la communication entre les points qu’il dessert, et doublerait la valeur des conducteurs immergés.

Telles sont les questions techniques que soulève la télégraphie océanique, et nous n’avons pas craint d’entrer à ce propos dans quelques détails qui indiquent nettement l’état actuel de l’industrie des câbles sous-marins, et peuvent guider les inventeurs vers les perfectionnemens désirables. Les principes de cette science se résument d’ailleurs en peu de mots : — la fabrication est parfaite au point de vue électrique; — la vitesse de transmission est fatalement très restreinte quand la longueur dépasse 1,000 kilomètres; — l’immersion est encore aléatoire sans doute, mais le succès dépend beaucoup des soins apportés à la fabrication et de la perspicacité du marin; — enfin, si la conservation d’un conducteur échappe à toute prévision, les soins d’un bon électricien peuvent en assurer l’existence pendant longtemps. Néanmoins l’établissement d’une ligne de télégraphie sous-marine n’est pas seulement une affaire de science, c’est aussi une opération financière. Il nous reste donc à étudier le côté pécuniaire d’une telle entreprise.


III.

Jusqu’à ce jour, les petites lignes télégraphiques sous-marines ont seules donné lieu à une exploitation productive. Ainsi, en Angleterre, la compagnie du télégraphe sous-marin entre la Grande-Bretagne et le continent, fondée en 1851, a chaque année, depuis cette époque, distribué à ses actionnaires des dividendes de 6 à 8 pour 100. Cependant plusieurs de ses câbles ont été rompus, et il a fallu les rétablir. Quant aux grandes lignes, elles ont été l’œuvre des gouvernemens, qui trouvent dans la rapidité des communications un intérêt politique inappréciable et bien supérieur à tout intérêt pécuniaire, ou bien elles ont été entreprises par des compagnies qui presque toutes y ont englouti leur capital, en compromettant aux yeux du public l’avenir de la télégraphie océanique. Nous espérons avoir montré, en racontant leur histoire, que ces insuccès tenaient à une seule et unique cause, l’ignorance des principes de la science, et que les fautes commises au début nous permettent aujourd’hui de marcher d’un pas plus sûr dans la voie qui nous a été ouverte. Les dépenses d’établissement d’une ligne sous-marine ne peuvent s’évaluer exactement qu’en ce qui concerne la fabrication proprement dite. En supposant que les matières premières soient de qualité parfaite, le prix peut s’élever à 1,000 francs par kilomètre de câble, soit 630 francs pour la gutta-percha, 70 pour le cuivre et 300 par moitiés égales pour le chanvre et les fils d’acier de l’enveloppe protectrice. On peut sans exagération ajouter 500 francs par kilomètre pour les frais de fabrication et les bénéfices du fabricant. Le chargement à bord et le nolis du navire ne sont pas en proportion des dépenses très considérables, quand la ligne est longue. L’exploration préalable du tracé est faite aux frais des gouvernemens intéressés. En somme, on peut admettre, en nombre rond, que tout kilomètre de câble filé à la mer représente une valeur de 1,000 francs; mais il faut observer que la longueur doit être calculée en augmentant d’un cinquième la distance réelle des points d’atterrissement, et qu’en outre les atterrissemens exigent quelques kilomètres d’un câble beaucoup plus fort, par conséquent plus coûteux. Nous ne nous éloignerons pas beaucoup de la vérité en portant à 2,000 francs, en raison de ces faits, le prix total par kilomètre de distance d’une ligne télégraphique sous-marine.

Prenons pour type de nos évaluations une ligne de 1,000 kilomètres de longueur. On sait déjà qu’une communication télégraphique ne peut être assurée à moins d’un double câble ; c’est donc un capital de à millions qu’il faut réaliser, et la moitié au moins de ce capital sera dépensée pour l’immersion du premier conducteur avant la mise en exploitation. Outre ce capital, qui doit être immédiatement disponible et qui sera certainement absorbé, une compagnie télégraphique devrait avoir une réserve destinée à couvrir les risques de rupture pendant l’immersion et à remplacer les conducteurs hors de service. Il serait téméraire de fixer avec exactitude l’importance que doit avoir cette réserve, tant sont variables les chances d’immersion et de conservation; cependant elle ne pourra être moindre que la dépense d’établissement d’un câble entier, et, si les profondeurs sont très grandes (de 3,000 à 4,000 mètres), elle devra être au moins double.

