La Télégraphie océanique
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 44 (p. 930-959).
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LA
TELEGRAPHIE OCEANIQUE

III.
ESQUISSE DE GEOGRAHIE TELEGRAPHIQUE.

I. Annales télégraphiques, Paris 1838-1863. — II. The Electrician, a weekly Journal of telegraphy, London. — III. Report of the Committee of submarine telegraph cables, London 1861.

La télégraphie océanique n’a franchi jusqu’à ce jour que de faibles distances, si l’on tient compte de l’immensité des mers. Des procédés encore imparfaits, on a pu le reconnaître, en limitent la puissance et en contrarient le développement. Cependant il est permis de croire que, sous l’impulsion des grands intérêts politiques et commerciaux de notre époque, on verra se multiplier les efforts pour étendre le domaine de la télégraphie océanique. Il est clair que tôt ou tard la télégraphie doit atteindre toutes l’es contrées où s’exerce l’activité humaine, et que nous ne devons assigner à son action d’autres limites que l’étendue de notre planète. Le but qu’elle poursuit est d’établir des communications promptes et certaines entre tous les continens, entre les îles et les empires que séparent les vastes espaces de l’Océan ou les déserts terrestres. Il faut rattacher les colonies à la mère-patrie, relier les peuples entre eux ; il faut surtout et avant tout mettre en communication l’ancien et le Nouveau-Monde. Le réseau télégraphique ne sera complet qu’à l’époque où chaque matin la presse pourra répandre les nouvelles de Chine, du Mexique, d’Australie, arrivées la veille, de même qu’elle nous informe aujourd’hui des moindres incidens qui pendant les vingt-quatre dernières heures ont agité tous les coins de l’Europe. Nous sommes loin d’avoir atteint ce but ; mais quels progrès nous avons faits depuis quelques siècles et surtout depuis quelques années ! Déjà pour correspondre entre toutes les grandes villes de l’Europe, de Lisbonne à Saint-Pétersbourg, de Glasgow à Constantinople et Athènes, il suffit de quelques heures. Vers l’est, nous nous étendons à travers la Méditerranée jusqu’en Égypte. Au nord-est, une ligne se continue eh Sibérie et dépasse Tobolsk. Sur toute l’étendue de ce réseau, les dépêches s’échangent sans interruption. En un jour, deux jours au plus, les nouvelles se propagent d’une extrémité à l’autre de l’Europe.

Pour franchir l’Atlantique, les paquebots mettent de 9 à 12 jours, sauf les retards exceptionnels dus au mauvais temps. Communiquant à Queenstown (Irlande) et au cap Race (Terre-Neuve), pointes les plus avancées des deux continens, ils nous donnent des nouvelles d’Amérique en 7 ou 10 jours. New-York correspond télégraphiquement avec le sud jusqu’à la Nouvelle-Orléans, avec l’extrême ouest jusqu’à San-Francisco. Nous recevons quelquefois en 8 jours les dépêches de la Californie. L’Amérique du Sud est plus éloignée ; cependant par Lisbonne, dernier port de relâche des paquebots du Brésil, nous avons le courrier de Rio-Janeiro en 20 jours, de La Plata en un mois. D’autres lignes de paquebots desservent l’Amérique centrale et nous apportent les dépêches des Antilles en 15 ou 20 jours, du Mexique en un mois au plus, du Pérou et du Chili en 35 ou 40 jours.

Vers l’Orient, les lignes télégraphiques sont plus avancées. Grâce aux câbles sous-marins qui relient l’Égypte-à l’Europe, nous communiquons avec Bombay et l’Inde en 16 ou 20 jours, avec. Singapour et la Cochinchine en un mois, avec Shang-haï en 40 jours et enfin avec l’Australie, station extrême de la civilisation, en 50 jours environ. Ainsi en deux mois au plus l’Europe entière peut être informée des grands événemens qui surviennent dans ses colonies. Le monde entier est aujourd’hui, par rapport à l’Europe, ce qu’était, à la fin du siècle dernier, le bassin de la Méditerranée par rapport aux côtes de la Provence ; mais, nous avons honte de l’avouer, la télégraphie sous-marine est pour peu de chose dans la rapidité de ces communications lointaines. C’est à peine si çà et là quelques tronçons se trouvent en exploitation. Cependant elle seule est capable de donner des correspondances promptes, fréquentes, indépendantes du mauvais état de la mer et de la marche des paquebots. Les services de la télégraphie sont d’autant plus appréciables que les distances sont plus grandes. Dans un petit pays comme la Belgique ou la Hollande, elle devance à peine les chemins de fer. D’un continent à l’autre, elle va plus vite que le soleil, et ce ne serait pas un des moins étonnans résultats du câble transatlantique que de voir une dépêche partir à cinq heures du soir de Londres et arriver à New-York avant midi, le même jour. Les progrès de la télégraphie confondront les divisions légales du temps. L’électricité fera en un jour ce qu’avaient fait en cinq ans les compagnons de Magellan. Lorsqu’ils revinrent en Europe, ayant fait les première le tour du monde, ils avaient vu le soleil se coucher une fois de moins que leurs compatriotes.

Nous sommes encore éloignés de l’époque où l’électricité fera le tour du monde. Déjà néanmoins quelques projets grandioses, trop grandioses peut-être, ont sollicité l’attention du public. Le demi-succès du câble transatlantique de 1858 avait surexcité les espérances que les débuts de la télégraphie sous-marine firent naître en Angleterre. La communication n’était pas encore établie avec l’Amérique qu’on dressait déjà le tableau des lignes à établir et qu’on énumérait les avantages de toute nature qu’elles produisaient. « De Falmouth à Gibraltar, disait-on alors[1], il n’y a pas 1,000 milles de distance ; de Gibraltar à Malte, la distance est de 988 milles ; de Malte à Alexandrie, elle est de 815 milles ; de Suez à Aden, 1,310 milles ; d’Aden à Bombay, 1,664 milles ; de Bombay à Pointe-de-Galles, 960 milles ; de Pointe-de-Galles à Madras, 540 milles ; de Madras à Calcutta, 780 milles ; de Calcutta à Penang, 1,213 milles ; de Penang à Singapoor, 381 milles ; de Singapour à Hong-kong, 1,437 milles ; de Singapoor à Batavia, 520 milles ; de Batavia à la rivière des Cygnes, 1,500 milles ; de la rivière des Cygnes au détroit du Roi-George, 500 milles, et du détroit du Roi-George à la Terre-Adélaïde, 998 milles. De la Terre-Adélaïde à Melbourne et à Sydney, on aurait en peu de temps une communication télégraphique par voie de terre. De la baie de la Trinité (Terre-Neuve) aux Bermudes, la distance est de 1,500 milles ; des Bermudes à Inagua, 1,000 milles ; d’Inagua à la Jamaïque, 300 milles ; de la Jamaïque à Antigoa, 800 milles ; d’Antigoa à Demerara, par la Trinité, 800 milles ; d’Antigoa à Saint-Thomas, 227 milles : de la Jamaïque à Grey-Town, 1,000 milles ; de la Jamaïque à Belize, 700 milles. Tous nos établissemens, nos dépendances et nos colonies dans la Péninsule, la Méditerranée, l’Arabie, l’Inde, la Chine, l’Australie et l’Amérique, peuvent être reliés à l’Angleterre par des câbles sous-marins moins longs que celui d’Irlande à Terre-Neuve, et sans qu’ils soient en contact avec aucune autre grande puissance. Les seules dépêches intéressant la navigation, expédiées d’Angleterre à ces divers points et de ces divers points pour l’Angleterre, seraient d’une importance inappréciable pour les négocians, les armateurs et les marins ; les dépêches politiques seraient d’un prix infini pour les gouvernemens des colonies et pour le gouvernement central. Les escadres anglaises, répandues sur les divers points du globe, pourraient n’être que le dixième de ce qu’elles sont, si les îles britanniques et leurs possessions lointaines étaient enlacées par un réseau télégraphique. Lorsqu’on apprendrait par le télégraphe qu’un bâtiment de guerre est nécessaire aux Antilles, ce bâtiment pourrait s’y rendre d’Angleterre dans un temps plus court qu’il ne faut en ce moment pour détacher un navire de l’escadre des Bermudes. »

Il n’y a dans tout ceci qu’une esquisse rapide des travaux à faire, et on ne soupçonnait sans doute alors aucune des difficultés imprévues qui pouvaient surgir sur la route que l’imagination des écrivains anglais parcourait si rapidement. Les projets télégraphiques seraient infinis en nombre et surtout en étendue, si l’on enregistrait toutes les rêveries des hommes étrangers à la science. Nous ne pouvons nous intéresser qu’aux entreprises qui ont été conçues et étudiées par des savans initiés aux difficultés géographiques de même qu’aux obstacles scientifiques de ces opérations, et nous choisirons parmi ces projets ceux qui intéressent plus spécialement le monde politique et commercial.


I

Les projets qui ont pour but de mettre l’Amérique en communication avec l’Europe sont au nombre de quatre. En étudiant la configuration de l’Atlantique, les ingénieurs ont trouvé quatre lignes où la disposition plus ou moins heureuse des continens et des îles semble favorable à l’immersion de grands câbles sous-marins. La première part du Portugal[2], passe aux Canaries, à l’archipel du Cap-Vert et aboutit au Brésil. La seconde part également du Portugal et se termine à Boston en s’appuyant sur les Açores et sur l’île française de Saint-Pierre. La troisième va directement de l’Irlande à Terre-Neuve ; c’est le tracé qui fut essayé en 1858. Enfin la quatrième ligne traverse l’Atlantique vers son extrémité septentrionale, en profitant des terres à peine connues, l’Islande, le Groenland et le Labrador, qui avoisinent les régions polaires. Il faut discuter scrupuleusement chacun de ces projets pour apprécier les avantages et les inconvéniens qu’ils renferment. Toutes ces lignes, sans contredit seraient utiles, car les relations commerciales entre les deux mondes sont assez actives pour alimenter plusieurs conducteurs télégraphiques. Nous avons plutôt à examiner lequel est le plus praticable et d’une exécution plus facile.