En résumé, pour entreprendre une communication sous-marine entre deux points distans de 1,000 kilomètres et par une profondeur telle que celle de la Méditerranée, la prudence exige un capital disponible de li millions, et une réserve double, qui ne serait appelée qu’en cas d’insuccès ou d’accident imprévu.

Veut-on savoir maintenant quels seront les produits? Les opérations ont réussi à souhait, le capital primitif a seul été dépensé (jusqu’à ce jour il est rare qu’il en ait été ainsi; mais avec beaucoup de prudence et quelque bonheur on doit arriver à ce beau résultat). Sur 1,000 kilomètres de longueur, on ne peut demander à un câble que 8 mots par minute au plus, soit 480 par heure. Il faut réduire d’abord ce chiffre à moitié, 240 mots, pour tenir compte des avis de service, des transmissions d’heure et de date qui précèdent chaque dépêche, des arrêts forcés entre chaque télégramme, etc. Ce sera par heure 12 dépêches simples de 20 mots; sur une ligne aérienne, on ne dépasse guère 20, Par journée de 24 heures de travail, on peut donc compter 288 télégrammes pour chaque câble, et 576 pour les deux câbles.

La taxe des dépêches sous-marines a été très élevée jusqu’ici; elle s’abaissera sans doute, comme se sont abaissées les taxes sur les lignes terrestres, mais moins cependant, parce qu’une ligne sous-marine ne peut fournir qu’un travail limité. Un prix de 5 francs par 20 mots et par 1,000 kilomètres paraît très raisonnable. Le produit maximum d’une journée de travail serait donc de 2,880 francs, et le produit annuel atteindrait environ 1 million de francs. De cette somme, après déduction de 200,000 fr. pour les intérêts du capital dépensé, de 100,000 francs environ pour les frais d’exploitation, il restera 700,000 francs pour l’amortissement annuel, qui se ferait en six ans. Il y aurait bénéfice ou perte dans l’opération, suivant que la durée moyenne d’un conducteur dépasserait six années ou resterait au-dessous de cette période. Notons bien que ceci est un produit maximum qui suppose que les deux câbles sont toujours en bon état et toujours occupés. Or, pour que deux contrées distantes de 1,000 kilomètres donnent un mouvement quotidien de 600 dépêches, il faut, même sous l’influence d’une taxe réduite, que ces contrées aient des relations commerciales d’une extrême importance, comme l’Amérique du Nord par rapport à l’Europe, les Indes par rapport à l’Angleterre. Sauf ces lignes exceptionnelles, le public fournira rarement le travail d’un fil. Remarquons encore que les risques augmentent rapidement avec la longueur de chaque câble, et qu’en même temps la somme totale de travail diminue. Il est vrai que les taxes peuvent et doivent même être augmentées à proportion. Il n’en est pas moins incontestable que l’entreprise, excellente au point de vue financier lorsque la distance est courte, devient de plus en plus aléatoire et incertaine quand la longueur s’accroît.

Que conclure de ces faits et de ces calculs? C’est que le patronage des gouvernemens est indispensable pour l’extension de la télégraphie sous-marine; en effet, les gouvernemens sont seuls assez riches pour payer dans un cas exceptionnel une dépêche à sa juste valeur. Ils peuvent seuls récompenser par un sacrifice pécuniaire les immenses services que rendent les transmissions lointaines, et seuls sans doute ils sauront faire d’avance une dépense considérable pour s’assurer le bénéfice de ces communications au moment opportun.