Vers la fin de 1859, un rapport sagement conçu et laborieusement préparé par les soins du baron de Roujoux était adressé au ministre de la marine et des colonies, M. de Chasseloup-Laubat, au sujet de la création d’un réseau télégraphique dont nos principales colonies auraient été les points d’attache. En présence du mouvement si caractéristique de l’époque qui transformera le monde en un marché gigantesque au moyen des révolutions douanières et des lignes télégraphiques, l’auteur pensait qu’il fallait se préoccuper de faire tourner cette transformation au profit de nos possessions extérieures. Il suffit de jeter les yeux sur la carte de l’Atlantique pour être frappé du resserrement des côtes entre l’Afrique sud-occidentale et l’Amérique méridionale, et en même temps pour saisir l’intérêt immense que ce tracé présente pour la France et ses établissemens coloniaux. Au point de départ, en Europe, la France, dont le réseau télégraphique communique avec toutes les nations du vieux continent, et qui seule correspond par terre avec l’Espagne, devient l’intermédiaire obligé entre l’Europe et l’Amérique. Partant de là, le fil traverse l’Espagne et le Portugal, immerge au cap Saint-Vincent, atterrit à Madère, puis aux Canaries, de là au Cap-Blanc, où nous avons eu un poste que nous pourrions reprendre, et vient se raccorder à Saint-Louis à notre télégraphe sénégalien. Malgré l’énorme avantage d’économie que présente le trajet par terre, la situation politique du nord-ouest de l’Afrique ne permet pas d’arriver au Cap-Blanc ou à Saint-Louis par les côtes du Maroc et du Sahara ; d’ailleurs l’importance intrinsèque de Madère et des Canaries justifie en partie les sacrifices du parcours sous-marin. On voit que, dans cette première partie du trajet, la France devient le centre des relations internationales, et que ses communications avec la colonie du Sénégal s’établissent de la façon la plus utile aux intérêts de chacun.

Gorée, située à 200 kilomètres environ de Saint-Louis et au sud du Cap-Vert, est un point de relâche pour les navires qui viennent des Indes par le cap de Bonne-Espérance ; et sa rade est l’une des plus sûres de la côte d’Afrique. Cet établissement est déjà relié à Saint-Louis par une ligne télégraphique construite en ces dernières années. En face s’étend Océan-Atlantique, qui sépare l’Afrique de l’Amérique, une largeur de 3,100 kilomètres environ entre le Cap-Vert et le Cap-Saint-Roch, mer très profonde sans doute, car on n’y connaît que la petite île Penedo-San-Pedro, distante de 1,000 kilomètres du Brésil. Cet îlot, appelé Saint-Pierre par les uns, Saint-Paul par les autres, n’est connu que par des renseignemens incomplets et presque contradictoires. Les marins les mieux informés le représentent comme un amas de rochers dénudés, escarpés, sans végétation aucune, où la laine déferle avec fureur ; ce n’est peut-être que le sommet d’une montagne à pic s’élevant du fond de l’Océan.

Du Brésil ; il serait facile de remonter vers le nord en traversant le Para, les Guyanes française, hollandaise et anglaise ; puis, une fois parvenu aux Antilles, on rattacherait aisément les unes aux autres ces îles ; qui sont comme les anneaux d’une même chaîne. Au milieu de cet archipel, les distances seraient médiocres ; les atterrissemens seraient fréquens y et chacun d’eux féconderait un nouveau centre d’activité et d’industrie. On arriverait enfin à l’Amérique du Nord, bût un peu détourné de l’entreprise, après un parcours d’environ 13,000 kilomètres, dont plus de la moitié serait en câbles sous-marins.

Pour examiner les difficultés ; que rencontrerait dans ces parages rétablissement d’une ligne télégraphique sous-marine, il faut reprendre isolément les différentes sections de ce long trajet. Jusqu’au Sénégal, les distances des points d’atterrissement ne sont pas très considérables. Du cap Saint-Vincent à Madère, il y a 840 kilomètres ; de Madère à Ténériffe, 450 de Ténériffe au Cap-Blanc, 800 ; du Cap-Blanc à Saint-Louis, 540, en tout une longueur de 2,680 kilomètres fractionnée en quatre parties. Ces distances ne sont qu’approximatives ; elles varieraient en plus ou en moins, suivant que telle ou telle île paraîtrait d’un atterrissement plus facile dans les archipels intermédiaires. Voyons maintenant les profondeurs ; les sondages peu nombreux qui ont été faits paraissent plutôt exagérés que trop faibles ; Il paraît possible de se rendre directement du Portugal aux Canaries sans rencontrer des profondeurs supérieures à 2,000 mètres ; mais, si l’on veut toucher à Madère, il faut franchir en-dèçà et au-delà de cette île des vallées de 4 ; 000 mètres au moins. Des Canaries au Sénégal, on ne sort pas de la zone de 2,000 mètres. Tous ces sondages manquent de précision et n’ont été faits que par hasard. En cherchant bien, les hydrographes trouveraient sans doute les chaînes de montagnes sous-marines, à profondeur moyenne, qui relient ces archipels entre eux et avec la côte d’Afrique. Le point capital à constater est que l’on peut aller d’Europe au Sénégal sans franchir des distances plus grandes que les distances abordées avec succès par la télégraphie dans d’autres mers, sans descendre à des profondeurs supérieures aux profondeurs trouvées dans la Méditerranée. Entre le Cap-Vert et le continent américain, les renseignemens font défaut. Une seule ligne de sondages due à la marine des États-Unis indique, beaucoup plus au sud que la route projetée, une profondeur supérieure à 6,000 mètres. Cependant les marins anglais ne croient pas qu’il y ait plus de 5,000 mètres d’eau. Ce serait encore trop pour un câble télégraphique. Tant que l’on ne sera pas plus exactement renseigné sur la géographie de l’îlot Saint-Pierre ou Saint-Paul, il ne faut pas compter sur ce point pour diviser le câble en deux sections ; tout au plus peut-on espérer que la mer est moins profonde dans son voisinage. Dans l’état actuel de la science, ce serait assurément une entreprise téméraire de vouloir franchir la distance considérable qui sépare le Cap-Vert du cap Saint-Roch.

Considérée au point de vue climatérique, la ligne du Portugal au Brésil coupe l’équateur et traverse la partie la plus chaude de l’Atlantique, ce qui est un inconvénient pour la conservation des câbles jusqu’au moment de la pose. Par compensation, c’est pendant toute l’année une région paisible ; les ouragans des Antilles ne s’étendent pas si loin ; sur une partie du trajet règnent les calmes équatoriaux et les vents alizés, qui ne sont jamais assez violens pour nuire à l’opération de l’immersion.

Ainsi, en résumé, jusqu’au Cap-Vert, aucune difficulté plus grave que celles que l’on a rencontrées dans la Méditerranée, mais au-delà l’inconnu, peut-être des profondeurs trop considérables, à coup sûr une longueur de câble énorme, plus de 3,000 kilomètres. Et puis aborder le Brésil n’est pas une solution satisfaisante du problème de la télégraphie transatlantique. C’est l’Amérique du Nord et non l’Amérique du Sud qui mérite les sacrifices d’une grande ligne sous-marine.

Le second projet qui va nous occuper part du Portugal, touche aux Açores, à Saint-Pierre-Miquelon, et aboutit à Boston ou à tout autre point voisin du littoral américain. Moyennant un faible allongement de parcours, le point de départ pourrait être pris à Brest, et les Açores seraient reliées directement à la France. Ce projet est d’un intérêt éminemment français ; aussi la concession de cette ligne a-t-elle été demandée plusieurs fois au gouvernement. Il existe même un décret impérial, en date du 19 mai 1857, qui autorise M. Glower, représentant d’une compagnie internationale européenne et américaine, à faire atterrir sur la côte de France, près de Bordeaux, une ligne télégraphique sous-marine touchant au cap Finistère en Espagne, à Lisbonne, aux Açores, et aboutissant à Boston. D’autres compagnies se présentèrent plus tard avec des projets presque identiques. Malheureusement aucune d’elles ne put réunir les fonds nécessaires à l’entreprise, et toutes ces concessions sont en déchéance. La distance totale du Portugal à Saint-Pierre est par cette voie de 4,200 kilomètres, savoir 1,300 de Lisbonne aux Açores, 500 à travers l’archipel et 2,400 des Açores à Saint-Pierre. Cette seconde partie du parcours pourrait même être raccourcie de 300 kilomètres environ en substituant à l’atterrissement de Saint-Pierre, Hé française, celui de Saint-Jean, extrémité méridionale de Terre-Neuve. Dans ces conditions, ce tracé enlèverait encore à l’Angleterre le monopole des communications avec les États-Unis, et c’est probablement le motif pour lequel le projet dont nous parlons a été accueilli jusqu’à ce jour avec trop peu de faveur par les hommes qui se sont spécialement occupés de télégraphie sous-marine.

Entre le Portugal et les Açores, la sonde plonge dans une profonde vallée sous-marine qui peut avoir 700 à 800 kilomètres de longueur et 4,000 ou 4,500 mètres de profondeur au-dessous du niveau des eaux. Le sol se relève autour de l’archipel açoréen, dont les pentes paraissent très abruptes ; il redescend ensuite à 4,500 mètres, remonte en bas-fonds avec environ 1,000 mètres d’eau vers le milieu du trajet, retombe encore une fois à 4,500 mètres sûr une petite longueur, et se relève enfin pour former le banc de Terre-Neuve, qui occupe, au sud-est de cette île, une étendue considérable. Le terrain compris entre les Açores et Terre-Neuve forme donc deux vallées très creuses que sépare une chaîne de hautes montagnes dont le sommet est très rapproché peut-être de la surface des eaux. Il serait nécessaire de chercher sur le banc une ligne assez profonde pour que le câble ne pût être atteint par les ancres des bâtimens pêcheurs. C’est assurément une condition très favorable que la profondeur soit inférieure à 2,000 mètres sur les deux tiers de la longueur totale des Açores à Saint-Pierre. D’ailleurs la ligne dont il s’agit est située tout entière dans la région des alizés, et s’éloigne peu de la route suivie par les navires qui vont du Havre à New-York. Les ingénieurs et les marins anglais, dont ce tracé contrarie les intérêts nationaux, insistent vivement sur les inconvéniens que présenterait la nature volcanique du sol açoréen. Il paraît probable en effet que cette région est sujette à des perturbations fréquentes. Jusqu’en 1841, on avait conservé mémoire de soixante-dix tremblemens de terre éprouvés dans l’archipel, sans compter ceux qui n’auraient été sensibles qu’en pleine mer. De temps en temps des îles apparaissent, puis disparaissent subitement, comme s’il se produisait de fréquentes éruptions de volcans sous-marins. Les hydrographes ont observé que le niveau du sol de la mer varie fréquemment dans ces parages. En 1757, on vit sortir dix-huit îles du sein des eaux ; leur apparition fut précédée de tremblemens de terre ; la mer bouillonnait avec violence ; une colonne de feu, de fumée, de cendre et de pierre ponce s’élevait dans les airs. L’aspect général des Açores indique une origine volcanique ; on n’aperçoit que des rochers qui ont subi l’action du feu, des laves, ; des scories, des cratères de volcans éteints. Les côtes sont abruptes et présentent presque partout de hautes falaises. Les fonds sur lesquels les navires peuvent jeter l’ancre ont peu d’étendue, et la sonde rencontre tout autour des îles, entre les îles mêmes, des profondeurs de quelques centaines de mètres avec un sol rocailleux.

Voilà bien des dangers pour les câbles télégraphiques, qui sont si fragiles ; mais les phénomènes volcaniques ont été principalement observés entre les îles de Terceira et de Saint-Michel ; le reste de l’archipel, sans en être tout à fait exempt, n’y est pas à beaucoup près aussi sujet. Les neuf îles, qui sont groupées à quelque distance l’une de l’autre, s’étendent sur 300 kilomètres de largeur du nord au sud et 700 kilom. de longueur de l’est à l’ouest. Est-il croyable que cet immense espace soit simultanément affecté par des tremblemens de terre ? Il serait sans doute aisé de prévenir les accidens par un choix judicieux des points d’atterrissement, de manière à éviter les côtes où les volcans sont le plus à craindre. Ce serait d’ailleurs se tromper grossièrement que de limiter à la zone des Açores les dangers que les tremblemens de terre sous-marins font courir aux câbles. Il n’est pour ainsi dire pas un océan où quelque phénomène de même nature ne se manifeste. De nos jours, nous avons vu se former en 1831 l’île Julia au sud-ouest de la Sicile, Bogoslaw en 1814 dans l’archipel aléoutien. Les relations des navigateurs signalent des éruptions semblables autour de l’Islande, dans les îles de la Sondé, les Philippines et les Moluques, dans tout le grand Océan et jusqu’au Kamtchatka, c’est-à-dire dans toutes les mers et sous toutes les latitudes ; Nous sommes portés à croire que certains câbles de la Méditerranée ont été détruits par des tremblemens de terre. Les Anglais eux-mêmes reconnaissent que ces dangers ne sont pas spéciaux à la région qui nous occupe, et l’un d’eux proposait d’en préserver les conducteurs sous-marins en les suspendant à des balises au-dessus des bas-fonds suspects. À l’appui de ce moyen, qui semble peu praticable, le capitaine Belcher rappelait que, dans un voyage hydrographique sur les côtes d’Afrique, il avait attaché un signal de cette façon par 200 ou 300 mètres d’eau, et qu’il l’avait retrouvé intact au bout de trois ans et demi.

Quoi qu’il en soit, la nature volcanique des Açores est loin d’être, à notre avis, un obstacle sérieux à l’établissement d’une ligne télégraphique, et la ligne qui traverserait cet archipel présenterait plusieurs avantagés sur lesquels il est bon d’insister. L’immense largeur de l’Atlantique est divisée en deux portions. L’une, de 1,300 kilomètres, n’excède ni par sa longueur ni par sa profondeur les ressources actuelles de l’industrie. L’autre partie mesure 2,400 kilomètres de longueur, distancé bien considérable sans doute ; cependant le profil de la mer y est éminemment favorable, car les grandes profondeurs d’eau ont peu d’étendue, et le câble serait divisé en trois fractions à peu près égales par des bas-fonds que l’on pourrait sans doute atteindre en cas de réparation indispensable. Qu’un conducteur soit interrompu, il ne sera pas perdu en entier comme sur les autres lignes ; on le rétablira rien qu’en changeant la portion défectueuse. Si pour remettre en bon état le câble transatlantique d’Irlande à Terre-Neuve il avait suffi de remplacer 400 ou 500 kilomètres de fil, n’est-il pas évident que, cette réparation eût été promptement faite, et que le capital entier n’eût pas été englouti ?

En dépit de l’expérience du passé et de l’étude géographique de l’Atlantique, c’est encore par la ligne directe d’Irlande à Terre-Neuve que les Anglais veulent réunir télégraphiquement les deux continens. Nous avons raconté assez longuement l’entreprise malheureuse de 1858 pour qu’il ne soit pas nécessaire d’insister à nouveau sur les conditions d’établissement de cette ligne. Nous nous bornerons donc à signaler les nouvelles études dont elle a été l’objet et les efforts que quelques ingénieurs font en ce moment pour relever la confiance des capitalistes. En Angleterre, un tel projet, quelque aventureux qu’il paraisse d’abord, attire toujours l’attention du public, tant on apprécie les avantages que produirait l’exécution. On sait qu’il s’agit d’une longueur de 3,200 kilomètres avec des profondeurs d’eau de 4,500 mètres au plus.

Vers la fin de 1862, un bâtiment de la marine royale, le Porcupine, a été chargé d’opérer des sondages sur la route projetée d’Irlande à Terre-Neuve. Le but principal de cette expédition était, paraît-il, de chercher, au sortir des parages de l’Irlande, une pente convenable sur le sol de la mer, afin que le câble pût descendre doucement jusqu’aux fonds de 3,000 à 4,000 mètres sans être jamais exposé à rester suspendu entre deux rochers à pic. Le Porcupine a trouvé sur la côte de Galway (Irlande) un fonds d’atterrissement très convenable. Les ondulations du sol sont douces. Les hauteurs d’eau augmentent peu à peu, puis diminuent, parce que l’on rencontre un banc à 25 mètres de profondeur environ. À la suite de ce bas-fond commence une descente graduelle de 4,000 mètres répartie sur 20 kilomètres, c’est-à-dire avec une pente insensible. Les fonds sont formés de sable ; les rochers que l’on trouve auprès du rivage sont des blocs arrondis qui ne peuvent être dangereux pour un câble. Cependant cette exploration laisse encore planer bien des doutes sur la véritable nature et la conformation réelle du sol de l’Océan. Aussi la Société royale de géographie s’est-elle saisie de la question. L’un de ses membres, le docteur Wallich, a prétendu que les travaux télégraphiques ne peuvent réussir qu’à condition d’étudier le sol sous-marin avec infiniment plus de précision qu’on ne l’a fait jusqu’à ce jour. Suivant ce savant, il faudrait explorer complètement toute la distance de l’Irlande à Terre-Neuve au moyen de deux navires s’avançant parallèlement à 3 kilomètres l’un de l’autre et faisant des sondages à 8 kilomètres d’intervalle. Cette reconnaissance donnerait 700 cotes de sondage, occuperait deux bâtimens pendant cinq ou six mois ; mais il est indispensable de l’opérer avant que l’on se décide à dépenser encore une douzaine de millions pour une communication transatlantique.

Sans attendre la clôture de cette discussion plus théorique que pratique, une compagnie se forme pour reprendre l’œuvre avortée en 1858. Au lieu de diviser son capital en parts de 25,000 francs comme la première fois, elle émet des actions de 100 francs, qui seront à la portée de toutes les fortunes. Elle a déjà réuni, dit-on, plusieurs millions. Quoiqu’ils ne renoncent pas à l’espoir de servir à leurs actionnaires de gros dividendes, les promoteurs de l’affaire s’attachent surtout à lui donner l’apparence d’un grand intérêt national qui la distingue d’une spéculation ordinaire. « J’ai déjà, dit l’un d’eux, 1,400 livres sterling qui dorment au fond de l’Atlantique ; mais je ne puis ajouter qu’une chose, c’est que je vais en placer encore 500 de la même manière, et si chacun en faisait autant, l’entreprise réussirait. »

C’est assurément un spectacle curieux que l’activité avec laquelle nos voisins d’outre-Manche s’occupent de la télégraphie sous-marine. Les sociétés savantes et les meetings de négocians, les hommes politiques aussi bien que les ingénieurs et les marins, discutent les problèmes de cette grande industrie. Cette agitation est-elle sérieuse ? Sera-t-elle stérile ? On n’ose espérer un succès décisif, et néanmoins on ne peut croire à l’inutilité de tant d’efforts, car, lorsque l’opinion publique s’empare ardemment d’une question, c’est une loi du progrès social que le succès doit venir tôt ou tard.

Le dernier projet qu’il reste à discuter vient encore d’Angleterre, et assurerait aussi bien que le précédent une communication entre la Grande-Bretagne et les États-Unis indépendante des autres états du continent. Imbu de cette idée que l’excès de longueur des câbles est un obstacle insurmontable pour une exploitation commerciale à cause de la lenteur des transmissions, M. Shaffner a proposé de passer au nord de l’Atlantique, vers le 60° degré de latitude, où la Providence semble avoir semé des îles, l’Islande, le Groenland, comme gîtes d’étape de la véritable route télégraphique. La ligne qu’il projette part de l’extrémité septentrionale de l’Ecosse, touche aux îles Feroë, atterrit sur la côte orientale de l’Islande, traverse cette île de l’est à l’ouest, se continue en câble sous-marin jusqu’à la côte occidentale du Groenland, et se termine par un autre câble sous-marin qui aboutit au Labrador. Ce tracé, rendu curviligne en apparence par la déformation de nos cartes, est en réalité plus court que le trajet direct d’Irlande à Terre-Neuve ; il raccourcit de 500 kilomètres la distance de Londres à New-York. La profondeur de la mer diminue de plus en plus à mesure que l’on s’avance vers le nord. Les distances entre les points d’atterrissement ne sont pas très considérables. Malgré tous ces avantages, on s’effraie à l’idée d’aborder les contrées désolées et stériles qui bornent au nord l’Océan-Atlantique. Il semble impossible de traverser une mer de glace comme le détroit de Davis, de s’arrêter sur une terre volcanique comme l’Islande, ou sur un continent inconnu comme le Groenland.