Aussi toutes les grandes lignes de télégraphie océanique ont-elles été établies par les gouvernemens ou avec leur concours. Quand elles sont l’œuvre d’une compagnie, elles sont l’objet d’une concession dont les clauses sont aussi variables que les élémens de succès d’une telle affaire. Quelques personnes ont prétendu que les compagnies subventionnées réussissent moins que les compagnies qui agissent en tout à leurs risques et périls. Cette opinion était corroborée par les échecs successifs du câble transatlantique et de la ligne des Indes ; mais nous savons que ces échecs peuvent être attribués à bien d’autres causes. Lorsque les compagnies réclament l’appui de l’état, c’est que les difficultés du travail sont grandes, et que les risques dépassent les bornes que la prudence impose à une opération purement financière. Du reste, il ne faut pas se méprendre sur la nature de l’appui qu’un gouvernement peut fournir. Dans la plupart des cas, le gouvernement anglais, qui a déjà subventionné plusieurs lignes, garantissait l’intérêt du capital employé pendant que le câble fonctionnerait; c’est une restriction qui rend la garantie illusoire, car, lorsqu’un câble fonctionne, il peut payer largement les intérêts du capital, et l’amortissement seul est insuffisant; si l’opération échoue, la garantie disparaît. Quelquefois on a garanti l’intérêt du capital sans condition de réussite; alors la compagnie ne court plus un risque suffisant pour l’engager à bien faire, et le gouvernement assume bénévolement toutes les mauvaises chances. Nous croyons que le mode le plus rationnel d’intervention que puisse adopter un état est de souscrire une partie du capital au même titre que les autres actionnaires, et de renoncer aux intérêts et dividendes jusqu’à concurrence d’une somme qui assure l’amortissement et un revenu brillant, mais non excessif, aux souscripteurs, 10 pour 100 par exemple. Quelque opinion que l’on puisse avoir au sujet de l’intervention de l’état dans les travaux publics, cette intervention nous semble amplement justifiée, dans ce genre d’affaires, par l’intérêt immense que présentent, pour un grand pays, les communications à longue distance. Les dépêches d’état sont et seront toujours rares sur les lignes sous-marines comme sur les lignes terrestres; mais l’importance de ces dépêches à un moment donné domine toute considération pécuniaire.

Qu’une ligne soit établie directement par un gouvernement, ou bien qu’elle fasse l’objet d’une concession à une compagnie financière, l’exécution exige le concours d’un entrepreneur et donne lieu à des marchés dont nous devons parler parce que les conditions diffèrent de celles admises pour les autres grands travaux publics. Quand on s’entend avec un entrepreneur pour la construction d’un édifice, pour l’établissement d’une route ou la fourniture du matériel d’un chemin de fer, il est possible de limiter nettement la responsabilité des parties contractantes, de déterminer les qualités du travail à accomplir, d’énumérer les épreuves et les garanties qui constateront la bonne exécution. Que s’il y a malfaçon dans une partie de l’entreprise, cela ne suffit pas pour tout compromettre. Dans un câble sous-marin au contraire, le plus léger défaut de fabrication peut, dans un temps donné, détruire le câble entier, et ce défaut ne sera souvent reconnu qu’après l’immersion, lorsqu’il n’y aura plus moyen d’y remédier. Mais à la difficulté d’apprécier la qualité du travail accompli s’en ajoute une autre au moins aussi grave, résultant des risques d’immersion, qui dépassent tous ceux que l’on rencontre dans les entreprises maritimes les plus hasardeuses. Si ces risques sont laissés à la charge de l’entrepreneur, non-seulement le prix de revient augmente beaucoup, mais encore, et ceci est plus fâcheux, l’entrepreneur doit choisir lui-même le modèle de câble qui lui paraît le plus solide; alors ce choix est fait au point de vue exclusif de l’immersion, et le plus souvent il ne satisfait pas aux exigences d’une bonne exploitation.

Dans les premières années, la seule condition imposée aux entrepreneurs était que le conducteur, immédiatement après la pose, fût propre à la transmission d’une dépêche dans chaque sens : on était imbu de l’idée qu’un câble doit être éternel et que mille dépêches peuvent passer aussi bien que la première; mais l’on sait aujourd’hui que la transmission peut s’opérer sans obstacle pendant quelques jours, quoiqu’il y ait dans la gaîne isolante certains défauts qui la mettront promptement hors de service. Quelquefois, surtout pour les grandes distances, on stipulait une condition de vitesse : le câble devait donner à la minute un nombre de mots déterminé. Cette clause était encore illusoire, car elle ne garantissait pas l’état du conducteur, et d’ailleurs personne n’aurait pu, à cette époque, calculer à l’avance la vitesse dont tel ou tel modèle serait susceptible. On peut maintenant définir plus exactement les conditions d’isolement et de vitesse qu’un câble doit remplir; on sait quel degré de perfection la fabrication peut atteindre et quelle confiance peut être accordée aux expériences de vérification; cependant ces expériences sont encore tellement délicates qu’on ne peut les prendre pour bases d’un marché sans laisser une grande latitude à l’interprétation.