La ligne télégraphique de l’Atlantique nord a été l’objet d’explorations consciencieuses pendant l’été de 1860. Le Bull-Dog, bâtiment à vapeur de la marine royale, fut chargé par le gouvernement anglais d’étudier le sol de la mer sur le trajet en question, en même temps que les chefs de l’entreprise envoyaient eux-mêmes un autre navire pour étudier les points d’atterrissement et les parcours terrestres. Les détails qui suivent sur les difficultés géographiques du tracé sont extraits des rapports publiés à la suite de ces expéditions.

Entre l’Ecosse et les Feroë, la distance est de 400 kilomètres et la profondeur maxima est de 460 mètres. Entre les Feroë et Beru-Fiord, sur la côte orientale de l’Islande, la distance est de 450 kilomètres et la profondeur de 1,200 mètres. Les glaces flottantes apparaissent rarement au sud-est de l’Islande, et la surface de l’eau gèle à peine pendant l’hiver. La côte est souvent couverte de brouillards pendant la saison d’été ; mais l’immersion du câble exige un temps si court que l’on trouvera les quelques, beaux jours nécessaires à cette opération. Entre l’Ecosse et l’Islande, la pose des câbles est donc facile : faible distance, faible profondeur ; le fond de la mer est un sable fin ; toutes les conditions favorables sont réunies.

L’Islande qui est une colonie danoise, a 400 kilomètres de largueur depuis Beru-Fiord, point d’atterrissement du câble du côté de l’Ecosse jusqu’à Reikiavik, capitale de l’île, située sur la baie de Fax, en face du Groenland. Le pays n’est pas désert : jusque dans les montagnes centrales, le voyageur rencontre un peuple doux et hospitalier. Quoique la contrée soit tout entière d’origine volcanique, les ravages des feux souterrains se bornent aujourd’hui à la partie sud-ouest, où se trouvent l’Hécla, le Katla, volcans en activité. On a même observé quelquefois des éruptions sous-marines au sud de l’Ile ; aussi les câbles télégraphiques doivent être éloignés de cette région suspectée.

En allant de l’Islande au Groenland, distance de 1,000 kilomètres environ, la profondeur croît régulièrement jusqu’à 2,500 mètres, maximum que l’on atteint à peu près à moitié distance ; mais la côte orientale du Groenland est bloquée par les glaces flottantes pendant toute l’année. Il faut doubler le cap Farewell et arriver sur la côte occidentale pour trouver un point d’atterrissement convenable. C’est là que sont établies les colonies danoises, Julianshaab, Frederickshaab, etc., qui servent de relâche aux bâtimens baleiniers. Le Groenland est une terre élevée, qui se termine au bord de la mer par des côtes escarpées, stériles, mouchetées de dépôts de glace. « Le Groenland, a dit l’amiral Ross, est la seule terré que les marins n’aperçoivent pas avec joie. » Cependant quelques vallées intérieures sont couvertes de verdure, d’où ce nom de terre verte, qui lui a été donné par contraste sans doute avec la désolation des contrées arctiques.

Du Groenland au Labrador, la distance est de 900 kilomètres et la profondeur ne dépasse pas 3,800 mètres. Le Labrador est aussi un pays stérile, qu’il faut traverser sur une longueur de 400 à 500 kilomètres pour atteindre le golfe Saint-Laurent et les premiers établissemens canadiens. En Islande, au Groenland et au Labrador, le thermomètre descend souvent pendant l’hiver à 20 degrés au-dessous de zéro. Ce climat sévère n’arrête pas les pêcheurs et les négocians qui ont en été des comptoirs plus au nord que les régions qu’on vient de traverser.

La rigueur du froid et la stérilité du pays ne sont pas encore les inconvéniens les plus graves pour l’établissement d’une ligne télégraphique dans ces parages. Ce qu’il faut craindre surtout, ce sont les glaces flottantes. Le Groenland est entièrement bloqué par les glaces pendant huit ou neuf mois de l’année. Ce n’est pas une congélation locale : ce sont des montagnes flottantes, des banquises détachées des glaciers de l’intérieur, ou bien des flots de glace provenant de la : congélation superficielle de la mer dans les régions polaires. Les banquises les plus élevées peuvent avoir une hauteur de 25 mètres au-dessus ; du niveau de l’eau ; quant à leur profondeur au-dessous, on ne peut l’évaluer avec exactitude : elle est certainement plus considérable ; aussi rasent-elles souvent le fond sur les côtes où elles s’échouent. Ces masses glacées s’éloignent du rivage sous l’action des vents et de la marée, et viennent se mêler aux grands courans arctiques, qui les entraînent vers des climats plus chauds. Les courans réguliers qui sillonnent les mers arctiques descendent du nord en s’inclinant vers l’ouest. Il en résulte que les rivages exposés à l’est sont plus longtemps bloqués, et même au Groenland la côte occidentale est seule abordable. Heureusement pour les navigateurs, les banquises n’ont pas une marche capricieuse, quoique leur arrivée et leur départ varient un peu suivant les années. Généralement le flot de glace double le cap Farewell à la fin de janvier et continue à passer jusqu’au milieu de septembre. À cette époque, la glace diminue peu à peu, et au milieu d’octobre la mer est redevenue libre. On peut compter chaque année sur deux ou trois mois favorables, soit pour la pose, soit pour la réparation des câbles.

Si, pour apprécier la valeur de ce projet, on met en comparaison d’une part les faibles profondeurs de la mer et les courtes distances des points d’atterrissement, d’autre part la rigueur du climat et les difficultés propres aux latitudes élevées, on est forcé de reconnaître que les dangers spéciaux aux contrées arctiques ne sont pas bien graves. À peine si l’on aura trois mois par an pour poser les câbles et les relever lorsqu’ils seront endommagés ; mais l’hiver est partout un temps d’arrêt pour les travaux de télégraphie sous-marine. Certains savans ont prétendu que l’aurore boréale, dont nous éprouvons parfois en France l’effet perturbateur sur les lignes électriques, serait un obstacle absolu aux transmissions dans les contrées où ce phénomène se produit avec toute sa puissance. Aucun fait positif ne justifie cette crainte. Plutôt que de voir l’activité des ingénieurs anglais se porter tout entière sur la communication directe d’Irlande à Terre-Neuve, on aimerait qu’une attention suffisante fût donnée à la ligne de l’Atlantique nord, ligne composée de plusieurs parties séparées qui pourraient fonctionner isolément. En cas d’échec, du moins la totalité du capital employé ne serait pas perdue.

En remontant l’Océan-Atlantique du nord au sud, depuis le Brésil jusqu’au Labrador, depuis l’Afrique centrale jusqu’à l’Islande, on, trouve donc quatre voies ouvertes aux entreprises télégraphiques. Il n’est pas un îlot sur cette vaste étendue de mer qui n’ait attiré l’attention des ingénieurs et suscité quelque projet. Cependant il faut reconnaître que les études des divers traces proposés sont encore trop imparfaites pour qu’une opinion décisive puisse être émise sur la valeur de chacun d’eux. Tous sans doute ont quelques avantages et présentent beaucoup de dangers. Il est surtout un inconvénient capital commun aux trois premiers, l’immense longueur des distances à parcourir sans point d’arrêt intermédiaire. Que si l’on s’étonnait de voir préférer la ligne directe, il faudrait remarquer qu’elle a été mieux explorée que toute autre, que la voie est tracée en quelque sorte par les tentatives antérieures, dont l’échec peut être attribué à l’inexpérience des hommes. En outre elle satisfera le mieux les exigences du commerce anglais. Il n’est donc pas surprenant que les Anglais y concentrent leur science et leurs capitaux. Noble exemple à suivre par les nations que leurs intérêts attirent dans d’autres régions de l’Atlantique.


II

La civilisation européenne s’étend vers l’orient aussi bien que vers l’ouest. Les Indes, la Chine et l’Australie n’ont pas pour l’homme d’état et le négociant un intérêt moindre que les deux Amériques. Il n’y a pas de grand Océan qui nous sépare de l’Asie, et le voyageur pourrait se rendre de Paris à Calcutta sans franchir une seule mer. Cependant les progrès de la télégraphie sont lents dans cette direction, et ne marchent pas en proportion des immenses intérêts commerciaux qui s’agitent dans cette partie du monde. Les contrées désertes, et les peuplades insoumises sont-elles donc un obstacle comme les profondeurs de l’Océan ? A l’origine de la télégraphie, on s’exagérait volontiers les périls que la malveillance fait courir aux lignes terrestres, et la protection dont elles doivent être couvertes. Il y a douze ans à peine que les fils sont sortis de l’enceinte des. chemins de fer. Aujourd’hui nous nous défions moins de ces dangers imaginaires, et nous abordons sans crainte les voies terrestres. Nous citerons les Américains, qui ont relié New-York à San-Francisco, malgré une distance de 4 ou 5,000 kilomètres à travers les solitudes du far west. Plus près de nous, Tunis communique télégraphiquement avec Alger à travers 800 kilomètres de montagnes, et ni les maraudeurs de la Kabylie ni les nomades de la frontière ne se sont montrés hostiles au fil qui porte la pensée.

Depuis la rupture des câbles immergés en 1859 et 1860 dans la Mer-Rouge et l’Océan-Indien, l’idée à prévalu en Angleterre de relier les Indes à l’Europe par une ligne principalement terrestre. Cette ligne, établie par le gouvernement ottoman, part de Constantinople, traverse l’Asie-Mineure, et descend la vallée de l’Euphrate pour aboutir à Bassorah, en passant par Sivas, Diarbekir et Bagdad. Sur ce trajet se greffera un embranchement dirigé vers Téhéran, afin de relier la capitale de la Perse au réseau européen. À partir de Bassorah, le gouvernement indien, qui n’a voulu concéder cette entreprise à aucune compagnie, va faire immerger un câble de 1,200 à 1,500 kilomètres de longueur, dont le second point d’atterrissement sera à Gwadel, sur la côte du Béloutchistan. Enfin, de Gwadel à Kurrachee, une ligne terrestre complétera le circuit. Tous ces travaux sont en voie d’exécution, et sont poussés avec une extrême activité. On peut donc espérer que la communication avec les Indes sera complète avant la fin de l’année 1863.

Cette ligne présente des garanties de durée incontestables, puisqu’elle ne comporte qu’une section sous-marine dont la longueur n’est pas exagérée ; mais on peut prédire à coup sûr que les transmissions échangées avec l’Inde par cette voie seront très lentes. Ce n’est pas une petite entreprise que de faire passer une dépêche de Paris à Constantinople à travers cinq ou six états dont chacun a ses procédés spéciaux d’exploitation. Puis, sur un parcours de plusieurs milliers de kilomètres, que de chances pour une interruption temporaire par un orage ou par tout autre accident ! Au fond, il importe peu, car, pour une distance si grande, le temps que le télégraphe gagne sur le courrier ordinaire est toujours considérable. Qu’une dépêche mette deux jours au lieu de deux heures pour se rendre de Calcutta à Londres, le résultat n’en est pas moins merveilleux. D’ailleurs les transmissions officielles des gouvernemens, les plus importantes de toutes, devanceront encore les transmissions purement commerciales, grâce au droit de priorité que les traités internationaux leur garantissent partout.

Les retards inévitables que les dépêches éprouveront en traversant l’Europe pour gagner l’Asie-Mineure seront atténués par la multiplicité des voies qui leur seront ouvertes. Déjà une compagnie s’est formée sous le nom de compagnie des télégraphes de la Syrie pour relier Alexandrie à Diarbekir par El-Arish et Beyrouth. Dans la Méditerranée, si bien connue, si bien sondée depuis quelques années, la télégraphie sous-marine s’étendra inévitablement, à mesure que les procédés se perfectionneront, car l’activité commerciale est grande sur tous ses rivages. Oran sera mis en communication avec Carthagène ; Tunis, où aboutit notre réseau d’Algérie, correspondra avec Malte ou Tripoli, qui n’en sont pas bien éloignés ; Athènes se reliera à Candie et à l’Égypte. Toutes ces lignes sont indiquées par les besoins actuels, et elles se compléteront mutuellement, s’assureront les unes les autres contre les chances d’interruption. Toutes ces entreprises sont dès à présent praticables, puisqu’il s’agit de courtes distances et de faibles profondeurs. Pour qu’elles réussissent, il ne faut qu’un peu de cet engouement qui a manqué jusqu’à ce jour dans notre pays aux projets télégraphiques, et de cette prudence qui garantit le succès en modérant une activité trop inquiète.

Le réseau télégraphique va donc s’étendre jusqu’aux Indes. Ce n’est pas assez. Au-delà de la Péninsule, il y a de vastes contrées que la civilisation européenne gagne peu à peu. Les stations commerciales sont encore peu nombreuses, mais combien plus le deviendront-elles à mesure que ces peuples s’assimileront mieux nos idées ! A ne citer que les principales, c’est Singapoor, à l’extrémité de la presqu’île malaise, sentinelle de l’extrême Orient ; Saïgon, Hong-kong et Shang-haï, Batavia et les îles de la Sonde, enfin l’Australie tout entière. En jetant les yeux sur une carte de l’Asie, le lecteur devinera bien vite, à l’aspect de ces côtes profondément découpées et de ces innombrables archipels, que les mers de la Malaisie, de la Chine et du Japon sont peu profondes. On dirait d’une mince nappe d’eau qui s’est répandue sur une plaine, en laissant émerger quelques parties culminantes. Certes, si la Providence avait placé sur les rivages de l’Europe un océan ainsi parsemé d’îles, il y a longtemps que la télégraphie sous-marine serait une science certaine ; mais nous sommes à quelques mille lieues de là, et les câbles sont encore des êtres si délicats, la pose et l’entretien demandent encore des soins si minutieux qu’il est permis de douter s’ils s’étendront sur tous ces parages avant que l’industrie de la fabrication se soit transportée elle-même sur les lieux.

C’est ici le moment de mentionner un mémoire publié vers 1860, par M. Vérard de Saint-Anne, sur un vaste projet de télégraphie universelle, projet conçu sur des bases gigantesques. L’auteur réunit d’abord le réseau européen au réseau indien par la voie qui a été décidément adoptée, c’est-à-dire la Turquie d’Asie, la Perse et le Béloutchistan. Puis il passe de l’Indoustan à Singapoor ; de Singapoor, il immerge des câbles ou établit des lignes terrestres de ville en ville, de colonie en colonie, touche la Cochinchine, aborde en Chine, au Japon, atteint enfin les Kouriles, les Aléoutiennes, et arrive à San-Francisco par l’Amérique russe. Entre la Californie et New-York, il existe une ligne aérienne. Il en résulte que Paris communiquerait avec l’Amérique du nord, non point à travers l’Atlantique, mais en faisant en sens inverse le tour de la terre. Au lieu de 75 degrés de longitude, il y en a 285 entre les deux points extrêmes du parcours. L’idée fondamentale de ce projet est la préférence donnée aux lignes terrestres sur les lignes sous-marines, partout où l’état politique et moral des populations le permet, et en outre la division des trajets sous-marins, lorsqu’ils sont inévitables, en sections de peu d’étendue ayant chacune un intérêt commercial suffisant pour subsister isolément. Aller directement de Londres à New-York, c’est, dit l’auteur, passer de Paris à Marseille, en négligeant Dijon, Lyon, Avignon et toutes les villes intermédiaires. Par l’Atlantique, il n’y a ni station commerciale à desservir, ni points intermédiaires qui puissent donner des recettes. Le nouveau plan suit au contraire la grande voie des relations politiques et commerciales ; chaque tronçon pourrait être établi et exploité indépendamment de tous les autres.

Nous ne contestons pas la justesse de ces idées générales, mais le mémoire dont nous parlons est conçu à un point de vue plus économique que scientifique ; l’auteur s’y montre plutôt diplomate qu’ingénieur. Ce n’est pas assez de tracer sur une carte les lignes imaginaires qu’il importe d’établir. Les explorations locales, l’étude approfondie des océans et des rivages, la topographie, l’ethnologie et la climatologie des contrées traversées sont les élémens indispensables d’un projet télégraphique. Nous avons quelque sympathie pour les rares écrivains qui essaient en France d’attirer l’attention sur l’extension si désirable de la télégraphie transcontinentale, et cependant cette vague énumération de travaux à exécuter rappelle involontairement le roi Pyrrhus qui ne voulait rentrer en Épire « qu’après avoir transfrété la mer Hyrcane, chevaulché les deux Arménies et les trois Arables. » Il importe de ne pas se faire illusion sur les difficultés d’établissement, d’exploitation et d’entretien que présente une ligne sous-marine, fût-elle courte, que présente même une ligne terrestre. Nous ne citerons qu’un fait à l’appui des réserves que nous faisons, et nous le prendrons précisément sur la grande route de l’extrême Orient que nous avons parcourue si rapidement. La ligne de Rangoon à Singapour doit rattacher ce dernier port, centre commercial de la plus haute importance, au réseau indien, et par suite à l’Europe. Elle ne traverse que des profondeurs d’eau peu considérables, quelques centaines de mètres ; sur son parcours, il existe un établissement anglais, Penang qui partagerait la distance ; elle intéresse la France par la Cochinchine, la Hollande par Batavia, et l’Angleterre par Hong-kong et l’Australie. Cependant la ligne de Rangoon à Singapour est1 projetée depuis quatre ans et n’est pas encore exécutée.

Le lieutenant-colonel Romanof, chef du service télégraphique de la Sibérie orientale, est auteur d’un projet qui présente une grande analogie avec le précédent, sauf que l’on y distingue le désir bien naturel chez lui de rendre la Russie l’intermédiaire des communications télégraphiques entre les deux parties du monde. On sait que le gouvernement russe crée en Sibérie une ligne qui dépasse déjà Tobolsk, s’étendra cette année jusqu’à Ifkoutsk et arrivera bientôt jusqu’à l’embouchure du fleuve Amour et jusqu’aux ports russes de la mer du Japon. Il est probable qu’en 1864 la communication sera complète entre la Baltique et l’Océan-Pacifique. Les tronçons de cette ligne qui sont en exploitation nous apportent depuis longtemps les nouvelles de Chine plus rapidement que les paquebots de l’Inde. C’est par là notamment que parvint en France la nouvelle de la. paix conclue avec la Chine en 1860. Les dépêches commerciales, sont transmises aujourd’hui par le télégraphe jusqu’à Omsk, réexpédiées par la poste à Kiachta, ville située sur les frontières chinoises, et envoyées de Kiachta avec la correspondance officielle par le courrier chinois à la mission russe de Pékin.

Lorsque les fils que l’on pose à travers la Sibérie seront en exploitation sur toute leur longueur, deux lignes aboutiront aux deux rives opposées du Pacifique, l’une communiquant avec Londres, Paris, Rome, Constantinople et toutes les villes de l’ancien continent ; l’autre en communication avec Boston, New-York, Philadelphie, Québec, la Nouvelle-Orléans, en un mot avec tout le nord du Nouveau-Monde. Entre ces deux stations télégraphiques extrêmes, il existe une vaste mer, l’Océan-Pacifique, qui mesure plusieurs milliers de kilomètres de largeur, mais qui se rétrécit vers le nord et forme le détroit de Behring. Souvent l’attention des ingénieurs s’est portée vers cet étroit espace, point unique à la surface du globe, où l’ancien et le Nouveau-Monde se rapprochent à se toucher presque. Souvent des projets ont été présentés au gouvernement russe en vue de réunir télégraphiquement ces deux côtes si rapprochées ; mais la nature des pays qui avoisinent le détroit de Behring, tant en Asie qu’en Amérique, est un obstacle insurmontable à la réalisation d’un tel projet. Un climat d’une rigueur excessive empêche qu’aucune construction puisse être élevée et entretenue dans ces contrées désertes couvertes d’une neige perpétuelle.