Quant aux risques de l’immersion, on ne doit pas en enlever toute la responsabilité à l’entrepreneur, parce qu’il serait alors trop désintéressé dans la réussite, et que lui seul peut veiller à la fabrication avec les soins minutieux qui garantissent le succès. On ne peut pas non plus mettre tout à sa charge. Il est préférable de partager les chances entre les parties contractantes proportionnellement aux dépenses que chacune d’elles doit supporter. L’entrepreneur d’un câble ne fabrique pas lui-même l’âme, c’est-à-dire le fil conducteur recouvert de sa gaîne isolante; il l’achète dans les usines qui travaillent spécialement la gutta-percha et le caoutchouc. Sur la somme totale de 1,500 francs que coûte le kilomètre courant de câble manufacturé, la moitié représente le prix d’achat de l’âme et l’autre moitié le prix de l’enveloppe protectrice. Si l’entrepreneur assume tous les risques d’immersion et qu’il échoue, il va perdre non-seulement les matériaux achetés et mis en œuvre, les frais de transport avancés et son bénéfice légitime, mais encore la valeur du fil conducteur, qu’il n’a fait qu’acheter chez le fabricant. Ce serait une œuvre trop aléatoire ; ses risques doivent être limités à la perte de son bénéfice et de sa main-d’œuvre, soit environ 500 fr. par kilomètre. Engager davantage la responsabilité de l’entrepreneur, c’est se faire assurer par lui, et cette assurance trop élevée n’est pas prudente parce que l’assureur n’a pas, en pareil cas, plus de ressources que l’assuré contre les sinistres, et que l’intérêt des deux parties est en certains points opposé. D’ailleurs, quelle que soit l’étendue de cette garantie, elle ne peut être prolongée indéfiniment. Il paraît rationnel d’en fixer la durée à un mois après l’immersion. Ce délai est largement suffisant pour qu’un défaut résultant de la mauvaise fabrication ou de la pose ait eu le temps de se déclarer, et d’autre part il n’est pas assez long pour que l’exploitation ait pu modifier sensiblement l’état électrique du conducteur.

En se réglant sur ces principes, on peut adopter deux modes différens de traités. Si la compagnie concessionnaire veut limiter le plus. possible sa participation, elle achète l’âme et la livre à l’entrepreneur dans un certain état électrique dont celui-ci est responsable pendant les travaux ultérieurs. La forme, la nature et les dimensions de l’enveloppe protectrice sont débattues entre eux ; ici, en effet, l’entrepreneur doit avoir voix délibérative, car la réussite dépend du modèle adopté. Puis il est libre de faire fabriquer le câble comme il l’entend, d’employer pour l’immersion les moyens qu’il juge convenables; mais l’ingénieur et l’électricien de la compagnie le suivent pas à pas, et, sans avoir jamais le droit de prescrire aucune disposition, ils ont cependant le droit d’opposer leur veto sur tout ce qui leur paraîtrait de nature à compromettre le succès. Ainsi leur contrôle se porte sur l’état électrique du conducteur pendant chaque phase de la fabrication, sur la qualité des matériaux adoptés pour l’enveloppe, sur l’emmagasinement du câble dans les ateliers, à bord du navire, enfin sur les engins employés pour l’immersion. Il va sans dire que la compagnie a fixé, avant la conclusion du marché, les dimensions de l’âme qui lui paraissent propres à donner une vitesse de transmission convenable, et qu’elle a fait étudier le tracé de la ligne, en sorte que l’entrepreneur ne traite qu’en connaissance du profil de la mer, de la nature du fond et de la distance réelle à franchir. À ces conditions, sa responsabilité peut aller jusqu’à perdre ses frais de main-d’œuvre et ses bénéfices dans le cas où une rupture se produirait pendant la pose.