Plus au sud, et par conséquent sous une latitude plus clémente, on voit figurer sur les cartes une chaîne ininterrompue de petites lies, les Aléoutiennes, jetées, comme les piles d’un pont, entre les deux continens. Le Pacifique a dans ces parages 3,000 kilomètres de largeur, presque autant que l’Atlantique entre l’Irlande et Terre-Neuve ; mais, différence capitale, au lieu d’un vaste océan très large et très profond, nous ne rencontrons qu’une série de bras de mer. Quatre-vingts îles plus ou moins grandes découpent la surface du Pacifique en détroits dont le plus large a 350 kilomètres. Les Aléoutiennes s’étendent entre les 50e et 60e degrés, ce qui est à peu près la latitude de l’Angleterre ; cependant les influences climatériques étant différentes, la température y est plus froide que dans les îles britanniques ; la mer n’y gèle pas, quoique les glaces flottantes y descendent du pôle. Ces îles sont des volcans éteints ; elles sont rarement boisées. Quelques-unes sont habitées par un peuple indigène, les Aleutes ; d’autres servent de lieu de dépôt aux Russes et aux Américains. On ne peut songer à les traverser toutes, car il n’y a pas de bois, et la construction des lignes terrestres serait très onéreuse ; puis les atterrissemens seraient trop nombreux, et exigeraient un personnel de surveillance très considérable ; enfin plusieurs d’entre elles ne sont même pas habitables, faute d’eau potable. Le lieutenant-colonel Romanof propose onze points d’atterrissement intermédiaires, c’est-à-dire douze câbles de 130 à 600 kilomètres chacun, et d’une longueur totale de 3,300 kilom., depuis Petropavldsk au Kamtchatka jusqu’à la presqu’île d’Aliaska en Amérique. Une autre série de câbles serait posée entre cette presqu’île et Vancouver, par les îles de Schumagine, Kardiac, Sitka, de la Reine-Charlotte, et quelques autres plus petites, ce qui formerait une autre longueur de 2,400 kilomètres environ, pour aboutir à l’île Vancouver, qui est déjà reliée à San-Francisco. Du côté de l’Asie, il faudrait, pour arriver à Petropavlosk, soit suivre au nord les côtes de la mer d’Okhotsk, soit appuyer vers le sud, en traversant le Japon et les Kourilles. La plus courte de ces lignes aurait encore 2,000 kilomètres de longueur. En récapitulant, nous trouvons donc, pour aller de l’Amour à Vancouver, 2,000 kilomètres en Asie, 3,300 le long des Aléoutiennes, 2,400 en Amérique, total 7,700 kilomètres de lignes terrestres ou de câbles sous-marins, deux fois et demie la distance de l’Irlande à Terre-Neuve, à travers un pays désert, ou peuplé d’habitans hostiles, sous des latitudes où les Européens ne s’aventurent pas volontiers. N’y a-t-il pas dans ces conditions de quoi rebuter les ingénieurs ? Cependant il serait téméraire de juger cette ligne impraticable après l’approbation officielle qui lui semble accordée. En effet, le message du président des États-Unis au congrès, en date du 1er décembre 1862, s’exprimait ainsi sur ce sujet : « J’ai favorisé le plan de relier l’Amérique à l’Europe par un télégraphe transatlantique, ainsi que le projet de prolonger le télégraphe au-delà de San-Francisco, pour nous rattacher par le Pacifique à la ligne qui s’étend actuellement au travers de l’empire russe. » Situées en dehors des grandes routes du commerce, les colonies que la Russie possède entre l’Amour et la presqu’île d’Aliaska sont peut-être la portion du globe la moins connue. Peut-être ; aussi n’apprécions-nous pas à leur juste valeur les ressources qu’elles présentent et l’avenir qui leur est réservé.

Les travaux télégraphiques que M. Romanof poursuit en Sibérie, avec tant de courage et de persévérance, pour le compte du gouvernement russe, auront un résultat plus certain qu’une jonction problématique avec l’Amérique du Nord : c’est l’établissement de relations promptes et sûres avec la Chine. L’an prochain, nous dit-on, les fils arriveront jusqu’à Kiachta. De cette ville jusqu’à Pékin, il existe plusieurs routes par le désert de Gobi. L’une d’elles, qui est actuellement fréquentée par les Russes pour le transport des dépêches, devrait être préférée pour la construction d’une ligne terrestre. Elle aurait environ une longueur de 1,800 kilomètres, dont les deux tiers se trouvent dans un terrain pierreux et sablonneux, privé de bois, et habité seulement par des Mongols nomades qui se relèvent aux stations de la poste. On trouve en certains points de l’eau en abondance et des pâturages où l’on pourrait établir des stations pour les gardiens. De Pékin à Shang-haï, à travers l’empire chinois, les lignes télégraphiques s’établiront tôt ou tard, mi-parties terrestres et sous-marines. Nous finirons donc par avoir, dans un avenir peut-être assez rapproché, une communication continue de Londres à Shang-haï, ligne de 12,000 à 13,000 kilomètres, dont la moitié est déjà faite.

On ne voit pas sans regret qu’une communication télégraphique qu’il serait si pénible d’établir fût non-seulement exposée aux ravages des élémens, mais aussi abandonnée à la merci des hommes. Les premières paroles échangées entre les deux continens par le câble transatlantique de 1858 réclamaient la neutralisation des lignes télégraphiques. Le président Buchanan demandait que les fils conducteurs de l’électricité fussent respectés et que les transmissions fussent libres, même au milieu des hostilités. Certes les lois de la guerre seraient plus dures que jamais si elles autorisaient la destruction d’un câble et l’interruption de communications lointaines. Cependant la télégraphie électrique n’étant pas seulement utile aux relations commerciales et pacifiques, nous ne pouvons espérer que cette neutralisation sera consacrée par le droit des gens. La guerre fait de l’électricité son profit et par conséquent sa proie. « L’homme, disait à ce sujet un publiciste anglais, l’homme qui tient une corde, quelle qu’elle soit, s’en sert pour toutes ses affaires, surtout s’il est Anglais ou Américain. »


III

Nous venons de parcourir le globe à grands pas, en traçant du doigt sur une carte les étapes successives de la télégraphie. Peut-être sommes-nous tombés dans le défaut commun à tous les auteurs des projets qu’il importait de discuter. On ne peut toujours se mettre suffisamment en garde contre les entraînemens de la géographie. Sous cette influence, on arrive, comme le lecteur a pu le voir, à ne plus compter les kilomètres que par centaines ou par milliers ; on se préoccupe à peine des profondeurs de la mer, si importantes pour les lignes sous-marines, et des obstacles physiques, fleuves et montagnes, si redoutables pour les lignes terrestres. En y réfléchissant bien, l’homme n’est-il pas trop présomptueux quand il se propose d’étendre à la surface de la terre un fil qui restera muet, si les nations en guerre et les élémens ne le respectent ? Au sein de l’Europe civilisée, n’a-t-il pas suffi, il y a quelques mois à peine, d’une insurrection dans les Calabres pour interrompre les communications avec l’Italie méridionale, d’une tempête dans la Méditerranée pour isoler de nous l’Algérie ? La modération dans les projets et l’étude approfondie des lignes les plus urgentes serviront plus les intérêts de la télégraphie qu’une revue à vol d’oiseau des contrées qu’elle doit desservir. À ce titre, il convient d’arrêter encore notre attention sur les divers projets mis en avant pour réunir l’Europe et l’Amérique. Aucune communication n’est assurément plus importante, ni plus digne de préoccuper l’opinion publique. Chacun des tracés proposés offre, on le sait, des avantages spéciaux ; il a aussi des inconvéniens qui lui sont propres. On peut dire que chacun de ces tracés convient plus particulièrement à l’un des peuples formant le groupe qui s’en est occupé, la ligne de la Sibérie et des Aléoutiennes aux Russes, la ligne directe et celle de l’Atlantique nord aux Anglais. La France doit préférer la route des Açores ou du Brésil, et ses intérêts sont communs au Portugal et à l’Espagne.

Si nous laissons de côté les considérations politiques qui dictent ces préférences pour nous laisser guider par des motifs purement scientifiques, nous sommes arrêtés par l’imperfection de nos connaissances en orographie sous-marine. Nous ne sommes pas mieux renseignés sur le relief du sol de l’Océan que ne le serait un voyageur qui, traversant l’Europe en ballon au-dessus des nuages, ne verrait rien de la terre, et de temps en temps, à des intervalles de 30 ou 40 kilomètres, laisserait descendre un plomb de sonde. Ce voyageur pourrait passer au-dessus de la chaîne des Vosges sans en soupçonner l’existence ; la France ne serait pour lui qu’un plateau sans ondulation appréciable. Puisque l’observation directe, par les sondages, n’a fourni jusqu’à ce jour que des renseignemens insuffisans ou incomplets, la géologie ne pourrait-elle donner, par induction, •quelques résultats plus précis ?

Examinons donc le terrain que nous avons sous les yeux. Les montagnes terrestres s’élèvent presque toujours en pente douce depuis leur pied jusqu’à une certaine hauteur : cette disposition est souvent exagérée par l’accumulation des débris qui se détachent du sommet ; mais elle est une conséquence naturelle des soulèvement géologiques qui ont bouleversé le sol. Plus haut, les flancs deviennent plus rapides ; ils sont abrupts ou découpés en gradins. Vers le sommet, les escarpemens sont à pic ; les cimes sont pour ainsi dire taillées à coups de hache. Cependant les sommets terminés en pointes aiguës, qui caractérisent les terrains primitifs, n’apparaissent que dans les chaînes très élevées, comme les Alpes, les Andes, l’Himalaya. Lorsque les montagnes sont d’une hauteur médiocre, lorsque le soulèvement qui les a produites a été en quelque sorte incomplet, les crêtes sont formées de terrains calcaires et conservent une forme arrondie. Les Vosges, le Jura, et même les Pyrénées, offrent cette apparence. On remarque encore que les pentes sont rarement égales sur les deux versans d’une chaîne ; le Jura, par exemple, a des pentes très douces vers la France et abruptes vers la Suisse ; les Andes descendent plus rapidement du côté de l’Océan-Pacifique. Le faîte de la chaîne est une ligne plus ou moins onduleuse dont l’élévation varie prodigieusement : ici quelques centaines, là quelques milliers de mètres au-dessus du sol de l’Océan, et lorsque deux massifs se rencontrent, la partie qui leur est commune présente une élévation subite plus considérable que partout ailleurs. Les vallées, dont le fond et les flancs n’offrent que des pentes douces, si les montagnes sont peu élevées, sont au contraire étroites, profondes et à parois escarpées dans les grands massifs ; ainsi, dans les hautes régions de l’Asie centrale, on trouve des fissures verticales de 1,500 à 2,000 mètres de profondeur, et fréquemment si étroites que quelques blocs roulés en travers forment des ponts naturels. Il faut enfin observer que certaines contrées (le Mexique en est un exemple remarquable) s’élèvent peu à peu et par plateaux successifs depuis le sol de la mer jusqu’à une grande altitude.

Or, si tels sont les principaux linéamens de la partie de la croûte terrestre exposée à nos regards, il est naturel de supposer que le relief accidenté des continens se conserve sous les eaux et que le fond de l’Océan est irrégulier comme la surface découverte que nous habitons. Appliquons donc à l’étude du sol marin les connaissances que nous avons acquises par l’examen du sol terrestre. Au-dessous des flots, il doit y avoir des montagnes à pentes douces vers le bas, escarpées vers le sommet ; les îles et les écueils en sont les points culminans ; les archipels dénotent de grandes chaînes qui se rencontrent en plusieurs points. Il y a aussi des crêtes arrondies qui ne peuvent atteindre la surface et correspondent aux bas-fonds de l’Océan, des lignes de faîte ondulées qu’on n’aperçoit pas, des vallées larges et faiblement inclinées qu’on prend pour des plaines, des crevasses, des échancrures verticales a parois escarpées, des plateaux qui s’étagent pour descendre de terrasse en terrasse depuis le bord de la mer jusqu’aux plus profonds abîmes. Au dire des géologues, les chaînes dont la direction- est parallèle, telles que les Pyrénées et les Alleghanis, les Alpes principales et l’Himalaya, sont contemporaines d’un même âge de la terre et ont été produites par un même soulèvement, quoique situées sur des continens différens. N’est-il pas probable qu’elles sont réunies par des chaînes sous-marines dues aux mêmes causes, et que l’on retrouverait en prolongeant sous les eaux les lignes idéales de soulèvement ?

Pour mieux apprécier encore ce que doit être le relief du sol marin, supposons que la mer s’élève peu à peu au-dessus de son niveau actuel et envahisse les continens. À 1,000 mètres, l’Angleterre serait engloutie tout entière, et les îles britanniques se réduiraient à quelques récifs qui couronneraient les montagnes de l’Ecosse. La France aurait disparu, sauf quelques îlots dans les Vosges et le Jura, et un archipel de médiocre étendue dans les montagnes centrales de l’Auvergne ; les Pyrénées deviendraient une grande île ; les Alpes seraient un, petit continent. À 2,000 mètres, il n’y aurait plus au-dessus des flots que les massifs des Alpes et des Pyrénées ; la Corse, dont quelques sommets dépasseraient encore le niveau de la mer, serait transformée en trois ou quatre écueils très élevés. À 3,000 mètres, les Alpes et les Pyrénées se diviseraient en de nombreuses îles, et deviendraient des archipels ; puis, les eaux s’élevant encore, les espaces découverts se rétréciraient de plus en plus, et l’Europe entière disparaîtrait sous les flots. L’immense espace que recouvre l’Océan-Atlantique peut être considéré comme un continent caché dont nous découvrirons les formes en abaissant peu à peu, par la pensée, le niveau des mers. Les Açores, Madère, les Canaries, l’îlot San-Pedro, les Bermudes sont les sommités de ses plus hautes montagnes. Si l’on suppose que les eaux se retirent, à mesure que leur niveau descendra les surfaces sèches gagneront en étendue, lentement d’abord, puis d’autant plus rapidement que l’on atteindra les parties faiblement inclinées qui forment la base des montagnes. Les chaînes et les lignes de faîtes se découvriront ; les plateaux intermédiaires apparaîtront à la lumière du soleil, et l’Atlantique se divisera en plusieurs petites mers, en lacs séparés les uns des autres par les massifs de montagnes.

Ces idées ne sont pas nouvelles. Au siècle dernier, Ph. Buache[3] essayait, malgré l’imperfection des connaissances géographiques de l’époque, de reconstituer les chaînes qui forment la charpente du globe en se guidant sur terre par les sources des fleuves ou grandes rivières qui indiquent naturellement les plus hautes montagnes, et sur mer par les îles, roches, vigies, etc., que le marin découvre à la surface. De même que les versans intérieurs de l’Europe constituent trois bassins dont le fond est occupé par la Méditerranée, la Baltique et la mer Caspienne, de même Buache croyait deviner sous les eaux de l’Atlantique trois mers distinctes, séparées l’une de l’autre par deux chaînes de montagnes. La première de ces chaînes, située près de l’équateur, fait suite aux montagnes du continent africain qui s’abaissent vers l’Océan sur la côte de Sierra-Leone ; elle se montre au jour à la roche Penedo-San-Pedro, à l’île Fernando-de-Noronha, et se relève en Amérique au cap Saint-Roch, extrémité méridionale du Brésil. La seconde chaîne est plus au nord ; c’est la continuation du Djebel-Hoggar, qui traverse le Sahara. Elle plonge au cap Noun, forme par l’émersion de ses plus hauts sommets les archipels des Canaries, de Madère, des Açores, se manifeste plus loin, entre les Açores et Terre-Neuve, par un certain nombre de bas-fonds que quelques navigateurs ont signalés, et rejoint par Terre-Neuve le cap Sable de l’Acadie. Avant que l’on connût aucun procédé précis pour faire des sondages à de grandes profondeurs, Buache avait soupçonné que les régions comprises entre les chaînes sous-marines doivent être plus creuses que les régions situées sur l’alignement des archipels, et, à l’examen de la carte du bassin de l’Atlantique dressée par le commandant Maury, il est aisé de se convaincre que les vues de ce savant ne manquaient pas d’exactitude. Au sud de l’Asie, il reconnaissait de même un massif qui commençait à Madagascar et rejoignait l’île de Sumatra par Ceylan, en séparant la mer des Indes de la grande mer Australe. Dans l’Océan-Pacifique, il indiquait deux chaînes principales, l’une issue du cap Corrientes au Mexique et dirigée vers les Sandwich et les Mariannes, l’autre entre le Chili et l’Australie par les îles Chiloé et les nombreux archipels de l’Océanie ; mais nos connaissances orographiques sont encore trop imparfaites pour qu’il soit possible d’apprécier la valeur de ces suppositions.

S’il faut en croire les traditions consacrées par les plus grands génies de l’antiquité, ce n’est pas une vaine hypothèse de rechercher sous le niveau de la mer actuelle les traces d’un ancien continent. Le souvenir d’un peuple englouti dans l’Atlantique s’est conserve avec toute la gravité d’une narration historique. Il est question des Atlantes et de leur île en deux endroits de l’Odyssée. Hésiode et Euripide en font mention. Solon consacra les loisirs de sa vieillesse à composer une grande épopée sur les conquêtes des Atlantes que les prêtres égyptiens de Sais lui avaient racontées. Platon enfin a embelli de toutes les richesses de son style l’histoire de cette contrée disparue, et lui a consacré deux de ses dialogues, le Timée et le Critias. « Il y avait, au-devant du détroit que vous appelez les Colonnes d’Hercule, une île plus grande que la Libye et l’Asie. De cette île on pouvait facilement passer aux autres îles, et de celles-là à tout le continent qui borde tout autour la mer intérieure… Dans cette île Atlantide régnaient des rois d’une grande et merveilleuse puissance ; ils avaient sous leur domination l’île entière, ainsi que plusieurs autres îles et quelques parties du continent… Dans la suite, de grands tremblemens de terre et des inondations engloutirent en un seul jour et en une nuit fatale tout ce qu’il y avait de guerriers, l’île Atlantide disparut sous la mer ; aussi depuis ce temps la mer est-elle devenue inaccessible et a-t-elle cessé d’être navigable par la quantité de limon que l’île abîmée a laissé à sa place[4]… Les noms des premiers citoyens ont été conservés ; mais leurs actions ont disparu de la mémoire des hommes par la destruction de ceux qui leur ont succédé et par l’éloignement des temps, car, comme nous l’avons dit, il n’y a qu’une race qui ait survécu, c’est celle des habitans des montagnes, hommes sans lettres qui n’avaient conservé que les noms des anciens maîtres du pays et savaient très peu de chose de leurs actions[5]. » Rien ne manque à cette légende de ce qui pourrait lui donner un caractère de réalité, ni la généalogie des rois issus de Neptune, et dont le premier, Atlas, a donné son nom à l’île entière ainsi qu’à la Mer-Atlantique qui l’environne, ni la topographie minutieuse des villes où s’entassaient les richesses de plusieurs générations, ni la description séduisante de ces contrées fertiles en fruits délicieux et en innombrables animaux, où l’on voyait des plaines immenses et des montagnes qui surpassaient, à ce que dit la renommée, en nombre, en grandeur et en beauté toutes celles que nous connaissons.

Les commentateurs et les géographes ont interprété diversement la tradition de l’Atlantide que Platon nous a transmise. Les uns l’ont considérée comme une fiction poétique qui ne serait qu’un simple ornement littéraire, où bien comme une allégorie sur les phénomènes géologiques dont la terre a été le théâtre. Sans nier absolument le fait assez vraisemblable d’un continent enseveli, ils rejettent une légende vague et dénuée de preuves. D’autres, parmi lesquels on peut citer Mentelle, Tournefort, Buffon et Bory de Saint-Vincent, admettent volontiers que l’Atlantide a existé et s’est abîmée dans les flots à la suite d’un bouleversement du globe terrestre. Les vestiges de ce continent ne peuvent être cherchés que sur l’emplacement que Platon a désigné lui-même, c’est-à-dire en face du détroit de Gibraltar, et nous devons reconnaître que la configuration du sol marin dans ces parages s’accorde singulièrement avec la tradition. C’est précisément là que l’on voit émerger du sein de l’Atlantique les archipels des Açores, de Madère, des Canaries, du Cap-Vert, et cette foule de rochers, d’écueils, de bancs et de récifs dont la position incertaine fait le désespoir des hydrographes. L’Atlantide aurait occupé toute cette région et se serait rattachée à l’Amérique par les bas-fonds à grande profondeur que l’on rencontre en allant des Açores à Terre-Neuve. Il y a donc quelque fondement à chercher les hauts plateaux et les chaînes de montagnes de ce continent disparu pour y déposer les câbles destinés à rattacher les deux parties du monde. Les lignes télégraphiques qui s’appuieraient sur les sommets apparens de l’antique Atlantide rempliraient un double but : elles relieraient à l’Europe quelques-unes des principales colonies de la France, de l’Espagne et du Portugal, et elles nous mettraient en correspondance avec les États-Unis. Il faut donc examiner quel pourrait être le tracé de ces lignes.