Le traité peut être rédigé différemment. L’entrepreneur, fournissant sur facture l’âme et tous les matériaux de l’enveloppe protectrice, fait fabriquer le câble dans ses ateliers, sous le contrôle des agens de la compagnie. Il s’occupe en outre de préparer tous les engins nécessaires à la pose; il nolise les bâtimens, en justifiant des dépenses faites, qui lui sont immédiatement remboursées; puis il est rémunéré par des honoraires proportionnés à la dépense. S’il réussit, ces honoraires lui sont intégralement payés après le délai de garantie; s’il échoue, il les perd, et il est passible en outre d’une amende sur le cautionnement qu’on aura exigé de lui au début des travaux.

Quelles que soient les conditions du traité, il en est une qui les domine toutes, et que l’ingénieur, l’électricien et l’entrepreneur doivent également observer : c’est de n’omettre aucune précaution, si minime qu’elle paraisse. La plus légère négligence est un suicide, parce que le plus léger défaut peut être mortel. Ceci s’applique surtout à la pose, qui n’est praticable que pendant une courte saison. Il faut, sans hésiter, ajourner à la campagne suivante l’opération qui n’a pu être faite à l’époque de l’année la plus favorable.

L’industrie des câbles sous-marins, quoique bien nouvelle, a déjà pris une grande extension. La maison Rattier et Guibal, encouragée par l’administration des lignes télégraphiques, l’a introduite dans notre pays ; elle est arrivée à une fabrication courante de très bons câbles, de dimensions moyennes, immergés depuis quelques années sur notre littoral. En Allemagne, MM. Felten et Guillaume de Cologne ont fourni quelques conducteurs pour la traversée des fleuves et pour les côtes de la Mer du Nord. Leurs ateliers fabriquent à la fois l’âme et l’enveloppe protectrice. En Angleterre, où l’industrie est puissamment développée, le travail est divisé. Quelques manufactures, créées spécialement pour l’emploi du caoutchouc et de la gutta-percha, fournissent les fils conducteurs recouverts de matière isolante, entre autres la Gutta-Percha Company, connue depuis longtemps par la qualité de ses produits. La fabrication des câbles est achevée dans d’autres usines, parmi lesquelles nous citerons, comme les plus anciennes, celles de MM. Glass et Elliot à Greenwich Henley à Woolwich, Newall et compagnie à Birkenhead, Siemens, Halske et compagnie à Londres. Il faut toutefois observer que la fabrication courante de ces établissemens ne comprend que des câbles de petite longueur. L’industrie des grands câbles est en quelque sorte intermittente, car ils ne peuvent être manufacturés d’avance; il doit y avoir le moins d’intervalle possible entre la confection et la pose. Cependant une usine bien installée produit aisément de 400 à 500 kilomètres de câble par mois. Un projet de ligne sous-marine étant arrêté pendant l’hiver, la fabrication a lieu pendant les premiers mois de l’année, et l’immersion peut se faire dès les beaux jours de l’été.

Tels sont les principes auxquels est soumise la télégraphie océanique, et notre exposé a dû faire comprendre la réussite des premières tentatives aussi bien que l’insuccès des grandes entreprises qui les ont suivies. On ne pouvait espérer que les progrès fussent plus rapides qu’ils ne l’ont été. On devrait plutôt être surpris des résultats considérables déjà obtenus qu’intimidé par quelques chutes. On peut tirer aussi de ces principes un encouragement et une leçon. Après avoir raconté les essais de communications lointaines, on était arrivé à conclure que la télégraphie océanique peut aborder sans crainte les distances et les profondeurs moyennes, mais que les grands espaces qui séparent les continens sont encore pour elle un obstacle sérieux, sinon insurmontable. La même conclusion ressort de l’étude scientifique des procédés que cette télégraphie emploie et des difficultés qu’elle rencontre. La théorie et la pratique marchent heureusement aujourd’hui du même pas. Il ne faut plus que perfectionner l’œuvre pour qu’il devienne possible de franchir toutes les mers : aussi nous avons la plus robuste confiance dans l’avenir de cette industrie. Nous espérons que l’époque n’est pas éloignée où, profitant d’une expérience chèrement acquise, elle étendra son invisible réseau le long de toutes les grandes routes commerciales du globe.


H. BLERZY.

  1. Voyez la Revue du 1er décembre 1862.