En partant de Lisbonne, du cap Saint-Vincent ou de tout autre point à déterminer sur la côte occidentale de la péninsule ibérique, on relie d’une part les Açores, de l’autre Madère, puis les Açores à Madère, afin d’avoir deux lignes indépendantes l’une de l’autre et aboutissant à des îles différentes dans l’archipel des Açores. On réunit de même par un triangle le Portugal, Madère et les Canaries, par un autre triangle les Canaries, les îles du Cap-Vert et le Sénégal. Dans l’état actuel de la science et de l’industrie, ces opérations n’ont, pour ainsi dire, rien d’aléatoire, car les distances ne sont pas excessives, et les grandes profondeurs sont de faible étendue.

Ce réseau aurait 7,500 kilom. de longueur, et coûterait environ 15 millions de francs. Il desservirait les Açores (250,000 habitans), Madère (100,000 habitans), l’archipel du Cap-Vert (50,000 habitans) qui sont des dépendances du Portugal, les Canaries (200,000 habitans), dépendance de l’Espagne, le Sénégal, dont l’importance commerciale et politique s’accroît chaque jour. Toutes ces colonies ont des relations nombreuses avec l’Europe et attirent plus volontiers que les régions glaciales de l’extrême nord. Quelques-unes de ces lies sont surtout à considérer comme points de relâche. Les paquebots du Brésil s’arrêtent à Saint-Vincent, dans l’archipel du Cap-Vert, et n’abandonneront ce port que pour faire escale à Gorée. Ténériffe, la principale des Canaries, est sur la route du Mexique, les Açores sur la route des États-Unis. Les steamers et les navires de toutes les nations prendraient bientôt l’habitude de relâcher devant ces îles pour y attendre les nouvelles d’Europe et d’Amérique. Les communications avec le sud, le centre et le nord du Nouveau-Monde gagneraient moitié du temps qu’elles emploient aujourd’hui pour traverser l’Océan-Atlantique.

D’ailleurs il est probable qu’une étude sérieuse des espaces compris entre le Cap-Vert et le Brésil, ainsi qu’entre les Açores et Terre-Neuve, ferait promptement découvrir des fonds convenables pour l’immersion d’un câble. Le tracé par les Açores serait sans doute préférable. Quoique la distance soit grande, il n’est pas douteux qu’elle puisse être franchie plus aisément que toute autre de même longueur, puisque nous rencontrons sur le parcours plusieurs bas-fonds qui permettraient au besoin de relever les conducteurs immergés. Les câbles n’ayant pas une durée indéfinie, il est d’un intérêt capital de les subdiviser en portions qui puissent être successivement remplacées. Les chances défavorables de l’immersion et les frais d’entretien sont diminués d’autant.

Peut-être les détails qu’on vient de lire sur les divers projets de télégraphie océanique auront-ils paru un peu minutieux. Ces détails cependant suffisent à peine pour motiver un jugement définitif, et les chiffres qu’il a fallu multiplier, quoique souvent incertains, étaient nécessaires pour donner quelque précision à cette critique. Sans plus nous appesantir sur des projets individuels que les inventeurs poursuivent avec plus ou moins de persévérance, nous essaierons, pour conclure, de résumer les faits acquis à la science télégraphique, d’indiquer la voie que le progrès semble suivre et les travaux nécessaires à son développement.

Et d’abord il faut combattre une erreur trop répandue, qui consiste à croire que les transmissions télégraphiques s’accomplissent avec une rapidité foudroyante. Nous ne voulons pas parler ici de la vitesse de l’électricité, qui est presque infinie, ni du temps qu’un signal emploie pour se rendre d’une station à une autre, de Paris à Marseille par exemple ; ce temps est si court qu’il est inappréciable. Dans les longues lignes sous-marines ou souterraines, le retard qui se produit par l’effet de l’induction est un obstacle sérieux à la quantité, et non point à la célérité des messages ; mais les nécessités de l’exploitation d’un grand réseau télégraphique ne permettent pas d’ordinaire qu’une dépêche se rende sans intermédiaire du lieu de départ au lieu d’arrivée. Les transmissions ne s’opèrent directement qu’entre les grands centres de population : ainsi, dans la direction de la Russie, de Paris à Francfort, de Francfort à Berlin, de Berlin à Saint-Pétersbourg. À chacun des points intermédiaires, la dépêche s’arrête et reprend son tour de passage au milieu de celles qui attendent. La somme de ces petits retards ne serait pas considérable, s’il ne s’y ajoutait les interruptions dues aux accidens et surtout aux influences météorologiques. Ces perturbations sont d’autant plus appréciables que l’espace parcouru est plus grand, Aussi regarderions-nous comme un beau résultat, lorsque la ligne de l’Inde sera terminée, que les dépêches de Calcutta parvinssent à Paris le lendemain de leur date. Ne demandons pas à la télégraphie plus qu’elle né peut donner.

Les perturbations qu’éprouvent les fils sous l’influence des phénomènes météorologiques sont un des inconvéniens les plus graves auxquels sont soumises les lignes télégraphiques terrestres ; il faut ajouter qu’elles exigent une surveillance et un entretien de tous les instans. Cependant il y a une tendance bien marquée à les préférer aux lignes sous-4narines, pour peu que le choix entre les deux soit possible. Le nouveau tracé du télégraphe des Indes en est un exemple. Ce n’est pas à dire toutefois que cette préférence soit absolue. Dans les conditions où la télégraphie sous-marine promet un succès certain, lorsque les distances sont courtes et les profondeurs faibles, les lignes sous-marines remplacent à leur tour les lignes terrestres. Ainsi le gouvernement italien vient de faire immerger un câble entre la Sardaigne et la Sicile, afin de compléter, par la Corse et la Spezzia, une communication entre Turin et Palerme indépendante des provinces napolitaines. Ceci, comme le câble de Toulon à Ajaccio, dont nous avons parlé ailleurs, donne assez bien la mesure de ce que peut faire la télégraphie océanique et des limites où la prudence la plus stricte peut avoir pleine confiance en ses procédés.

Sans contredit, il y a longtemps que l’industrie des câbles serait passée dans le domaine ordinaire de la pratique, si les mers.de notre planète avaient quelques centaines et non point quelques milliers de kilomètres entre leurs rivages opposés. Forcés que nous sommes d’accepter les conditions que la nature nous a imposées, il ne nous est pas permis de reculer devant les difficultés, et nous devons appuyer des entreprises, fussent-elles téméraires, qui éclaireront d’un jour nouveau les questions en litige. Vers l’Orient, la télégraphie s’étendra sans de nouveaux efforts, les résultats acquis lui suffisent : elle n’a plus qu’à s’imposer aux peuples qui ne la connaissent pas encore ; mais aborder l’Amérique par l’Asie orientale nous semble une entreprise plus chimérique, disons mieux, moins probable que de franchir directement l’Atlantique. C’est la traversée de l’Atlantique qui doit être l’objet de nos études, le but de nos travaux, et ce ne serait pas trop que du concours des savans de tous les pays et de l’encouragement des grandes nations maritimes pour arriver à cet important résultat.

C’est en France surtout que nous voudrions exciter en faveur de la télégraphie océanique un peu de cette ardeur qui surabonde au-delà de la Manche. Jusqu’ici le gouvernement a seul essayé d’établir des communications sous-marines, et la réussite des lignes de Corse et d’Algérie, qu’il a si vaillamment conduites, aurait dû entraîner les spéculateurs dans cette nouvelle branche d’industrie. Il n’en a rien été. En admettant même que les résultats financiers dussent être désastreux, n’y a-t-il pas un intérêt national à concourir au développement de la science, quand le but qu’elle veut atteindre est la vulgarisation de la plus merveilleuse découverte du XIXe siècle ?

Le concours financier des gouvernemens est indispensable aux compagnies de télégraphie océanique. Ce concours n’a jamais fait défaut aux projets sérieux, lorsque par le but qu’ils poursuivaient ou par l’autorité de leurs fondateurs, ils offraient de suffisantes garanties ; mais il est une aide non moins efficace qui a toujours manqué à leurs débuts : c’est l’étude préalable des tracés. Puisque l’orographie de la mer doit être la base de la télégraphie sous-marine, l’exploration des océans devrait être commencée depuis longtemps. Au moins faudrait-il étudier les routes où le besoin des communications télégraphiques se fait le plus sentir. Demander qu’une compagnie se constitue avant ces explorations indispensables, c’est proposer un chemin de fer dans un pays qu’on n’a jamais vu et dont on n’a même pas la carte.

Lorsque, l’Océan aura été sondé et que tous les élémens de la question seront sous les yeux du public, les travaux de télégraphie sous-marine se multiplieront-ils ? En dépit des lacunes de la science et des imperfections de l’industrie, nous l’espérons. Il a fallu jeter bien des millions au fond de la mer pour acquérir l’expérience que nous possédons aujourd’hui. Il faudra peut-être compter encore plus d’un échec et plus d’un sacrifice improductif avant que le réseau télégraphique s’étende aux continens lointains. Lorsque le but aura été atteint, on ne songera plus aux tentatives malheureuses. Pour le moment, il importe surtout d’encourager les hommes qui, par amour du progrès plus que par spéculation, travaillent à l’extension de la télégraphie. Nous nous estimerions heureux, si, en exprimant une conviction profonde, nous avions obtenu que l’attention des hommes d’état et des ingénieurs se portât sur leurs efforts.


HENRI BLERZY.

  1. Voyez le journal anglais auquel nous empruntons cette citation, le Daily-News.
  2. Lorsqu’on suit sur une mappemonde ou sur un planisphère le tracé des lignes télégraphiques sous-marines, il est impossible d’apprécier exactement les distances, parce qu’une surface sphérique comme celle du globe terrestre ne peut être représentée sur une feuille plane sans que les dimensions soient inégalement altérées. Le défaut de proportion entre les contrées dessinées sur une même page produit des illusions contre lesquelles l’esprit doit se tenir en garde. Les cartes à projection homalographique de M. Babinet, notamment son planisphère, évitent en partie cette cause d’erreur et permettent d’évaluer les longueurs avec plus de précision. Néanmoins la distance entre deux Iles éloignées ne peut être connue avec exactitude qu’autant qu’elle a été calculée par les formules mathématiques que les marins emploient.
  3. Voyez l’Essai de Géographie physique, où l’on propose des vues générales sur espèce de charpente du globe, composée de chaînes de montagnes qui traversent les mers comme les terres, dans l’Histoire de l’Académie royale des Sciences pour 1752.
  4. Platon, traduction Cousin, t. XII, Timée, p. 111.
  5. Ibid., Critias, p. 253.